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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.41 Les entreprises libérées ont elles une histoire : Est ce la fin de la féodalité managériale ? (1)


1.6 Tomas Bata (1876 – 1932): « Chausser la planète »

En 1894, Tomas Bata, issu d’une famille de cordonniers depuis 8 générations, crée un petit atelier de fabrication de chaussures avec son frère et sa sœur à Zlin en Tchécoslovaquie. Au départ, il s’agit d’une organisation familiale artisanale. Outre les fondateurs, l’entreprise fait travailler une équipe de 10 ouvriers qui travaillent à domicile. Très vite, l’entreprise familiale grandit pour atteindre en 1895 près de 10 salariés permanents et 40 ouvriers à domicile. Elle va connaître un développement rapide d’abord en fournissant l’armée austro-hongroise lors de la première guerre mondiale puis en répondant en masse au besoin des populations dans le domaine de la chaussure. Ce succès est lié à plusieurs facteurs conjugués :
- Une forte demande de la part des marchés en équipements domestiques et personnels ;
- Une automatisation de plus en plus grande d’une partie de la production avec l’utilisation de machines permettant le montage, l’assemblage des cuirs, les piqûres et coutures de finition et des tapis roulants avec avance commandée. Entre 1904 et 1911, Tomas Bata avait effectué deux séjours aux USA. Il y avait même travaillé comme ouvrier pendant quelques semaines et les principes du fordisme l’avait fort intéressé. Mais deux autres stages en Allemagne et en Angleterre lui avait permis d’en comprendre les limites, en particulier sur le plan de la motivation du personnel ;
- Une organisation de la production s’appuyant sur une planification des volumes de production définis par trimestre, par mois puis par semaine mais avec un système de gestion laissant aux ateliers et aux équipes une grande autonomie d’action ;
- Une stratégie prix très agressive : En 1922, devant la crise du pouvoir d’achat des populations des milieux populaires, il propose de baisser le prix de vente des chaussures de 50%. Cette décision n’est pas sans conséquences pour son personnel qui soutient cette stratégie en acceptant une baisse de salaires de 40%....en échange de primes sur les résultats ;
- Une politique sociale sécurisante : l’entreprise développe des pratiques avancées d’amélioration des conditions de travail et offre des conditions de vie plus dignes : des pavillons de deux à quatre logements pour les familles, des chambres pour les célibataires, des magasins, une école, des crèches, , des terrains de sport, une chapelle, un internat abritant des apprentis, un hôpital et même un aéroport privé ;
- La création d’un système de commercialisation au plus près des clients à travers l’embauche de plus centaines de colporteurs qui donneront lieu plus tard à la création de 4300 magasins dont 250 succursales répartis sur plusieurs continents (Europe, Amérique du Nord, Asie, Afrique) ;
- L’innovation, le design et la qualité des produits : Dès 1897, Bata va innover en lançant la première paire de chaussures en textile pour femme, la «Batovsly ». Ce modèle est particulièrement bien apprécié par celles –ci car jusqu’à présent elles devaient mettre des bottines à lacet assez compliqué à chausser. T. Bata ne veut pas seulement fabriquer des chaussures robustes mais aussi marier « le style avec le confort » en innovant en permanence sur les matériaux et le design. Chaque année, l’entreprise propose des nouveaux modèles qui séduisent la clientèle. Il met également en place un système d’amélioration continue de la qualité, directement pris en charge par les ouvriers eux-mêmes ;

- Un système de management innovant et responsabilisant : Tomas Bata mise sur l’initiative, les savoir – faire et la responsabilité des individus. Il éprouve d’ailleurs le besoin de le formaliser en écrivant un livre « Le savoir en action » où il présente en détail les méthodes qu’il préconise. Chaque atelier a une tâche complète bien déterminée dans le processus de fabrication. Il est assimilé à un service autonome, une entreprise dans l’entreprise défendant ses propres intérêts économiques. Il doit mettre en place une comptabilité spécifique créditant ou débitant les services voisins tour à tour fournisseurs et / ou clients. Le montant des factures doit tenir compte de la quantité mais aussi de la qualité des produits fabriqués. C’est delà que dépendent les bénéfices. Ceux –en ci sont le résultat des achats et des ventes internes réalisés. En jouant sur les procédés, les équipes peuvent réduire le prix de revient et en améliorant la qualité elles peuvent espérer mieux négocier le prix de vente interne. Le bénéfice résulte de cette différence. Quand il est positif, l’entreprise distribue des primes aux chefs d’équipe et aux ouvriers. Si le chef d’équipe reçoit deux fois plus que les ouvriers, c’est lui qui doit supporter la perte en cas de résultats négatifs en restituant une partie des primes de l’année antérieure. Un tel système incite les collaborateurs simultanément à l’autodiscipline et au contrôle collectif sur chacun des membres. « L’employé dont le rendement est insuffisant par sa faute ressent aussitôt dans son salaire, les effets de sa médiocrité. Le tableau de production et le travail en équipes constituent le meilleur des contrôles. Ceux dont dont la négligence et la mauvaise volonté réduisent le rendement de l’unité de travail sont réprimandés et, au besoin, éliminés par leurs propres camarades » (Devinar, 1930).

