
Naturellement, affirmer ceci vaut précaution. Ce qui importe, comme pouvait le dire Lacan, dans ce qui se joue entre chacune et chacun, c’est ce qui est proprement articulé dans le discours de l’inconscient de chacun des acteurs. Or, si l’inconscient a affaire au désir, comme le précise Lacan, c’est à ceci près que les rapports, qui mettent en scène le désir — ce à quoi n’échappe évidemment pas la relation managériale — ne peuvent en aucune façon s’y inscrire.
La galaxie des singularités humaines
Ce qui se joue entre les femmes et les hommes qui font l’entreprise déborde toujours les mots, excède les procédures. Et c’est précisément là que réside toute la richesse du management : dans cette part irréductible d’humanité, de complexité, de singularité.
Car s’il est vrai qu’une part de l’être reste inarticulable — ce que le discours de l’inconscient, au sens de Lacan, travaille silencieusement — c’est précisément cette part qui donne toute sa substance à l’acte managérial. Le désir, moteur fondamental de l’être humain, irrigue aussi les relations de travail. Et le management, loin de vouloir et de devoir tout maîtriser, s’épanouit lorsqu’il apprend à composer avec cette dynamique des désirs, des attentes, des trajectoires.
Présentation de l'auteur
Diplômé de l'École supérieure des sciences économiques et commerciales, il est docteur en philosophie (Grenoble II), en psychologie (Paris IV) et titulaire d'une habilitation à diriger des recherches en sciences de gestion. Il commence sa carrière en tant que consultant en ressources humaines et en organisations en 1988 et fonde un cabinet de conseil dans ce domaine. En 1995, il intègre Grenoble École de management comme enseignant en recherche, puis en devient le directeur adjoint en 2004 avant d'en prendre la direction en juillet 2012 succédant alors à Thierry Grange. En 2022 il quitte ses fonctions de Directeur Général de GEM pour rejoindre le groupe IGS en tant que Directeur Général Adjoint et Directeur académique
Comment lire Lacan aujourd'ui ? (France Culture)
Bibliographie de l'auteur
- L’antimanagement, Paris, L’Harmattan, 1997 : critique radicale des approches traditionnelles du management ResearchGate+15Wikipédia+15Eyrolles+15.
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Cybergagnant : technologie, cyberespace et développement personnel, Maxima, 2000 Wikipédia+1Eyrolles+1.
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Hackers ! Le pouvoir, avec Yannick Chatelain, Maxima, 2002 Eyrolles+1Wikipédia+1.
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In bed with the web, avec Yannick Chatelain, Chiron, 2005 Eyrolles+1Wikipédia+1.
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Cupidon au travail, Éditions d’Organisation, 2006 — étude sur les relations intimes au travail Médiathèques Martinique+3Eyrolles+3Wikipédia+3.
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L’amour infidèle : un couple, deux libertés, Le Bord de l’eau, 2007 Eyrolles+1Médiathèques Martinique+1.
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L’entreprise sans psychologie, avec Dominique Michalon, Maxima, 2008 Eyrolles+1AGRH+1.
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Les 7 règles du storytelling : inspirer vos équipes par un leadership authentique, avec John Sadowsky, Pearson, 2009 ResearchGate+6AGRH+6Eyrolles+6.
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Éloge du bien‑être au travail (Le slow management), avec Dominique Steiler & John Sadowsky, Presses Universitaires de Grenoble, 2010 IDEAS/RePEc+6AGRH+6Wikipédia+6.
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La théorie du lotissement, Presses Universitaires de Grenoble, 2016 Eyrolles+1Wikipédia+1.
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Le manager, le migrant et le philosophe : chroniques pour la paix économique, Presses Universitaires de Grenoble, 2019 Eyrolles+1Wikipédia+1.
