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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.41 Les entreprises libérées ont elles une histoire : Est ce la fin de la féodalité managériale ? (1)


Introduction : « Toute pensée est la pensée de quelque chose » (B. Husserl)

Depuis la publication du livre d'Isaac Getz (Liberté & Cie Co- écrit avec Brian M. Carney), présentant diverses entreprises ayant mis en place un type de management alternatif, le concept d'entreprise libérée n'en finit pas d'alimenter la rumeur, suscitant de fortes espérances dans les milieux du management, qu'ils soient académiques ou empiriques.

Les exemples très convaincants présentés dans cet ouvrage, comme Harley Davidson, Morning Star Gore, aux USA, Semco au Brésil, Le Ministère Belge de la Sécurité Sociale en Belgique, Chronoflex, Poult, Sol, Favi, en France, etc..., pour ne citer que les plus connus, nous amèneraient à penser qu'une nouvelle forme radicalement différente de manager les collaborateurs serait en train d’émerger. Un mouvement s’est même constitué pour favoriser sa diffusion: le MOM. (Mouvement pour l’Organisation et le Management du XXIème siècle).

Comme leur nom l’indique les entreprises libérées tentent de remettre en question un certain nombre de principes qui surdéterminent la relation de travail. En quelques mots, il s’agit de remettre en question la manière traditionnelle qu’a eu le pouvoir de circuler dans l’entreprise en donnant plus d’autonomie aux acteurs et en leur faisant confiance sur leur capacité à prendre des responsabilités « augmentées » (Desjonqueres, 2014).

Le mouvement suscite des espérances fortes, mais cette exaltation n’est pas sans interroger les observateurs attentifs qui suivent à la trace depuis longtemps les modes managériales, qui se sont succédé au fil du temps. Les promoteurs de cette philosophie, en effet, citent rarement les théories ou les auteurs qui les ont inspirés comme si, ce mouvement était né de lui – même, s’était d’une certaine façon auto-engendré.

Pourtant les signifiés de l’histoire ont une épistémologie. Ils n’apparaissent pas de façon soudaine. Ils s’inscrivent dans un courant qui commencent par des ruissellements théoriques pour donner lieu ensuite à un fleuve qui se traduit en doctrine (Gilbert Durand, 2000). « Nos enfants croiront avoir de l'imagination, ils n'auront que des réminiscences". Cette phrase de Saint – Simon, père de l’industrialisme illustre la problématique que nous nous efforcerons d’explorer en tentant de retrouver les sources qui originent ce mouvement émergent porteur d’espérance pour l’avenir du travail.

Pour réaliser cette anamnèse nous nous proposons de revisiter 4 types de travaux : Les recherches réalisées par le sociologue Philippe Trouve sur les utopies d’entreprises, celles du CERAS sur la doctrine sociale de l’église, la philosophie de la personne fondée par Emmanuel Mounier, ainsi que les publications plus empiriques d’auteurs qui ont marqué la doxa managériale ces trente dernières années.

Ce travail de recherche ne prétend pas à l’exhaustivité tant le nombre et la diversité des sources d’inspiration sont nombreuses. Celles – ci, d’ailleurs, se sont révélées au fur et à mesure de la recherche. Si, au départ, nous avons commencé par des auteurs déjà repérés par d’autres chercheurs, nous avons pris le parti de nous concentrer sur ceux qui n’avaient pas fait l’objet d’une publication particulière dans les travaux que nous avions rencontrés.

En articulant sur un courant historique plus ancien, ce qui semble se présenter comme un nouveau « précipité mythique » (Gilbert Durand, 1996), il s’agira de montrer que le jeune mouvement des entreprises libérées a des fondements plus profonds que les présentations parfois romanesques qui en sont faites. Il est porteur d’une anthropologie essentielle que les approches gestionnaires pragmatiques ont sans doute par inconscience trop longtemps ignorée. C’est d’ailleurs peut – être cet enfermement dans le seul paradigme positiviste qui explique aujourd’hui les rêves de liberté qu’il réveille.