Dans cet univers, les « chefs » ont un rôle particulier. Ils ne sont pas là pour imposer de façon autoritaire leur point de vue. Ils sont formés pour faire participer les salariés à la résolution des problèmes. Il a donc essentiellement un rôle de tuteur. Il est là pour encourager l’initiative et pas pour exercer une domination sur ses collaborateurs. Sur ce point T. Bata a des convictions bien arrêtées : « C’est en nous-mêmes et dans nos responsables qu’il faut voir le principal obstacle à notre système. Ces derniers sont d’autant plus gênants qu’ils occupent une position moins importante et craignent de la perdre. Le désir de se rendre irremplaçable est un levier du progrès, mais l’envie de le demeurer est un frein. «Un directeur ou un responsable incompétent jette toujours des regards jaloux à ceux qui l’entourent et s’arrange pour écarter celui qui serait susceptible de s’élever pour le remplacer. Un directeur ou un responsable compétent s’essouffle au contraire à chercher et à former ceux qui pourraient lui succéder, sachant qu’on aura besoin de lui à un niveau plus élevé, dès qu’il aura un remplaçant valable pour son poste actuel ». T. Bata va même plus loin en encourageant les salariés de premier ligne à ne pas se soumettre en cas de transgression : « Un homme compétent qui prend son travail à cœur ne s’arrête pas devant l’écriteau « Entrée interdite » sur la porte de son supérieur. Il entre en saluant poliment son directeur et lui fait comprendre que ce qui l’intéresse ce n’est pas qu’il reste assis à un bureau mais de l’aider dans son travail » (Ribeilles, ?).

En 1922, T. Bata devient Maire de Zlin. C’est l’occasion, pour lui, de s’engager pour le territoire qu’il s’efforcera de façonner pour accueillir le nombre croissant de salariés et de leurs familles. Entre 1923 et 1932, la ville passera de 5000 habitants à 37000.

Bata fait appel aux meilleurs architectes (dont Le Corbusier) pour aménager la ville en cohérence avec les valeurs qu’il souhaite promouvoir dans sa firme. Il veut récompenser « le travail acharné » de ses collaborateurs en les plaçant dans le meilleur environnement possible. Comme tous les entrepreneurs utopistes, il ne veut pas d’une réussite égocentrique mais « protéger la population de la misère et apporter le bonheur dans la vie des ouvriers (Bata, 2005).

Sans doute grisé par son succès, il se découvre une mission thaumaturgique : faire en sorte que chaque habitant de la planète ne marche pas pieds nus mais puisse accéder à la chaussure : « N’ayons pas peur de l’avenir. La moitié de la planète du globe va pieds nus et à peine 5% des hommes sont convenablement chaussés. Ceci nous montre que le peu que nous avons fait jusqu’à présent et la tâche immense qui attend tous les chausseurs du monde ». Sur ce point, T. Bata appliquera les théories de Ford. Si l’on veut que les pauvres puissent acheter les produits, il faut leur donner un travail rémunéré qui leur permette de le faire : « Les plus déshérités ont besoin de chaussures. Mais comment pourraient-ils en acheter avec si peu d’argent. Ces peuples ont besoin de travail. Avec l’argent gagné, ils pourront acheter ce qu’ils produisent. Nous devons les aider à travailler ». C’est cette conviction qui l’emmènera à créer des usines partout dans le monde jusqu'en en Asie, Indes et Afrique.

En 1930, l’entreprise se constitue en société anonyme et rachète un domaine de 580 hectares en Moselle pour y fonder son siège social qui deviendra pendant quelques temps, un véritable laboratoire d’innovations technologiques et sociales avec un nom qui résume l’enthousiasme et l’ambition des décideurs : Bataville.

Hélas Tomas meurt dans un accident d’avion en 1932. A cette date il laisse un groupe de 43 000 salariés qui fabriquent des millions de chaussures partout dans le monde. Fondamentalement entrepreneur, il aura œuvré toute sa vie avec passion et conviction. Pour lui, il y a trois valeurs essentielles à cultiver dans l’entreprise : Celle du travail, c’est par le travail qu’on peut transformer le monde ; celle de l’initiative car chacun a envie d’être dans l’action et enfin celle de la solidarité car une entreprise est avant tout une communauté humaine. A bien des égards, il a été en avance sur son temps …

Mais l’histoire de l’entreprise ne s’arrête pas là. T. Bata a su communiquer à sa famille les valeurs fondamentales qui l’animaient. Son fils Tomas Bata Junior, aidé par son oncle Jan, alors, lui succède. Ils continueront en l’amplifiant l’œuvre du père, non sans rencontrer eux aussi de nombreuses épreuves à dépasser.

En 1939, les troupes allemandes occupent la Tchécoslovaquie et réquisitionnent les usines du pays pour la fabrication d’armes. Les Bata fuient aux Etats Unis pour échapper à cette contrainte. En 1948, les communistes prennent le pouvoir et décident de bannir le nom de Bata pour le remplacer par la marque « Svit ». Tomas Bata Junior, bien résolu à perpétuer l’œuvre familiale décide de s’exiler au Canada pour fonder une nouvelle compagnie : La Bata Shoe Organisation. Il parvient à relancer l’entreprise tout en respectant les grands principes qui avaient fait la réussite de son père. Sous sa direction et celle de sa femme qui s’est associée à son aventure, l’entreprise vend plus de 300 millions de paires de chaussures chaque année et emploie plus de 80 000 salarié(e)s.

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