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Les 4 Temps du Management

Chroniques impertinentes & constructives

Exploiter ou sauver la planète ?


Exploiter ou  sauver la planète ?
La communication « verte » des grandes écoles masque mal le maintien de l’enseignement de la gestion dans le cadre du « business as usual », alors même que les manageurs de demain devront être les ouvriers de la transition, dénonce un collectif d’enseignants-chercheurs dans une tribune au « Monde ».
 
Tribune

Depuis quelques mois, différentes écoles de management et d’ingénieurs, universitaires ou privées, s’empressent de signer des tribunes pour une prise en compte de l’urgence climatique au cœur de leurs programmes de formation. En effet, l’amplification du décalage entre appels à la mobilisation étudiante et académique d’un côté, et direction des écoles de l’autre, devenait de plus en plus palpable. Ainsi, les « grandes écoles » seraient sur le point de relever le défi le plus héroïque de leur histoire : sauver la planète.

Mais lorsqu’on regarde de près les pratiques des formations au management (devenu aussi une composante centrale des formations d’ingénieur, de design, voire de sciences politiques), la réalité est tout autre. Les problèmes écologiques sont abordés essentiellement sous l’angle de l’économie ou de la gestion. Les concepts mobilisés (développement durable, compensation, RSE, éthique, externalités, capital naturel…) renvoient à une conception datée, anthropocentrée et fondamentalement remise en cause par les recherches en écologie, biologie, climatologie, océanographie, anthropologie… Les contenus liés à la question écologique ou climatique viennent le plus souvent se superposer à des programmes « business as usual », ou nourrir un diagnostic très général. Ainsi, par exemple, les « outils de gestion » servent à identifier l’environnement comme une ressource externe, que l’étudiant aura à piloter une fois devenu manageur.

« Les business schools ont une faculté naturelle à détourner tout ce qui pourrait contraindre le déploiement des affaires économiques »

Les business schools ont une faculté naturelle à détourner tout ce qui pourrait contraindre le déploiement des affaires économiques : faire de la responsabilité juridique externe et contraignante une affaire de « soft law » ; faire de l’éthique une « éthique des affaires » ; faire de la pauvreté dans le monde un secteur d’« opportunités » pour l’entrepreneuriat social. Face au climat qui se dérègle, à quels nouveaux détournements s’attendre ? Un entrepreneuriat de la fin du monde ? Une chasse aux opportunités immobilières résultant de la montée des océans ? Une innovation intensive pour résorber le CO2 ? Un géo-entrepreneuriat ? Créer des start-up en intelligence artificielle pour sauver les glaciers des Alpes ?

« Transition anthropocénique »

En 2018, dans les colonnes du Guardian et du Monde, le chercheur britannique en théorie des organisations Martin Parker appelait à « démolir les business schools », incapables, selon lui, de proposer des formations répondant aux besoins de transformation sociale ni même… à ceux des entreprises. Face à l’urgence climatique, la question mérite d’être reformulée : à quoi peuvent servir les business schools dans l’anthropocène ?

En signant ces appels, comptent-elles vraiment transformer, à la racine, les disciplines enseignées ? Ou vont-elles se contenter d’ajouter à la marge des modules « écologiques » pour verdir leurs maquettes ? Comptent-elles faire enseigner l’urgence écologique par des chercheurs en sciences naturelles, géologiques, climatiques, océanographiques, ou par des économistes et des gestionnaires ? Comptent-elles remettre en question les concepts de management (qui renvoie à une idée de maîtrise, de pilotage du monde), de marché, de leadership, d’environnement, d’innovation, de projet, d’entreprise ? Ou tiennent-elles tous ces concepts pour neutres à tel point que les associer à de nobles valeurs suffirait à régler les problèmes écologiques ?

Les écoles de gestion, d’ingénieurs ou de design ont un atout essentiel face à l’urgence climatique et écologique : elles sont en prise directe avec les firmes multinationales et les infrastructures technologiques qui ont été à la racine du développement industriel responsable de l’explosion des émissions de CO2 depuis plus d’un siècle. Si l’on veut atténuer la sortie de route climatique, il faut « faire atterrir » (au sens de Bruno Latour) ce monde-là. Les écoles doivent s’emparer de cette mission, et former désormais à la « redirection écologique » (terme inspiré des travaux du designer Tony Fry), qui agit à la fois sur les moyens et les fins des organisations capitalistiques. Celle-ci s’inscrit alors non plus dans le paradigme du développement durable, mais dans celui d’une « transition anthropocénique ».

