
Face aux impasses du management néolibéral, marqué par l'injonction à la performance, la rationalisation des processus et une forme d'indifférence structurelle aux vulnérabilités humaines, la philosophie du Care propose une alternative éthique, politique et organisationnelle. Issue des travaux fondateurs de Carol Gilligan (1982) et de Joan Tronto (1993), elle invite à penser autrement les rapports au travail, à autrui et à l'organisation, en mettant au cœur des pratiques managériales la sollicitude, l'interdépendance et la responsabilité partagée. Loin d'une vision naïve ou angélique, le Care peut être conçu comme un paradigme critique et stratégique pour repenser les finalités du management.
1. Une éthique de la sollicitude appliquée au travail
Le Care repose sur la reconnaissance de la vulnérabilité humaine comme donnée ontologique et relationnelle. Dans le monde du travail, cela implique de revaloriser les dimensions invisibles de la relation, souvent marginalisées par les approches gestionnaires traditionnelles. Joan Tronto définit le Care comme un processus en quatre étapes : prendre soin (caring about), assumer la responsabilité (taking care of), apporter une réponse compétente (care-giving), et recevoir une réaction (care-receiving). Appliqué au management, ce cadre permet de penser le travail non seulement comme production de valeur, mais comme production de lien.
2. Redéfinir la posture du manager
Le Care appelle une transformation de la figure du manager. Celui-ci n'est plus le simple garant de la performance, mais devient le gardien de l'attention : attention aux équilibres relationnels, aux signaux faibles de mal-être, aux dynamiques d'inclusion. Cette posture exige un haut niveau de réflexivité, de capacité à arbitrer sans autoritarisme, et de mise en place de dispositifs de dialogue (cercles de parole, entretiens de sollicitude, espaces de discussion éthique). Il ne s'agit pas d'éliminer la conflictualité, mais de la ritualiser et de la rendre supportable, dans un cadre de confiance réciproque.
3. Vers une organisation soutenable et inclusive
Intégrer le Care dans les structures organisationnelles, c'est aussi transformer les modes de gouvernance, les indicateurs de pilotage et les dispositifs de reconnaissance. Cela suppose d'abandonner le dogme de la performance individuelle pour développer des logiques de capabilité (Sen, 1999), c'est-à-dire la capacité effective des salariés à faire et à être dans leur environnement professionnel. C'est aussi réintégrer les contributions dites invisibles (travail émotionnel, régulation sociale, entraide) dans les mécanismes d'évaluation et de reconnaissance.
4. Distinguer le Care d’un management naïf : une clarification nécessaire
La proximité sémantique entre bienveillance, écoute et attention peut parfois conduire à une confusion entre une posture de Care véritablement stratégique et une approche managériale naïve. Ce malentendu mérite d’être levé pour éviter toute dérive moralisante ou contre-productive. Une vision naïve du Care repose sur des intentions louables mais peu outillées, évitant les conflits, idéalisant le collectif, et valorisant la seule dimension émotionnelle des relations. À l’inverse, un Care managérial lucide et critique s’ancre dans la complexité du réel organisationnel : il reconnaît les rapports de pouvoir, articule soin et exigence, et inscrit les pratiques d’attention dans une logique de justice sociale et de performance soutenable. Il s’agit donc d’un Care réflexif et politique, non d’un managérialisme affectif ou culpabilisant.
