Bref rappel historique
Le modèle managérial pyramidale descendant qui a prévalu tout au long de l’époque industriel faisait des rouages intermédiaires (comme les managers ou les services annexes comme les RH) des agents au service de la direction. Ils étaient gestionnaire du personnel et pas encore responsable de ressources humaines ou chef d’atelier et pas encore le manager. Instrument de l’exercice du pouvoir, leur mission était d’incarner la ligne de pensée de la direction. Sans possibilité de confrontation ou d’innovation. Ils n’étaient pas encore le lieu du paradoxe, comme nous le verrons plus loin. Par contre leur seule raison d’être était de porter les décisions de la direction et veiller à ce que l’exécution soit bien dépossédée de son pouvoir de décider et de penser.
L’ensemble de la ligne hiérarchique et des services annexes étaient dans une relative congruence, dans une « logique partagée ». Dans ce modèle, la règle instituée[2] remplace les processus de régulation intuitifs et intuitu personae qui permettent une action concertée dans les unités de production à l’échelle humaine, comme peut l’être l’atelier d’un artisan. En même temps cette règle instituée éteint ou rend transgressifs les processus d’échange car ils sont inutiles voire nocifs au projet de contrôle. On ne parle pas au travail et on se tait quand le chef arrive.
La raison remplace l’intuition pour rendre possible le contrôle.
La conséquence d’un tel mode de fonctionnement rend nécessaire la présence d’un chef dont la fonction est de pallier le désengagement des acteurs par le contrôle et la sanction : la motivation extrinsèque remplace la motivation intrinsèque. Le chef a aussi pour fonction d’empêcher la confrontation. Ou en tout cas d’en étouffer les bruits pour rendre sourde la direction à cette confrontation qui ne manque pas de se produire dans les frottements au réel de l’exécution.
On redécouvrira avec l’entreprise libérée deux siècle après Taylor, que l’engagement des acteurs rend inutile la présence du chef puisqu'il n’y a rien à compenser et qu’au lieu que le chef serve à remplacer l’intuition par la raison, il est plus utile qu’il se positionne comme interlocuteur au service de l’exécution pour l’aider à penser son travail. Le manager n’est plus là pour compenser l’interdiction d’être intuitif et intelligent, mais pour incarner le cadre de sens à l’intérieur duquel l’intelligence individuelle et collective peut trouver sa puissance.
L’exécution lieu d’une double contrainte.
Là où cela se compliquait dans le modèle taylorien, c’était pour l’exécution : La différence prescrit/réel[3] mettait l’opérateur dans une situation de double contrainte : soit il faisait ce qu’on lui disait et la chaîne s’arrêtait aussitôt, soit il transgressait les prescriptions pour que la chaîne fonctionne et dans ce cas il prenait le risque de se voir sanctionné. Comme le dit Watzlawick [4] : être dans une double contrainte met l’acteur dans un paradoxe sans solution. L’exécution était le foyer d’émergence de la double contrainte et donc du paradoxe. Son activité réelle était donc souvent en rupture avec la logique de l’ensemble du système. Mais tant que c’était impensé et invisible cela ne posait pas trop de problème.
Le fait qu’un système soit générateur d’une double contrainte n’est pas en soi un problème. On peut même dire que la double contrainte est consubstantielle à la réalisation de l’entreprendre, puisqu'il s’agit de transformer de l’imaginaire en réel. L’imaginaire et le réel étant des champs dont les caractéristiques sont plutôt inconciliables, on n’échappe pas à la gestion des paradoxes et des doubles contraintes.
Le déplacement du foyer du paradoxe
Dans un système du type taylorien ou l’acteur est exclu de la création et du contrôle de l’activité et ou il est un simple exécutant, il est le lieu du paradoxe. Le paradoxe est le lieu du vrai. C’est là ou se joue la vraie vie. C’est là ou les frottements de l’imaginaire au réel obligent à des négociations permanentes de sens.
Les changements récents dans l’environnement du travail[5] ont rendu nécessaire le développement de l’autonomie des acteurs. C’est le seul moyen de développer l’adaptabilité des systèmes de production face à un contexte complexe et incertain.
La robotisation a conduit à transformer radicalement la qualité du travail. On est passé d’un travail d’exécution de taches à la gestion de flux d’information et une activité de prise de décision (Yves Clot) et de gestion des relations.
On note à titre d’illustration que si jusqu’à la fin de l’air industriel la réunion était une activité périphérique de l’activité de production et plutôt réservée aux hautes sphères de la direction. Aujourd’hui elle devient un geste professionnel pour l’ensemble des sous-systèmes de l’organisation. Et qu’est ce que la réunion sinon de la confrontation institué : c’est du moins ce que ce devrait être !
