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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.9 L’organisation est-elle guérissable ?


Francesco Novara est Médecin du Travail et Psychanalyste. Il est également professeur de psychologie du travail et de l’organisation aux Universités de Turin et de Milan, "Dottore honoris causa in Psicologia" de l’Université de Bologne. Il a collaboré à des revues scientifiques et a réalisé de nombreux travaux de recherche dans le cadre d’institutions italiennes et européennes. F. Novara a notamment publié Psicologi in fabbrica (1980), Stress e manager (1992) et Fondamenti di psicologia del lavoro (1996). Il mobilise ici sa longue expérience de praticien et de consultant dans les entreprises et les institutions de santé et de service social.

L’analyse des raisons qui font échouer aujourd’hui la plupart des interventions en organisation montre que ces échecs sont la conséquence d’une série historique de méconnaissances, de refoulements et de rationalisations à l’égard des problèmes de santé du travail organisé.

Pendant très longtemps, les conditions physiques de travail ont été davantage prises en considération que les conditions d’ordre mental et émotionnel, pour lesquelles on a proposé et on propose encore de faux remèdes. C’est seulement dans la seconde moitié du siècle passé que l’on a vu émerger la notion de stress et se développer les études à son sujet. Plus récemment, on s’est intéressé aux organisations "aliénantes" et, aujourd’hui, aux conditions aléatoires du travail "flexible" à travers des entreprises instables. L’humain, qui a été humilié dans sa déréalisation économiste, est aujourd’hui exposé au burn-out par l’idéalisation du succès et condamné à une existence de travail sans appartenance et souvent sans identité professionnelle.

Ce sont, là, les maladies de l’organisation que les sciences de l’homme essaient de guérir. Mais les perspectives dominantes dans ces disciplines ne permettent pas de comprendre la situation psychologique des organisations et de fonder un véritable processus de "guérison". Elles sont tributaires de leur milieu historique et culturel, qu’il s’agisse du fonctionnalisme et du "développement adaptatif" anglo-saxon (qui voit l’organisation comme un mécanisme ou un organisme unitaire) ou qu’il s’agisse plutôt des approches du monde latin qui conçoivent l’organisation comme un champ d’opposition et d’équilibre entre des intérêts de groupe et des pouvoirs personnels. On ne guérit pas l’organisation en s’enfermant dans son intérieur.

Or, "l’organisation" détermine un système à partir d’éléments différents (MORIN, 1986) et constitue une unité en même temps qu’un espace d’une grande variété. Elle est par-là même capable d’imposer des liens aux parties comme de faire émerger des phénomènes qui, sans une telle organisation, n’existeraient pas. Pour MORIN cette unitas multiplex (qui demande de ne pas dissoudre le multiple dans l’un ni l’un dans le multiple) est le tissu d’un réseau serré d’interactions et de rétroactions. Elle est inhérente à tout système, aussi bien comme ensemble autonome de rapports que comme organisme en relation avec son milieu, c’est-à-dire un système ouvert : "le concept d’autonomie peut se produire seulement à partir d’une théorie des systèmes qui les conçoit comme ouverts et fermés en même temps". Les composantes d’une organisation complexe sont des variables de nature diverse, et on les connaît par les effets de leurs interactions, non par leur isolement et leur abstraction hors du contexte qui les fait vivre.

Le but vital de l’organisation est la force plastique qui unifie et façonne une réalité interprétée d’après une pluralité de situations humaines et de perspectives professionnelles. La mise à jour et le respect de la raison d’être réelle de l’institution fonde un système transparent de responsabilités qui crée l’ordre mental, fonctionnel, moral, émotionnel.

C’est un défi vital aussi pour l’entreprise for profit. Celle-ci est certes un sujet juridique privé et poursuit des intérêts privés, mais elle vit aussi dans la société et pour la société : elle est une institution tenue de transférer dans ses produits et ses services les connaissances scientifiques et technologiques. Si le profit est la condition de son existence, l’entreprise ne saurait être légitimée par sa façon de transformer le monde et les hommes en marchandises, mais bien par celle de réaliser des objets et des activités véritablement utiles à la vie des hommes.

Pour télécharcher la totalité de l'article du Dr Novara en version PDF

Les leçons de l’expérience

Il est curieux de constater que notre longue expérience chez OLIVETTI (de 1955, au moment du plein essor de l’entreprise, jusqu’en 1992 lors de sa déroute) a suivi presque exactement l’évolution des paradigmes conceptuels qui ont fondé au siècle dernier les méthodes opératoires propres à des configurations organisationnelles pourtant très différentes.

L’étude des contraintes et des souffrances au travail ainsi que l’analyse de l’organisation du travail et de sa transformation se sont déroulées en même temps qu’un vaste changement culturel. Plus tard, bien plus tard, la trahison de cette culture détruisit l’entreprise.

Quant à mes interventions dans des institutions de santé et de service social, elles ont mis en évidence des analogies fondamentales, du point de vue de la pathogenèse et du traitement des troubles, avec mes interventions dans l’industrie.