Nous nous appuierons également sur les hypothèses de Roland Barthes qui nous invitent à considérer avec prudence et intelligence les objets médiatisés de la « société du spectacle » (Debord 1967). Cela nous permettra d’explorer de quoi le signifiant « d’entreprises libérées » est-il le signifié ? Il est présenté avec trop d’emphase et suscite trop de fascination pour ne pas s’interroger sur les projections imaginaires dont notre désir le colore. On tentera, alors, de repérer, avec curiosité, quelles éventuelles idéologies se trouvent cachées derrière « les pantomimes surjouées » (Barthes, 1970) des présentations qui en sont souvent faites. L’exercice est délicat car en manipulant l’objet, nous risquons de le détruire. Mais, comme nous le conseille Barthes, lui-même nous devrons le respecter. Il faudra pour cela « lui laisser tout son poids et le restituer encore mystifié ».

Dans cet article, notre recherche se concentrera essentiellement sur les sources philosophiques et idéologiques qui semblent souterrainement avoir inspiré cette émergence. Mais, chemin faisant, nous ne pourrons résister à la tentation herméneutique de faire quelques hypothèses sur ce qui s’exprime à travers elle.

1. L’apport des entrepreneurs utopistes

Les travaux de Philippe Trouve (2006, 2007, 2008) sur les utopies d’entreprise ont montré que ces conceptions, certes minoritaires, existent depuis longtemps.

i[1.1 Charles Fourier : Les entreprises sont des lieux de passion]i

C’est probablement François Marie Charles Fourrier (1772- 1837) qui, en France, théorisera le premier une forme d’organisation collective fondée sur le respect des passions des individus : les phalanstères.

Ses propositions partent d’une critique de la société industrielle naissante de l’époque. Son indignation repose sur le fait qu’on aliène les individus si on ne tient pas compte de leurs passions.

Pour lui chaque personne doit exister et œuvrer selon ses affinités. Il faut donc organiser la société en créant des communautés de personnes qui partageraient les mêmes passions. Ils appellent ces communautés « Les phalanstères » dont la vocation serait de rassembler 1620 personnes « réunies passionnément par identité de gout ».

Concernant la répartition des dividendes : 5 à 6/12e seraient alloués pour le travail, 4/12e pour le capital et 2 à 3/12e pour le talent. Chaque individu toucherait un revenu minimum garanti dès l’âge de 3 ans – moins le cout de services que sa présence aurait occasionné dans la communauté. Le solde positif ne serait distribué qu’en fin d’année, et seulement à leur majorité pour les mineurs. Il propose également la création de crèches pour enfants dans le but de libérer les femmes de la seule activité domestique.

Avec quelques mécènes fortunés, il tente de réaliser de son vivant la création de plusieurs communautés mais beaucoup périclitent du fait de disputes internes et de non - respect des prescriptions fondamentales qu’il avait édictées. Une seule cependant va rendre cette utopie concrète : c’est l’aventure de Jean – Baptiste André Godin (1817-1888).

1.2 Jean-Baptiste André Godin ou la création de la cité idéale

Inspiré par les théories de Fourrier, ce serrurier de métier ouvre un petit atelier de fabrication de poêles en fonte de fer pour lequel il a déposé un brevet(1840). Son invention rencontre un succès de marché qui lui permet de créer deux sites de production : l’un à Guise en France et un autre près de Bruxelles en Belgique.

Sensible aux idées de Fourier qu’il a découvert en 1842, il décide de mettre sa fortune au service du bien commun en créant autour de son usine de Guise, un espace social alternatif à la société bourgeoise capitaliste : le familistère. Outre des logements de fonction, des lavoirs et des magasins d’approvisionnements réservés aux ouvriers de ses fabriques, il crée une école obligatoire et gratuite, un théâtre, une piscine et une bibliothèque. Tous les salariés de l’entreprise ont accès aux mêmes avantages sans distinction de statut. Il met également en place un système de redistribution des revenus équitable entre tous les acteurs de l’entreprise. La construction du Familistère de Guise s'étend de 1859 à 1884. Au cours de cette période, l'activité de la manufacture se développe considérablement pour employer jusqu'à 1 500 personnes. Une expérience similaire sera également développée autour de son usine belge, à Laeken.