Par l’injonction qui lui est faite d’être autonome et responsable, l’acteur récupère du moins en partie, son pouvoir d’agir (ou du moins devrait-il le récupérer). Les acteurs de l’entreprise sont invités fortement à s’investir dans ce champs de gestion des flux d’information et de décision qui jusque là était une prérogative de « la direction ». Cette « démocratisation » de la légitimité à prendre des décisions a changé radicalement la qualité du travail en entreprise. Malheureusement la réalité du travail du manager ou du Rrh n’est pas encore à la dimension de cette intention : La mission est encore très en retard sur la dénomination qu’on lui donne. On a inventé le mot manager ou Rrh, mais on n’a pas encore inventé la mission qui va avec. La responsabilité qu’on donne au manager ou au Rrh n’est pas toujours en adéquation avec le pouvoir qu’il devrait avoir de décider.
Le passage du gestionnaire de paie au Rrh et du chef au manager marque le déplacement du lieu de la double contrainte et donc du paradoxe et de la confrontation. Les Rrh, comme le management intermédiaire, se trouve au confluent de deux champs de critères inconciliables mais qu’il faut bien tenter de concilier pour agir. Quand la direction pense en terme de nombre de poste à dégraisser ou en terme de flux d’emploi, elle raisonne sur des critères organisationnels et économico-financiers. Quand l’exécution pense emploi elle pense en terme de compétence et de critère de travail bien fait. Ces critères ne sont pas en opposition mais en compétition dans les décisions qu’on prend par rapport a la question des ressources humaines dans l’entreprise. Le Rrh est pris dans cette double contrainte avec aucune légitimité pour prendre une décision, tout en étant responsable.
Ces champs de contrainte inconciliables mettent les acteurs qui se trouvent à cette intersection dans une double contrainte. La situation du RH, comme celle du manager intermédiaire, est donc par substance une situation paradoxale.
Encore une fois, on peut dire que le problème n’est pas tant que la situation génère des doubles contraintes et crée des paradoxes. Le problème est qu’on ne considère pas l’acteur comme légitime pour être à la manœuvre dans la gestion de ces paradoxes.
Pour prendre un exemple vécu récemment dans un groupe d’analyse de pratiques : un manager doit renouveler ses fournitures pour l’année suivante. Son chef lui dit : « fais moi ta liste de noël et tu verras à la rentrée ce que je te donnerais ». On voit bien là comment le demandeur qui est à la manœuvre dans la gestion des doubles contraintes du travail est disqualifié dans sa légitimité à avoir le pouvoir sur sa réalité professionnelle. La notion de« liste de noël » montre bien à quel point son hiérarchique est tout à fait conscient de l’infantiliser et le déresponsabiliser. Il sait bien qu’il le dépossède de son pouvoir d’évaluer et de décider.
Il est d’autres entreprises où l’on entend le responsable de l’entreprise dire à son manager en ce qui concerne les investissements : « moi je n’en sais rien mais si tu dis que c’est important on va le faire. De toutes les façons je te couvre par rapport à la direction ». On peut vérifier que systématiquement les investissements proposés par ces manager seront justifiés parce qu’on peut faire l’hypothèse que, si le manager est loyal et s’il est compétent, il n’y a aucune raison qu’il se trompe. [6]
On retrouve ici l’application d’une règle des 3 P connue depuis longtemps dans l’analyse transactionnelle : la Puissance de l’acteur est déterminée par la Permission qu’on lui donne et la Protection qu’on lui offre.
La difficulté du Rrh ou du manager intermédiaire à trouver sa légitimité, ne vient pas qu’il gère des doubles contraintes. Elle vient du fait qu’on lui refuse le pouvoir de les gérer tout en les lui faisant porter. Ils sont mis en impuissance parce qu’ils n’ont pas les permissions et les protections dont ils ont besoin pour prendre le risque de décider.
Le passage de la fonction « rouage d’exécution » à la fonction de gestionnaire de flux et de paradoxe s’est réalisé dans les faits. Mais la légitimité à s’approprier son activité n’est pas encore effective. Les directions des entreprises résistent à allouer à chaque niveau de l’entreprise l’autorité c’est à dire le pouvoir et la responsabilité de son activité. C’est dans ces conditions de mise en impuissance que la gestion des doubles contraintes devient impossible et source de souffrance. Comme dit Yves Clot[7] c’est « le travail empêché » qui crée la souffrance.