Une expérience industrielle fondatrice à la Cie Olivetti

Adriano OLIVETTI a pu être considéré, à la suite de son long voyage de formation en Amérique, comme un des protagonistes du développement de l’Organisation Scientifique du Travail en Italie. Quand il décida d’instituer dans son entreprise un Centre de Psychologie, à côté des Services Sanitaires et d’un Service d’Etudes Sociologiques déjà existants, il nous dit avant tout qu’il concevait l’usine comme un lieu de confrontation nécessaire entre "les sciences de l’homme" et les méthodes des ingénieurs en organisation et en gestion du travail. Dans le souci d’instaurer une action cohérente, il demandait en outre aux psychologues de contribuer à rendre explicites les paradigmes selon lesquels fonctionnaient les divers professionnels de l’entreprise : concepteurs, fabricants, commerciaux, hommes de finances, juristes et administratifs…

Grâce à lui, les psychologues purent dérouler des interventions multiples (de psychologie différentielle et cognitive, clinique et sociale) dans les différents secteurs de l’entreprise : pour la sélection et la formation du personnel, la recherche technologique et le développement des nouveaux produits, pour l’organisation et les méthodes de production, l’usinage et l’assemblage des produits, dans les filiales et les agences de distribution. Sur l’ensemble de ces terrains, ils constataient que les compétences professionnelles, cloisonnées à travers les apprentissages scolaires, devaient être recomposées, au besoin de façon conflictuelle, dans le procès de production.

Les diplômés d’études supérieures débutaient toujours dans l’entreprise par quelques mois d’expérience ouvrière. Adriano OLIVETTI me proposa aussi de commencer mon activité de conseil permanent dans l’entreprise par une expérience de la vie d’usine : je fus successivement ouvrier sur une presse de perçage et ouvrier à un poste de ligne d’assemblage. Par là, je fis l’expérience de l’adresse et de la fatigue que ces tâches demandaient, des problèmes d’apprentissage et d’endurance, des ruses ("malizie") des ouvriers ainsi que de leur langage. Je connus de l’intérieur les rapports entre "temps et méthodes", procès de production, contrôle de qualité, logistique. Je connus l’organisation formelle et l’organisation informelle. J’étais préparé par cette expérience à m’occuper des risques pathogènes dans ce travail routinier.

Les "manèges d’assemblage" et les contraintes des travaux d’usinage

Au cours des années soixante, lorsque la Compagnie OLIVETTI son apogée (1), un nouveau directeur de production décida de remplacer les lignes d’assemblage traditionnelles par des chaînes elliptiques automotrices : ces chaînes avançaient avec un mouvement uniforme et continu devant la trentaine de postes de travail. Le cycle de production de chaque ouvrier, qui était auparavant de quelques minutes fut réduit à quelques dizaines de secondes. Les "poumons", c’est-à-dire quelques machines en cours d’assemblage interposées entre les ouvriers, aménageant ainsi un espace de liberté conforme à leurs rythmes individuels, furent supprimés. Ces ellipses mouvantes furent bientôt appelées métaphoriquement, par leurs ouvriers, les "manèges" ("giostre").

On demanda alors au Centre de Psychologie d’établir des critères pour évaluer les aptitudes des ouvriers afin de leur assigner un poste sur la chaîne. Les psychologues, après un temps d’observation participante, proposèrent aux contremaîtres, aux techniciens des temps et méthodes et du contrôle de qualité, d’enregistrer les arrêts de la chaîne, de comptabiliser les machines mises de côté par les ouvriers ainsi que la qualité fonctionnelle des produits lors des essais finals et chez les clients.

Les psychologues organisèrent simultanément des rencontres de groupe et des entretiens individuels avec 194 ouvriers. Outre les contraintes signalées plus haut (notamment l’impossibilité pour l’ouvrier d’accorder le rythme de travail exigé aux variations de son cycle bio psychologique d’efficience), la contradiction éclata au grand jour entre la standardisation de la tâche et les variations des petites pièces à assembler, qui demandaient souvent à l’ouvrier de s’arranger pour insérer la pièce ou de décider d’y renoncer (et placer la machine hors chaîne). De plus, la disposition des pièces à assembler en mouvement imposait un ajustement continu de l’accommodation visuelle et fatiguait la vue des ouvriers. La dépersonnalisation et la conviction de réaliser un produit de faible qualité complétaient un tableau fait de frustrations.

Pour éviter un conflit aussi éclatant que nuisible à l’entreprise, nous prîmes la décision, avant de rédiger un rapport formel, de présenter les données de notre recherche aux ingénieurs en Organisation qui avaient dessiné les ellipses automotrices. À la suite d’une explication détaillée, ces ingénieurs furent convaincus par nos conclusions. Ils nous demandèrent un rapport formel qu’ils transmirent au Directeur de Production. Ce haut personnage nous invita à une rencontre, où il débuta en se disant "désappointé" à notre égard et en remarquant que nous "débordions sur la gauche" le syndicat ouvrier. Il nous dit qu’il avait voulu imiter la chaîne observée en Amérique dans une usine de machine à écrire. Au bout d’une discussion plutôt orageuse, il consentit à arrêter l’extension des lignes automotrices en dépit du désaccord des organisations syndicales qui me soupçonnaient de "psychologisme". Quelque temps après, le Secrétaire de la Chambre Syndicale Régionale du Travail, qui avait signé précédemment l’accord pour l’installation des "manèges" en contrepartie d’une augmentation des "primes d’uniformité" dans le rythme de travail, nous déclara : "je ne pouvais que négocier la ligne". On arrêta donc l’extension de ces lignes et on revint aux lignes traditionnelles.

Georges FRIEDMANN en personne fut témoin de cet épisode. Il avait bien connu Adriano OLIVETTI et ses œuvres étaient traduites aux Éditions "Comunità", fondées par OLIVETTI lui-même. Maintes fois, le professeur FRIEDMANN visité les usines OLIVETTI. Il fut de passage au moment où l’on avait implanté les "manèges d’assemblage" : il fut surpris par cette dérive et s’intéressa vivement à nos interventions qu’il soutint par une lettre au Président d’OLIVETTI.