Dans cette histoire, il est à noter que Jean- Baptise André Godin a fait preuve d’une grande persévérance, animé par des convictions profondes, puisque déjà en 1855, il avait participé financièrement à la création d’un phalanstère au Texas animé par Victor Considérant, un économiste disciple de Fourier. Cet engagement lui avait coûté à l’époque près d’un tiers de sa fortune personnelle.

1.3 Robert Owen : seule la communauté socialiste peut faire grandir les individus

En Angleterre, pratiquement à la même époque que François Marie Charles Fourrier, nait Robert Owen (1771- 1758). Fils d’un quincailler et receveur des Postes, il se marie en 1797 avec Caroline Dale, la fille ainée du riche propriétaire d’un des plus grandes filatures de la région de Glasgow. Avec ses associés, il rachète la filature pour transformer radicalement son organisation et son management. Ces changements n’ont pas seulement pour but d’améliorer la productivité de ses usines ; c’est aussi l’occasion de mettre en œuvre ses convictions sociales. La période s’y prête d’autant plus que le secteur du textile connait une croissance économique exceptionnelle.

Il est convaincu avant l’heure que c’est la communauté qui détermine le comportement des individus plutôt que leur soi-disant personnalité. Si on veut donc bénéficier de leur engagement, il faut mettre en place des conditions de vie décentes, respectueuses et plus équitables. C’est ce qu’il fait sur le site industriel de New Lanark qu’il transforme en village coopératif. Il veut montrer à travers cette expérimentation la valeur de ses idées socialisantes. Il offre à ses employé(e)s des rémunérations plus importantes qu’ailleurs ; vantant le mérite des repas pris en commun, il crée l’équivalent des premiers restaurants d’entreprise ; il réduit le temps de travail, notamment des enfants à 10h 30 par jour ; il crée plusieurs écoles où chaque enfant peut bénéficier de soins vigilants et d’une attention bienveillante ; écoles qu’il transforme, le soir, en centres de formation, de dialogue et de loisirs pour adulte.

Il défend l’idée que la réussite se partage entre tous ceux qui y ont contribué et que c’est le bonheur qui conditionne la performance des salariés. Il la défend, dans toute l’Angleterre, avec une énergie sans faille et un prosélytisme acharné.

Son action génère une certaine notoriété auprès du gouvernement qui le sollicite pour proposer des solutions visant à réduire la misère et le chômage. Dans son rapport, il plaide pour la création de villages industriels de 1200 habitants au maximum au sein desquels les chômeurs pourraient assurer leur subsistance et contribuer à la prospérité du pays. Ses propositions sont largement inspirées de l’expérience qu’il mène à New Lanark qu’il cherche en fait à généraliser à l’ensemble du pays et pourquoi pas dans un deuxième temps au monde… « Le passage de l’ancien au nouveau système doit devenir universel »… Mais celles – ci ne reçurent pas un accueil aussi favorable qu’il l’aurait espéré. Il fut accueilli poliment mais son rapport fut enterré dans un tiroir !

Cependant, ces difficultés n’empêchèrent pas Robert Owen de continuer à diffuser ses idées. Entre 1817 et 1824, il voyage en Europe pour rencontrer un grand nombre de personnalités éminentes espérant obtenir des appuis pour la création de ces fameux villages industriels coopératifs. Mais malgré son extrême engagement, ses multiples tentatives échouèrent….

Mais décidément rien n’arrête notre homme ! Puisque ni l’Angleterre, ni l’Europe ne voulaient pas de ses idées, il irait aux Etats Unis. Dès son arrivée, en 1824, il y rencontre un accueil enthousiaste et fait des conférences dans tout le pays avec le même succès. Il recueille beaucoup d’argent ce qui lui permet de racheter la propriété de la communauté des Trappistes. La communauté comprenait un village et 30 000 arpents de terres cultivées. Il paye la somme de 30 000 livres sterling, hasardant une grande partie de sa propre fortune.