Un changement de posture
Les services appui qui sont en périphérique de la production (RH, supplie chain, qualité et management) vivent la même crise. De la même façon qu’il est stupide penser qu’on puisse mettre à la poubelle le management comme le préconisent certains ouvrages sur le management, il serait naïf de penser pouvoir se débarrasser des fonctions du type Rrh. Cette crise est une crise de renversement de fonction. Ce que Vineet Nayar[8] appelait l’inversion de la pyramide.
Dans un mode pyramidal descendant le pouvoir c’est l’information. Dans ces conditions, si l’agent du service appui veut garder sa raison d’être il faut qu’il garde le pouvoir. Il lui faut donc rester propriétaire des informations et ainsi être un levier incontournable de la décision. Cette nécessité vitale l’oblige à mettre les autres au service de sa survie. Il n’est alors plus « service support » mais service supporté (souvent difficilement) par les autres services.
Le renversement en cours[9] est le changement de mission des services supports.
Dans le modèle managérial non-taylorien, c’est celui qui fait qui sait. C’est donc lui qui est légitime pour prendre ses propres décisions. Si la décision est prise par l’acteur, ce dont ce dernier a besoin c’est d’une aide à la décision. Il a donc besoin d’un interlocuteur qui l’aide à réfléchir sans décider à sa place. Autrement dit, le RH comme le manager, va devoir trouver sa légitimité dans autre chose que son pouvoir par la détention de l’information. Sa légitimité il peut la trouver dans le fait qu’il est devenu pour les équipes un interlocuteur indispensable pour pouvoir réfléchir à la validation des décisions que ces équipes prennent. Dans une entreprise en réseau, les noeuds de réseau sont comme les neurones du cerveau: ne survivent que ceux qui sont sollicités. Les autres sont éliminés. Plus les collaborateurs sollicitent le manager ou le Rrh parce qu’ils trouvent chez lui des aides à la réflexion, plus le Rrh ou le manager construit sa légitimité. Ce n’est plus l’organisation qui est légitime pour conférer l’autorité légitime, c’est l’équipe. C’est un changement de posture très difficile à faire parce qu’il suppose pour l’individu un changement d’identité professionnelle qui ne peut pas se décréter in extenso. Il faut à la fois accompagner les individus pour qu’ils construisent cette nouvelle posture, et accompagner les organisations pour qu’elles puissent leur permettre de construire cette identité professionnelle et qu’elles sachent mesurer leur performance. On peut bien imaginer qu’il est plus difficile de mesurer comment le RH est devenu un interlocuteur reconnu, que de mesurer le nombre de dossier qu’il a pu traiter dans le mois.
La difficulté des entreprises actuellement est là : ce n’est pas la formation qui va pouvoir permettre le changement d’identité professionnel. Il faut à la fois accompagner le changement identitaire de l’individu et créer les conditions organisationnelles pour que cette identité trouve sa place dans l’entreprise. C’est donc à un double mouvement, un aller/retour permanent entre l’individu et l’organisation qui rendra possible ce changement.
Notes de bas de page
[2] Autant les règles de comportement que les règles de production (process)
[3] Voir les travaux de la psychologie du travail sur la réalité cachée du travail, initiés par Jaques Leplat dans les années 70
[4] Watzlawick Paul, Weackland John, Fisch Richard.- Changements : paradoxes et psychothérapie.- Paris : Seuil, 1981.- (Coll. Points)
[5] Fin de l’ère industrielle, ressources limitées, problèmes écologiques… voir à ce sujet les articles
–L’entreprise libérée phenomène de fond ou phénomène de mode ?
–Les mots et les choses de l’entreprise libérée
Présentation de l'auteur
Coach de dirigeants depuis 1996, il accompagne le management intermédiaire depuis 1999 au travers d’une méthodologie d’analyse de pratiques originale qu'il a crée: les groupes de coprofessionnalisation ©. Expert management auprès de la revue H B R, il supervise des formateurs et des coachs. Il est par ailleurs diplômé d'un Master II Cnam formation des adultes.
Actions récentes (2014)
- Accompagnement de l’équipe managériale de Thalès ED sur le thème: changer de modèle managérial.
- Accompagnement du management intermédiaire de la R&D. de l’Oréal sur le thème: : le manager du futur: management de l’innovation et innovation managériale.
Publications :
- L’analyse de pratiques de manager , Editions Hermès 2005
- Attention management ! : Analyse de pratiques et professionnalisation du management: Une question d’attention consciente? Editions Colligence 2014
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