5. Tableau comparatif : Vision naïve vs vision stratégique du Care
Dimensions | Vision naïve du Care | Vision stratégique et critique du Care |
Conception du manager | Manager empathique, chaleureux, proche de ses équipes, mais parfois démuni ou complaisant. | Manager réflexif, éthique, capable d'arbitrer, de réguler les tensions et d’assumer ses responsabilités dans la durée. |
Rapport au conflit | Le conflit est évité, perçu comme un échec relationnel. | Le conflit est reconnu comme nécessaire et intégré dans une dynamique de dialogue constructif. |
Vision de l’organisation | Communauté affective, où tout le monde s'entraide et coopère naturellement. | Espace de tensions et d’intérêts divergents, nécessitant des dispositifs pour construire des compromis justes. |
Usage du langage émotionnel | Langage émotionnel dominant, valorisation systématique de la bienveillance sans cadre. | Utilisation des émotions comme données managériales, intégrées dans une gouvernance éthique et responsable. |
Rapport à la performance | Secondaire ou mise à distance : « l’humain d’abord ». | Articulée avec le Care : performance soutenable, bien-être au travail, efficacité durable. |
Rapport aux inégalités | Invisibilisation des asymétries (genre, classe, statut), idéalisation du collectif. | Prise en compte des rapports de pouvoir et des formes d’injustices structurelles ; volonté de redistribution symbolique et concrète des ressources. |
Pratiques managériales concrètes | Gestes symboliques : écoute, attention, petits rituels... mais sans transformation des structures ni des outils. | Redesign des processus RH, gouvernance partagée, pilotage capacitant (cf. Amartya Sen), politiques inclusives et soutenables. |
Positionnement politique | Moralisme ou individualisme compassionnel. | Projet politique de justice organisationnelle, inscrit dans une transformation des normes et des finalités de l'entreprise. |
Certaines critiques récurrentes considèrent le Care comme une approche dépolitisé, infantilisante ou éloignée des réalités productives. Il est vrai que, mal compris, le Care peut être réduit à une morale douce, inopérante face aux tensions de l'entreprise. Mais une lecture lucide du Care, inspirée des écrits de Tronto et des apports de la critique sociale (Fraser, Paperman), permet de le reconfigurer comme un projet de justice organisationnelle. Le manager « care » ne fuit pas le conflit : il le prend en charge, dans une perspective de transformation des rapports sociaux au travail.
Le Care comme management de l'attention:
Plus qu'une mode managériale ou un supplément d'âme, la philosophie du Care engage une réorientation profonde du sens du travail et de l'action collective. En posant que le soin des relations, des environnements et des personnes est une finalité à part entière, elle permet d'imaginer un management de l'écoute, de la justice et de la soutenabilité. Un management de l'attention, où la valeur n'est plus seulement ce qui se compte, mais aussi ce qui se raconte, se relie et se soigne.
Le Care comme management de l'attention:
Plus qu'une mode managériale ou un supplément d'âme, la philosophie du Care engage une réorientation profonde du sens du travail et de l'action collective. En posant que le soin des relations, des environnements et des personnes est une finalité à part entière, elle permet d'imaginer un management de l'écoute, de la justice et de la soutenabilité. Un management de l'attention, où la valeur n'est plus seulement ce qui se compte, mais aussi ce qui se raconte, se relie et se soigne.
Bibliographie
- Gilligan, C. (1982). In a Different Voice: Psychological Theory and Women's Development*. Harvard University Press.
- Tronto, J. (1993). Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care*. Routledge.
- Tronto, J. (2013). Caring Democracy: Markets, Equality, and Justice*. New York University Press.
- Paperman, P. & Laugier, S. (dir.) (2005). Le souci des autres: Éthique et politique du Care*. EHESS.
- Fraser, N. (2011). Réinventer la justice: Pour une critique post-néolibérale*. La Découverte.
- Molinier, P. (2006). Le travail du care. La Dispute.
- Sen, A. (1999). Development as Freedom. Oxford University Press.
- Illouz, E. (2019). Les sentiments du capitalisme. Seuil.
- de Gaulejac, V. (2005). La société malade de la gestion. Seuil.
- Tronto, J. (1993). Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care*. Routledge.
- Tronto, J. (2013). Caring Democracy: Markets, Equality, and Justice*. New York University Press.
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- Molinier, P. (2006). Le travail du care. La Dispute.
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- Illouz, E. (2019). Les sentiments du capitalisme. Seuil.
- de Gaulejac, V. (2005). La société malade de la gestion. Seuil.