À partir de l’analyse de cette situation, les fonctions (médicale, psychologique), qui collaboraient habituellement pour définir les critères d’aptitude aux tâches prescrites, établirent que la réussite et l’endurance au travail sur les lignes traditionnelles reposaient davantage sur l’intégrité psychologique que sur l’habileté manuelle des ouvriers. En même temps, nous faisions l’apprentissage des risques pathogènes des nouvelles conditions de travail (voir encadré 1).

Encadré 1

Les risques de souffrance dans le travail sur les lignes d’assemblage :

· Utilisation partielle des capacités personnelles et régression forcée à un stade intellectuel pré-adulte.
· Fatigue mentale et ses conséquences dans la désagrégation du champ opérationnel.
· Irrégularité des cadences de travail, déstructuration des schémas sensori-moteurs et des connaissances acquises.
· Angoisse d'échec, perte de l'identité professionnelle et altération de la perception sociale.
· Aggravation (par désensibilisation) du stade prémonitoire (premiers symptômes, petits troubles, dysfonctionnements tolérés…) précédant le stade proprement clinique (symptomatologie évidente, soins médicaux…).
· Réversibilité de la crise fonctionnelle, mais persistance de l'atteinte de l'image de soi.


Les données sanitaires prouvaient que la durée de quatre ans sur des tâches de ligne d’assemblage était en général le seuil au-delà duquel la présence d’états morbides marquants touchait jusqu’à 60 % des ouvriers : les troubles concernaient surtout l’appareil squelettique et les affections psychosomatiques. Nous étions par ailleurs en mesure d’opérer des distinctions précises. Par exemple, sur des postes contigus de la ligne de montage, l’ouvrier qui n’avait qu’à ajouter des pièces risquait des troubles bien plus graves que l’ouvrier affecté à vérifier la structure des pièces déjà assemblées, ce qui lui demandait d’intégrer des informations visuelles, tactiles, proprioceptives et d’exercer son jugement.
Au-delà de leurs rapports avec l’équipe de chercheurs, les ouvriers pouvaient, soit s’adresser directement au médecin et au psychologue, soit être orientés vers ceux-ci par leur chef ou par le Service du Personnel : si la personne n’était plus apte à endurer sa tâche, elle était déplacée et affectée à un travail moins contraignant, souvent en marge de la production.

En même temps, le Centre de Psychologie menait dans les usines des recherches à la demande ou de sa propre initiative : fonderie, sintérisation des pièces (production de pièces par compression et chauffage des poudres de métal), usinages des barres et de la tôle. En effet, les usines offraient un exemple évident de ce qu’on appelle le "taylorisme" : séparation des fonctions, contrôle hiérarchique, prescription des comportements pour les travaux manuels, prescription des temps et des mouvements. On sait que, dans cette forme d’organisation, la grande masse des ouvriers et des cadres subalternes est exclue du "savoir social" : ce savoir se trouve en amont ou en aval du travail direct de production. En amont, il est réservé à ceux qui connaissent la technologie des cycles, des méthodes, des machines et des outils de production ; en aval, il est du ressort de ceux qui contrôlent le fonctionnement du produit.

Par de vastes recherches portant sur l’usinage, on put analyser, avec les cadres d’usine et les techniciens d’organisation, les problèmes liés à celle-ci (régularité et adaptabilité des procès, rapports entre fonctions et rôles, quantité et qualité du produit...) et les questions du travail humain (rendement, relations interpersonnelles, absences, rotation). Les cadres et les techniciens participaient aux rencontres avec les groupes d’ouvriers dans le Centre de Psychologie, ce qui leur permettait de connaître directement les attitudes et les raisons des comportements des ouvriers, leurs motivations et leurs attentes. L’étude du travail organisé intégrait plusieurs instruments :

· l’observation directe et le "work sampling" (échantillonnage du déroulement dans le temps des procès techniques et des comportements);
· l’étude ergonomique des postures, des conditions biomécaniques et des efforts musculaires, ainsi que des aspects sensoriels et cognitifs des tâches;
- l’étude des formes d’apprentissage et de la structuration personnelle du travail;
- la reproduction et le contrôle en laboratoire des variables critiques des tâches;
- les entretiens individuels et les rencontres de groupe avec les ouvriers, les outilleurs, les chefs d’équipe, les contremaîtres, les cadres d’usine et les dirigeants en s’efforçant de mettre en évidence les convergences et les divergences entre les perceptions et les jugements, les stéréotypes de rôle, les obstacles à la communication, les dissonances entre les rôles et entre les fonctions.

Bien souvent, ces études technologiques et organisationnelles, médicales et psychologiques, aboutissaient à des changements de poste, à une modification des outils de travail et des modalités décisionnelles et opératoires. A travers ces multiples travaux, nous réalisions les souhaits de Adriano OLIVETTI.

Les transformations de l’organisation d’assemblage et d’usinage

C’est en partie grâce à cette connaissance partagée de l’organisation que l’entreprise put faire face avec succès, dans les années soixante-dix, aux changements technologiques (électronique des produits et des procès) et des marchés qui réclamaient de profondes innovations.