Commentaire de la rédaction
La référence à Lacan dans le texte de Loïck Roche est d’une rare richesse pour penser autrement le management contemporain. Voici une analyse approfondie de cette proposition, structurée autour de trois axes :
2. Les implications pour la pratique managériale,
3. Une mise en perspective critique.
1. L’apport conceptuel de Lacan : une lecture du management à partir du désir et de l’inconscient
Le texte s’ouvre sur une thèse audacieuse : « Il n’y a pas de rapport manager-salarié. » Cette formule, reprise de Lacan (qui affirmait : « il n’y a pas de rapport sexuel »), souligne que la relation managériale n’est jamais immédiate, complète, ni pleinement réciproque. Elle est toujours médiatisée par ce que Lacan appelle le discours de l’inconscient, c’est-à-dire une articulation du sujet par son désir, ses manques, ses signifiants propres.
Dans cette optique :
Le désir du manager ne se résume pas à une volonté de performance ou de contrôle. Il est aussi traversé par des représentations, des peurs, des fantasmes.
Le salarié, quant à lui, n’est pas un objet du management, mais un sujet de désir, de reconnaissance, de projection.
Ce cadre lacanien vient rompre avec toute vision utilitariste ou behavioriste de la relation de travail. Il place le désir comme moteur des interactions professionnelles, mais aussi comme limite : le désir ne se laisse pas réduire à un processus normé ou rationnel.
2. Les implications managériales : gravité, lumière et altérité
Loïck Roche mobilise ensuite des métaphores astrophysiques : trous noirs, gravité, lumière, pour articuler une vision du management où coexistent :
- La gravité bienfaisante : c’est la fonction de structuration, d’organisation, de cohésion des équipes. Le manager attire, donne du poids, du cadre, du sens collectif.
- La lumière créatrice : le manager éclaire les trajectoires, ouvre des possibilités, nourrit les engagements. Il ne guide pas par l’injonction mais par la révélation des potentialités.
Ces deux dimensions rappellent les tensions constitutives du désir selon Lacan : entre le manque (ce qui attire) et la présence (ce qui éclaire), entre le réel (ce qui résiste) et le symbolique (ce qui structure). Le manager devient alors un médiateur d’altérités irréductibles, plutôt qu’un simple exécutant de processus.
L'auteur va jusqu’à proposer une finalité paradoxale : « Le but du management, c’est sa cessation. » C’est-à-dire que l’acte managérial atteint son accomplissement lorsqu’il n’a plus besoin de se manifester de façon autoritaire ou directive, mais devient soutien, accompagnement, alliance.
3. Mise en perspective critique et apport académique:
Cette vision post-managériale, presque éthique-spirituelle, du management s’inscrit dans une lignée de pensée managériale inspirée des sciences humaines :
Elle rejoint la philosophie du care, par l’idée d’attention à l’autre, d’écoute du désir singulier.
Elle croise les apports de la psychanalyse institutionnelle (notamment René Lourau et Georges Lapassade) sur les logiques inconscientes qui traversent les organisations.
Elle fait écho aux travaux de Pierre-Jean Benghozi ou Vincent de Gaulejac sur les impasses du management contemporain.
Toutefois, on pourrait objecter que cette approche, bien que brillante sur le plan symbolique, néglige les rapports de pouvoir, les inégalités structurelles, et les conditions matérielles de travail. En s’appuyant sur Lacan sans intégrer les critiques sociales (comme celles de Bourdieu ou Boltanski & Chiapello), elle risque de rester dans une forme de poétique managériale désincarnée.
La proposition de Loïck Roche, éclairée par Lacan, enrichit profondément la compréhension du management comme relation désirante, incomplète, symboliquement médiée. Elle invite à renoncer à une toute-puissance gestionnaire pour entrer dans une posture d’alliance et d’humilité, face à l’énigme de l’autre.
Le management, en ce sens, ne se contente plus de prescrire des actes ; il devient un art du lien, où l’écoute de l’inarticulable constitue le véritable levier d’action.