« Redirectionniste »

Au lieu de continuer à en faire des agents de l’aggravation du « business as usual », les écoles rendraient mieux service à leurs étudiants en les préparant à ce rôle de « redirectionniste ». Nous appelons ainsi ceux qui, dans chaque organisation du capitalisme hors-sol actuel (une entreprise, une institution publique, une mairie, une association,…), s’efforceront de la faire atterrir, elle et ses infrastructures, dans le périmètre des limites planétaires.

Les « redirectionnistes » transformeront radicalement la manière dont une entreprise va s’approvisionner. Ils transformeront les projets technologiques en des projets « low tech » sobres, fonctionnels et utiles. Ils mettront en place les protocoles de renoncement, de désinvestissement et de décroissance sur les segments incompatibles avec l’urgence climatique et l’effondrement écologique. Ils travailleront à aligner la gouvernance sur la responsabilité juridique et écologique de la firme. Ils remplaceront le lean management par une organisation industrielle de la production basée sur la disponibilité locale des ressources et la formation de marchés de proximité. Ils inventeront les nouveaux métiers, missions et trajectoires professionnelles, mais aussi les nouvelles métriques d’atterrissage des entreprises.

« L’activité de redirection écologique devra être un processus systématique, documenté et indépendant »
Tout à la fois auditeurs, évaluateurs, ingénieurs, designers et gestionnaires de cette redirection, formés aux sciences humaines et sociales comme aux sciences du vivant et de la terre, les « redirectionnistes » seraient aussi lanceurs d’alerte, devant rendre des comptes tout autant à l’organisation qui les emploie qu’à la collectivité qui les mandate. A l’image de certaines professions (auditeur, liquidateur, mandataire…), l’activité de redirection écologique devra être un processus systématique, documenté et indépendant. Une préparation à ces tâches rendrait enfin réellement crédibles les déclarations écologiques des grandes écoles et, à travers elles, du monde économique en général.

Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin sont enseignants-chercheurs au Groupe ESC Clermont et membres d’Origens Media Lab, un laboratoire de recherches interdisciplinaire en sciences humaines et sociales fondé en 2010 autour du thème de l’anthropocène.

Cosignataires :

Alexandra Bidet, chargée de recherches (CNRS, centre Maurice-Halbwachs) ; Valme Blanco, directrice des programmes (Groupe ESC Clermont) ; Manuel Boutet, maître de conférences (Groupe de recherche en droit, économie et gestion, université Nice-Sophia-Antipolis) ; Giovany Cajaiba-Santana, assistant professor (Kedge Business School) ; Jean-Claude Casalegno, enseignant-chercheur (Groupe ESC Clermont) ; Patrice Cayre,sociologue (UMR Territoires, DGER ministère de l’agriculture, Origens Media Lab) ; Jean-Yves Courtonne, post-doctorant (équipe Sustainability Transition, Environment, Economy and Local Policy (Steep) à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) ; Patrick Degeorges (ENS ULM); Marco Dell’Omodarme, maître de conférences (UMR Arts, créations, théories et esthétiques, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Origens Media Lab) ; Serge Fenet, enseignant chercheur (université Claude-Bernard-Lyon-I, Steep-Inria) ; Sylvia Fredriksson, designer et chercheuse (La Myne, Oxamyne/Remix the Commons) ; Marie-Cécile Godwin Paccard, designer et chercheuse indépendante (collectif Common Future(s)) ; Antoine Hennion, directeur de recherches (Centre de sociologie de l’innovation, Ecoles des mines de Paris, Origens Media Lab) ; Pierre-Yves Longaretti,chercheur (Institut de planétologie et d’astrophysique de Grenoble, CNRS-université Grenoble-Alpes et Steep-Inria) ; Thomas di Luccio, designer et enseignant (collectif Common Future(s)) ; Guillaume Mandil, enseignant-chercheur (université Grenoble-Alpes et Steep-Inria) ; Sophie Marmorat,enseignante-chercheuse (Groupe ESC Clermont) ; Audrey Michaud, enseignante-chercheuse (VetAgroSup) ; Ulises Navarro Aguiar, chercheur en design (université de Göteborg) ; Brigitte Nivet, enseignante-chercheuse (Groupe ESC Clermont) ; Aura Parmentier Cajaiba, maîtresse de conférences (université Côte d’Azur, Groupe de recherche en droit, économie et gestion) ; Emmanuel Prados, chercheur (responsable du Steep-Inria) ; Emilie Ramillien, chercheuse en anthropologie (Origens Media Lab) ; Tatiana Reyes, maîtresse de conférences-HDR (Centre de recherches et d’études interdisciplinaires sur le développement durable, université de technologie de Troyes) ; Cyprien Tasset, sociologue (Laboratoire de changement social et politique, université Paris-VII, Origens Media Lab).
 
Article paru dans Le Monde du 4 Octobre 2019
 
www.origens-medialab.org

Bruno Latour face à Gaïa


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