La première innovation concerna l’assemblage d’une machine électronique complexe de calcul. Elle permit de mettre en évidence les effets bénéfiques de l’implication des cadres moyens et de la participation des ouvriers, qui furent désormais capables d’apprendre des cycles longs et complexes et même d’intervenir dans l’enrichissement de leurs tâches. L’extension de nouvelles formes d’organisation qui s’ensuivit, s’accompagna d’observations d’expériences à l’étranger et d’interventions de professeurs de Job and Organisation Design auprès des responsables des diverses fonctions dans les différentes usines. Des journées de confrontation définirent les critères d’orientation communs aux groupes qui envisageaient les transformations dans les secteurs de production. Les transformations du travail s’opérèrent à partir des grandes lignes suivantes :

- intégration des fonctions de conception, de réalisation et de gestion des structures du travail;
- déverticalisation de l’organisation et enrichissement des tâches des cadres;
- renforcement de la formation professionnelle et introduction expérimentale des nouvelles formes de travail;
- enrichissement des tâches des services administratifs et techniques;
- extension des "Unités de Montage Intégrées";
- extension des "Unités Technologiques Intégrées".

Dans le passé, une Direction Centrale des Temps et Méthodes "pensait" et faisait réaliser, par ses "bras" (les Services Méthodes décentralisés dans les usines) un modèle unique d’organisation pour les diverses productions. À la suite des changements, le projet d’organisation, approprié à chaque produit, impliquait toutes les fonctions de l’usine (engineering, production, contrôle de qualité, personnel, formation), tandis que la Direction Centrale occupait plutôt des fonctions de coordination, de synthèse, de consultation et aussi de proposition culturelle. Chaque nouveau modèle d’organisation était testé, vérifié, intégré et modifié en confiant son expérimentation à un premier groupe de travailleurs.

Les traits culturels propres à l’entreprise étaient partagés par les délégués syndicaux, et l’entreprise était ouverte aux attitudes et à l’influence syndicales, ce qui fondait la crédibilité nécessaire à l’introduction du changement. Dans chaque usine, le Conseil Syndical donnait son avis sur chaque projet de transformation, qu’il pouvait contester et bloquer. Il suivait le déroulement de l’expérience en cours, jusqu’à la signature de l’accord sur les modes de travail, sur la qualification et la rémunération correspondantes. C’est dans ce cadre que Direction et Syndicats signèrent le premier accord italien sur les transformations de l’organisation du travail.

Au début des années 70, les transformations des lignes d’assemblage, sollicitées par le changement des produits, par leur courte vie commerciale au sein de marchés moins prévisibles et donc par la flexibilité du planning de production, virent naître les "Unités de Montage Intégrées" où les tâches d’assemblage, essais, réparation, entretien étaient différemment assignées et composées, selon la structure du produit. Dans les unités de montage des produits par "modules" et par "séquences", dans les unités de production des circuits électroniques et d’autres composants, la rotation des postes et la gestion des matériaux différaient sensiblement.
Peu après, les usines de production des pièces furent transformées. Traditionnellement, elles comportaient des ateliers mono technologiques, et les pièces passaient d’un atelier spécialisé à l’autre, suivant leur cycle d’usinage des barres, de la tôle, des matières plastiques et des pièces sintérisées. La plupart des ouvriers ne connaissaient, par exemple, que les presses à découper, ou celles à plier. D’autres ne maîtrisaient que les riveuses ou les tours automatiques. Leur qualification était pauvre et leur travail monotone. En appliquant les principes du Group Technology, on rassembla dans un même atelier toutes les familles de pièces soumises au même cycle d’usinage : les ouvriers apprirent ainsi à travailler sur les différentes machines du cycle, à les conduire, à les régler et à les contrôler. Ils établissaient entre eux la rotation des postes et connaissaient le résultat final du cycle.

La réussite des ouvriers appelés à changer leur façon de travailler, aussi bien dans l’assemblage que dans l’usinage, apaisa les anxiétés managériales face au changement. D’ailleurs, les plans et les moyens de formation, adaptés à une population souvent âgée, dotaient les personnes d’un nouveau savoir technologique et opérationnel. Les stages étaient longs et complexes (jusqu’à trois cents heures pour certains produits) puisqu’on arrivait à proposer en production des cycles de travail individuel qui dépassaient les cinq heures.

Malgré l’accroissement des coûts, dû à la formation, à la qualification et à la rémunération plus élevées des travailleurs, et aux primes collectives pour la qualité et la quantité de production, le surplus de flexibilité (absorption plus rapide et plus économique des variations dans les programmes de production) ainsi que la réduction importante des défauts permirent un bilan économique positif, selon les secteurs (de 10 à 20 % de bénéfices).

En outre, la nouvelle forme de travail était acceptée par les travailleurs, même si elle entraînait des problèmes d’apprentissage et d’adaptation au travail de groupe et un accroissement des responsabilités. La ré appropriation de la signification du travail et les nouvelles acquisitions professionnelles contribuaient à les motiver. Le phénomène de la fatigue fut "normalisé", c’est-à-dire que la fatigue nerveuse chronique et les troubles psychologiques ou psychosomatiques consécutifs disparurent.

Notre activité était transparente pour le syndicat d’entreprise et bien connu par les autres organisations et leurs sièges nationaux qui s’intéressaient aussi à nos cours universitaires (2). Peu de temps avant, nous avions été sollicité à l’initiative d’ Yves Delamotte, suite à sa visite des usines OLIVETTI (3). Une manifestation réunissant le patronat et les syndicats français autour des Changements du travail aux usines OLIVETTI et BSN eut lieu au siège de l’ UNESCO à Paris. Mais tandis que le syndicat italien fit connaître sa pleine acceptation des changements introduits chez OLIVETTI, la CGT française contestait une initiative analogue exposée par les responsables de BSN. De même, en 1975, l’Université de Paris Dauphine invita OLIVETTI, FIAT et la fédération des métallurgistes du syndicat italien à une rencontre, présidée par le Professeur Jacques Delors, sur les transformations du travail en cours dans les usines de ces entreprises et sur les fondements de la culture d’entreprise. Là encore, les syndicalistes italiens soutinrent les transformations opérées chez Olivetti et contestèrent ce qu’ils appelèrent les "petits changements de façade" de la FIAT, c’est-à-dire les changements réalisés sans impliquer le syndicat.