Il invite les « hommes travailleurs et de bonne foi de toutes les nations » à venir participer à la création d’une civilisation nouvelle : La New Harmony est officiellement crée le 1ier Mai 1825 avec près de 800 personnes. Malheureusement celle – ci dut se dissoudre après 7 tentatives de constitutions. L’échec a été interprété comme la conséquence d’une trop grande hétérogénéité des publics impliqués dans l’aventure. Il était difficile, en effet de faire coopérer, des intellectuels, issus de la bourgeoisie avec des « hommes et des femmes aux idées grossières, irréfléchies et extravagantes ou bien pis, des vagabonds qui voient dans la dernière hérésie l’occasion de gains pécuniaires ou, le masque commode d’une conduite immorale ».

Loin de se décourager Robert Owen part au Mexique pour négocier la concession d’un nouveau territoire mais le projet une fois de plus n’aboutit pas. Il continue alors ses pérégrinations aux Etats Unis puis revient en Angleterre tout aussi déterminé à changer la société.
Pendant son absence la société anglaise a beaucoup évolué et ces disciples ont largement diffusé ses idées en les enrichissant. Parmi ceux – ci, Williams Thomson publie notamment un livre qui marque l’opinion des salariés comme des patrons progressistes : « Enquête sur les principes de la distribution de la richesse ».

Des sociétés coopératives se sont créées réunissant des groupes d’artisans qualifiés. Elles commencent à se regrouper en fédération pour apporter du soutien et de l’aide à ses membres. C’est la naissance du mutualisme coopératif.

Pendant cette période, le mouvement coopératif envisageait de créer « une place de marché fondé sur l’échange des fruits du travail. Le principe de fonctionnement est simple : Chaque ouvrier, quel que soit son secteur, apporterait les fruits de son travail à la coopérative en échange de bons du travail basés sur l’estimation des coûts des matières premières et du temps nécessaire à leur fabrication. C’est l’invention, avant l’heure des systèmes d’échanges locaux mais imaginé comme toujours avec Owen à grande échelle. Hélas la crise de 1834 ne permit pas le développement du modèle.

L’idée d’un syndicat national rassemblant tous les ouvriers d’un même métier ou d’une même industrie fait aussi son chemin. Owen va mettre toute son énergie à sa fondation mais une fois de plus ses idées démesurément généreuses entraineront son éviction. Il voulait intituler ce nouveau syndicat Association unifiée britannique et étrangère du travail, de l’humanité et du savoir dans le but de réconcilier toutes les classes sociales dans tout le pays.

De 1835 à 1844, Owen publie deux ouvrages qui ont une audience limitée à ses disciples : « Le livre du nouveau monde moral » et « Les mariages célébrés par les prêtres du vieux monde immoral ». En 1843, son vieux rêve de communauté socialiste le reprend. Il récolte des fonds et loue à Queenwood 500 arpents de terre sur lesquels il construit de magnifiques habitations. Mais sa politique trop dispendieuse entraina la dissolution de ce nouveau mouvement. En 1845, Owen alla rejoindre ses fils aux Etats Unis où il continua avec la même ardeur à défendre sa position sur un mode de plus en plus messianique. Il meurt le 17 décembre 1858.

En dehors du développement économique de son entreprise, toutes les tentatives communautaires échouèrent. Owen a cependant un rôle déterminant en Angleterre dans la construction du mouvement ouvrier.
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Les similitudes entre les utopistes français et Owen sont nombreuses. Tous, en effet, considèrent que :
- L’homme est une fin et non un moyen ;
- Le travail est une source de bonheur ;
- La richesse doit être redistribuée de façon plus équitable ;
- La dimension communautaire doit l’emporter sur l’intérêt individuel ;
- L’ordre social doit être changé en instaurant des relations plus démocratiques dans l’entreprise.

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