La nouvelle organisation chez OLIVETTI permit par ailleurs de répartir dans les différentes unités de production les personnes inaptes au travail, qui étaient accueillies dans un Centre de Reclassement voulu par Adriano OLIVETTI (4). Les raisons et les conditions des handicaps différaient d’un individu à un autre : déficiences congénitales ou acquises, limitations dans les mouvements et dans l’effort musculaire; déficits de l’acuité sensorielle ou des capacités intellectuelles; maladies chroniques; séquelles de maladie ou d’accident; troubles nerveux et mentaux. Le diagnostic et l’aide étaient confiés aux Services médical, psychologique et social. Le Centre de Reclassement qui employait quelques dizaines de personnes, dépendait du Centre de Psychologie : celui-ci avait pour mission d’assister le chef d’atelier (généralement jeune, issu de l’école de l’entreprise et remplacé tous les deux ans), ses collaborateurs ainsi que les analystes du travail. On adaptait le poste et les outils de travail aux capacités des travailleurs. On dessinait, si possible en concertation avec ces derniers, une courbe d’apprentissage qui aboutissait souvent à leur intégration ou à leur retour dans un atelier de production. Des handicapés restèrent au Centre jusqu’à leur retraite. Mais il convient de souligner que lorsque les postes standardisés traditionnels furent changés dans les ateliers concernés par la nouvelle organisation, il devint possible d’y intégrer presque tous les handicapés, en adaptant les tâches à leur niveau d’aptitude.

La destruction de l’entreprise

Aujourd’hui, la Cie OLIVETTI en tant qu’entité industrielle n’existe (presque) plus. À la suite du changement de propriété de l’entreprise, celle-ci est sortie de l’arène de l’avant-garde technologique pour faire partie des followers (c’est-à-dire des imitateurs des concurrents) en privilégiant la recherche du profit à court terme. Elle est tombée entre les mains autocratiques de l’actionnaire principal, personne dominée par la pulsion névrotique à être au premier rang (5). En prenant le contrôle d’OLIVETTI, celui-ci renvoya une partie du top management. Les meilleurs dirigeants démissionnèrent et les destinées de l’entreprise furent confiées à des yesmen serviles, opportunistes, peu sincères envers un tel chef et, de plus, en rivalité entre eux. À défaut d’une stratégie constante de marché et de produits, l’entreprise connut une succession de restructurations confuses. L’entreprise unitaire fut décomposée, puis recomposée, à plusieurs reprises, engendrant une grande instabilité. L’entreprise fut certes encore capable de réaliser le premier Personal Computer européen, mais s’effondra rapidement ensuite. Quand nous fûmes chargés de coordonner une recherche sur le stress managérial par la Clinique Psychiatrique et l’Institut de Médecine du Travail de l’Université de Turin, les facteurs et les conséquences du stress des dirigeants et cadres Olivetti ressortirent.

Des institutions de santé et de service social

Nous avons rencontré des correspondances fondamentales (confirmées par la recherche universitaire sur le stress citée ci-dessus) entre les symptômes, la pathogenèse et le traitement des troubles identifiés dans les entreprises industrielles et ceux qui sont observables dans les organisations tertiaires et dans les institutions thérapeutiques ou à but non lucratif.
Nos interventions dans ces institutions n’eurent pas l’ampleur et la durée de notre activité dans l’industrie. Mais dans tous ces autres contextes, l’origine du procès de changement résida dans la prise de conscience de leur situation par les acteurs. Contentons-nous d’en donner ici un aperçu.
Deux nouveaux médecins-chefs, l’un de la clinique gastro-entérologique d’un grand hôpital régional, l’autre de la clinique oncologique d’un hôpital provincial eurent à faire face à des problèmes de communication et de fonctionnement. Dans le premier hôpital, pendant la longue absence d’un chef de clinique, les médecins chefs de services se replièrent sur eux-mêmes à tel point que les activités de consultation, de day hospital, de long séjour et de laboratoire étaient cloisonnées tandis que les synergies et les synchronisations utiles faisaient gravement défaut. La compétition dans la quête de prestige troublait par ailleurs le climat des rapports entre les infirmiers. Dans l’autre hôpital, la conduite du médecin-chef révélait une personnalité franchement névrotique et dévastait les rapports inter-personnels et le moral. Aussi, dans ces deux cliniques, la rotation des jeunes médecins entravait la coopération : 20 % d’entre eux démissionnaient quelques mois après leur engagement.

Dans les deux cas, on impliqua les médecins et les infirmiers dans l’analyse des faits et dans la confrontation des jugements et des propositions. L’étude et la correction des dysfonctionnements furent menées selon les grandes étapes suivantes. On commença par récolter des données historiques mettant en évidence les indicateurs et les facteurs des périodes de succès et des moments critiques. Puis, grâce à des entretiens individuels, on put connaître les points de vue des personnes, leurs motivations, les raisons de leurs souffrances. Des jeunes médecins s’étaient réfugiés dans leur "niche" professionnelle et quelques-uns étaient sur le point d’abandonner l’hôpital. Des rencontres collectives facilitèrent l’expression des perspectives et des jugements sur les faits, et la prise de conscience des dangers inhérents aux divergences des interprétations et des attentes : on s’évertua à les dépasser. On s’efforça de redéfinir les finalités de l’organisation en identifiant ses ressources ainsi que les rapports entre les différentes phases du procès. On implanta des critères et des moyens pour évaluer la qualité de l’accueil et des procès et le degré de satisfaction des patients. Enfin, des solutions furent élaborées en mettant à l’essai des vues alternatives.
Quelques temps après, le déroulement des activités, le climat relationnel et l’état de santé psychologique paraissaient bien rétablis.
De même, une grande institution de charité de dimension nationale et un réseau de communautés thérapeutiques furent confrontés à des changements survenus dans les milieux auxquels s’adressaient leurs activités. Ces changements demandaient une réadaptation des buts et des ressources. Des difficultés objectives et des résistances subjectives s’y opposaient. Tandis que l’action externe des organisations n’était pas fermement orientée, la confusion, les malaises et les troubles internes s’aggravaient.
Dans l’institution de charité, quelques dizaines de personnes étaient réparties en sept secteurs d’activité et chaque secteur était segmenté en cinq niveaux. L’intégration des activités était presque impossible, les malentendus (et les rivalités) étaient monnaie courante.
Dans le réseau des sept communautés thérapeutiques disséminées dans le pays, les contacts avec la direction centrale étaient sporadiques et superficiels. Les directeurs locaux bénéficiaient certes d’une autonomie reconnue, mais celle-ci ne s’accompagnait pas de supports réels. En général, les aptitudes et la formation des directeurs et des opérateurs (certains d’entre eux avaient un passé de dépendance légère à une drogue), laissaient à désirer. Et la rotation des opérateurs faisait problème.
Dans les deux cas, on examina le cours du passé et les problèmes du présent. On obtint des individus un cadre d’analyse de leur situation et de leur vécu marqué par une souffrance diffuse. On fit exprimer en termes explicites et discuter collectivement les différences de convictions et de perspectives. Dans la perspective d’un changement d’exigences des destinataires, on réussit à redéfinir les buts prioritaires de l’institution, les ressources correspondant à ses besoins, ses procès, les relations entre ses secteurs et entre les rôles individuels critiques. Les reconfigurations organisationnelles furent ajustées à la variété des exigences locales. Les résultats furent atteints, l’ordre fonctionnel et émotionnel recouvré.

La pathologie et la thérapie de l’organisation

Les essais d’innovation organisationnelle qui sont pour la plupart décevants s’inspirent d’une ancienne approche hiérarchique et structurée qui rencontre du succès seulement quand les problèmes sont familiers, le milieu stable et le résultat aisément prévisible. Une telle approche est inapte à répondre aux exigences de transformations "qualitatives" qui réclament au contraire une restructuration de l’organisation pour lui assurer le succès dans un milieu "turbulent". Sa conception "réductionniste" du réel repose sur la "rationalité formelle" propre au Scientific Management et à la "technobureaucratie" décrite par Max WEBER (1956).

Les conditions de travail dans les usines ont fait l’objet des luttes ouvrières pour l’horaire et pour l’ambiance physique, avant les préoccupations de santé du "mouvement hygiéniste" et des "académies" dans le cadre de l’urbanisme industriel.

Par la suite, pendant que les syndicats ouvriers déniaient la souffrance psychologique "privée" des individus, le management essaya, sans toucher à la situation structurelle du travail, d’en alléger les conséquences par les "relations humaines" et les différentes propositions de "sensibilisation" psychosociale.

La découverte scientifique de la physiopathologie du stress, quant à elle, a donné naissance, quoique pas immédiatement, à la notion de "pathologie organisationnelle". On a comparé l’organisation "névrotique" à l’organisation "saine" ou "en déclin" (KETS DE VRIES, MILLER, 1984). On a analysé ses "styles névrotiques" et les causes de ses "résistances au changement". Enfin, on a validé expérimentalement des propositions symptomatologiques et anamnestiques et certains changements thérapeutiques se sont traduits par des succès.

En fait, une organisation "saine" s’adonne à des buts vitaux pour son milieu. De la construction partagée de ces buts découlent l’ordre des relations fonctionnelles, la synergie des compétences et le système des responsabilités mutuelles engendrant une communauté de personnes qui travaillent au service de la communauté sociale.

L’incapacité de changer

Le planned change des dysfonctions d’une organisation peut réussir s’il a à traiter des problèmes techniques et instrumentaux familiers, bien définis-stables et aux effets bien contrôlables. On peut alors envisager de passer d’un état d’équilibre à un autre et d’améliorer la situation organisationnelle dans un contexte durable. Dans cette école de pensée, le changement est initié, guidé et contrôlé par la haute direction. Les décisions, renforcées par l’avis des experts, peuvent réussir à condition d’être hautement structurées sur des assises technologiques et économiques.

Les déconvenues actuelles des méthodes de changement
Mais quand on entre dans une transition déstabilisante et que l’on rencontre des problèmes difficiles à définir, il ne s’agit plus d’améliorer mais de transformer : il faut alors faire émerger une nouvelle configuration de l’organisation, à travers une stratégie de communication et d’implication, au moyen de propositions et d’expérimentations partagées, qui valorisent la capacité d’apprentissage interactif des membres de l’organisation (SENGE, 1990; SINGH, BHANDARKER, 1990).

Il faut alors abandonner les modèles formels de changement, qui visent à réduire la complexité de l’action organisée et sortir des leurres du pouvoir hiérarchique et du savoir des experts. Au contraire, on s’y complaît habituellement dans des initiatives telles que le Business Process Reengineering, la Lean Organization, la Team Based Organization, le Management by Objectives, le Total Quality Management, l’Empowerment, ou la Time Based Competition et bien d’autres thèmes semblables. Les revues menées, notamment aux États- Unis, en Angleterre ou aux Pays-Bas prouvent que les trois quarts de ces expériences s’écartent de leur but ou s’enlisent (HANDY, 1989; KOTTER, 1995).

Dans ces expériences, le top management est distant et peu intéressé par la situation de travail de ses employés. Et les dirigeants des Human Resources ne prennent pas la peine de connaître de près les situations dans l’organisation et de se donner les instruments pour les gouverner convenablement. Au "gouvernement des personnes" on substitue "l’administration des choses", ce qui conduit à la réification des personnes. En général, le professional management est "abstrait et totalement désincarné" (MINTZBERG, 1983), dominé par "l’obsession du contrôle" et "l’analyse coût, bénéfice comme seul critère d’évaluation" (CHANLAT, 1990). Dans cette conception, on ne saurait faire confiance aux travailleurs qui sont, eux aussi, considérés comme des mécanismes élémentaires agis par l’impulsion de l’avantage économique individuel et poursuivant "le maximum de plaisir avec le minimum d’effort". D’après le modèle économiste de l’homme donc, les travailleurs n’ont pas envie de penser et d’endosser des responsabilités. C’est à la Direction de penser, décider, commander, stimuler, manipuler, au moyen de prescriptions et de communications unidirectionnelles (KUNDA, 1992; PAUCHANT, MITROFF, 1992).

Et lorsque il y a des entraves dans "l’administration des choses" et même des "choses humaines", la Direction s’en remet à l’action thérapeutique d’un tiers-consultant qui restera extérieur. Il s’agit en général de quelqu’un qui détient des recettes programmées, qui intervient sur l’organisation sans s’y impliquer, selon une exclusive strategy. Il analyse le problème avec ses instruments prétendument "objectifs" et propose une solution souvent "préfabriquée", c’est-à-dire appliquée ailleurs et transposée ici. La mise en œuvre de ses prescriptions thérapeutiques "rationnelles" est du ressort de l’organisation, tandis que les résistances au changement considérées comme "irrationnelles" ne le concernent point.

Parfois, les dirigeants font appel à la recherche académique. Mais l’observateur "détaché" qui rassemble des données en vue d’une élaboration théorique engendre rarement des connaissances "actionnables" dans les situations réelles (CROZIER, 1990).

Dès lors, on ne s’étonnera pas que les trois quarts de ces traitements aboutissent à des échecs.

Au contraire, au cours de notre expérience à la Cie Olivetti, les propositions de changement, et leur réalisation expérimentale, se fondaient sur des recherches impliquant le Centre de Psychologie (et les Services Sanitaires) qui avait toute latitude pour faire des propositions à partir des problèmes identifiés dans notre activité de soutien aux individus.

Une longue histoire de méconnaissances, de refoulements et de rationalisations

Dès la première révolution industrielle, les nouvelles conditions de travail ont été méconnues et soumises à la rationalisation opérée par l’anthropologie de l’économie classique. De leur côté, la psychologie hédoniste de James MILL et la législation utilitaire de Jeremy BENTHAM se sont fondées sur l’égoïsme rationnel de l’homo œconomicus. C’est pourquoi, pour l’économie politique, la question de l’ "aliénation du travail" n’existe pas. Cette question se posa tardivement, et le jeune HEGEL fut parmi les premiers à la traiter, au plus haut niveau de réflexion : dans ses leçons d’Iena (HEGEL, 1803,1913), il observait que la force active de la machine indépendante de l’homme transformait le travail "intelligent et total" en "un travail stupide et partiel, formel et inhumain". Selon lui, le caractère abstrait du travail mécanisé était un reflet de la tyrannie de l’argent qui, par sa généralisation, "pétrifiait" l’activité humaine et la soumettait à "la vie autonome de ce qui est mort". On sait que MARX ajouta un bémol à la réflexion hégélienne, car elle proposait "le dépassement de l’aliénation dans le domaine de la pensée, non dans le domaine des faits".

Engendrée par la philosophie des lumières, dont on espérait la réalisation de la liberté universelle, la "rationalité formelle" aboutit à la "cage de fer" wébérienne : dans les organisations publiques et privées, une technobureaucratie de "spécialistes sans âme" réalisait un ouvrage "inattaquable" et "infrangible" ("unzerbrechlich") (WEBER, 1922, 1956). Elle accomplissait "le destin de nos temps", le "nihilisme de la modernité". Dans un monde régi par "l’absolue calculabilité des résultats" le but est donné comme "quelque chose qui n’exige aucune explication", au contraire de ce qu’exigerait une "rationalité substantielle" désormais effacée.

Dans "la société de l’argent" étudiée par (Georg SIMMEL, 1907), l’homme devient une "chose" rationalisée pour l’homme : les rapports "rationnels" sont objectivés, instrumentalisés et vidés de leur contenu émotionnel. Les relations entre personnes disparaissent dans l’anonymat des fonctions. On exécute une tâche impersonnelle "objectivement" assignée. Le pouvoir personnel disparaît derrière les impératifs techniques et les objectifs impersonnels. Désormais, une méthodologie abstraite peut décomposer la réalité concrète de l’homme au travail et celle de l’organisation vivante.

Fils de cette "rationalité instrumentale", F. -W. TAYLOR fonda son Scientific Management (1911). Son appel à une "révolution mentale" consista à dépasser les pratiques subjectives et arbitraires antérieures par des méthodes "objectives" susceptibles de transcender les conflits d’intérêt entre les entrepreneurs et les travailleurs, les amenant ainsi à collaborer pour le bien commun du développement économique. Mais en dépit de ces intentions "humanistes", à un moment où les usines recrutaient des masses technologiquement analphabètes, la "technique rationnelle" de l’Organisation Scientifique poursuivait, et poursuit encore de nos jours, la dépossession du savoir-faire concret des travailleurs en niant leur liberté d’invention et la possibilité d’adapter les tâches à leur organisme et à leurs aptitudes. Elle impose la division des tâches en gestes élémentaires, la répétitivité et la monotonie, la contrainte des cadences, l’anonymat et l’interchangeabilité, la déqualification et l’absence de sens du travail.

Les conséquences sur la santé mentale et les souffrances psychiques liées à ce travail chosifié ont été longtemps ignorées.

Des conditions de travail à la pathologie organisationnelle en passant par le stress individuel

Au début, les conditions de vie de la société industrielle firent naître le "mouvement hygiéniste", les académies des sciences sociales et politiques et la criminologie psychiatrique : on visait alors à "médicaliser le contrôle social" (DEJOURS, 1998) au lieu d’affronter la genèse sociale des troubles.

Dans la sphère du travail, on en vint à se soucier de l’hygiène industrielle, à reconnaître les maladies professionnelles et les risques d’accident. Sous la pression des luttes ouvrières, on réduisit la durée du travail, on essaya d’améliorer les conditions de l’ambiance physique, mais on n’analysait pas, tout en les signalant, les conséquences de l’appauvrissement et des contraintes psychiques.

En 1912, le docteur DESTOUCHES, plus connu en littérature sous le nom de CÉLINE, médecin fonctionnaire de la Société des Nations, envoya de Detroit à Genève un rapport sur le travail déshumanisant à la chaîne de montage. Malheureusement, il fallut attendre les années 50 et 60 du siècle passé pour voir émerger des travaux comme The man on the assembly line par WALKER et GUEST (1952) et The mental health of the industrial worker par KORNHAUSER (1965), sans oublier les grands textes de G. FRIEDMANN.

De leur côté, les syndicats ouvriers ont longtemps méconnu ou refoulé la souffrance psychologique individuelle, la subjectivité souffrante, car elles demeuraient étrangères à une idéologie économiste-matérialiste et relevaient d’un domaine "privé", peut-être même "réactionnaire" (DEJOURS, 1998).

On a essayé d’ "humaniser" les relations de travail en semant, dans le terrain aride de l’ Organisation Scientifique, les graines du "social" par la dynamique de groupe (avec le "sensitivity training" et les techniques d’ "animation"...), "l’analyse transactionnelle", "la culture d’entreprise" et l’on a substitué les "ressources humaines" (une expression aux connotations encore très économiques) à "l’administration du personnel". Mais les résultats de tous ces courants de pensée ont été très souvent décevants, comme l’ont été les initiatives managériales plus récentes : Lean Organisation, Business Process Reengineering, Management by Objectives, Empowerment, Total Quality Management...

Parallèlement, certaines avancées des recherches physiologiques, psychologiques et psychiatriques sur la santé mentale se sont intéressées à la vie au travail. La deuxième partie du siècle passé vit éclore par exemple des études sur le stress individuel, sur les perturbations engendrées par les exigences excessives du travail, et les descriptions du "syndrome de fatigue nerveuse" dans les travaux de bureau standardisés : en 1950 paraît l’essai The physiology and pathology of exposure to stress d’ Hans SELYE, repris en 1956 dans son livre The stress of life. Des enquêtes épidémiologiques s’ensuivirent, visant à mesurer les réactions physiologiques de l’organisme aux pressions psychologiques. Leur souci méthodologique d’objectivation permettait de s’assurer des critères somatiques et biologiques d’évaluation de l’état de santé.

Bien plus récemment, les sources vécues de la souffrance, les liens entre subjectivité et travail sont devenus un champ d’étude pour la psychopathologie qui s’efforce d’identifier les "névroses professionnelles" liées "à une situation organisationnelle et professionnelle déterminée" (AUBERT, PAGÈS, 1989).
Dans les années 70 du siècle dernier, deux mouvements émergent : l’un s’adresse au coping individuel des conditions de stress et développe des techniques correspondantes (autogeneous training, biofeedback,...). L’autre se propose de comprendre les problèmes de santé mentale dans le contexte de l’organisation, pour y déceler "les aspects destructifs pour l’individu et pour l’organisation" (LEVINSON, 1981). A vrai dire, déjà en 1955, Elliot JAQUES avait distingué les organisations et les institutions qui soutiennent la santé de leurs membres, de celles qui "aliènent" la vie des hommes et deviennent des terroirs d’ "anxiété persécutrice" ou d’ "anxiété dépressive". Mais la plupart des experts de l’ "Organization Design" continuaient de croire que les comportements sont tout à fait conscients, auto transparents, et qu’on peut les traiter et résoudre sur un plan exclusivement rationnel.
Or, dans les organisations, comme chez les individus, les souffrances psychiques ont la plupart du temps des racines latentes : styles névrotiques, fantaisies irréalistes, relations confuses et potentiellement destructives. Et de profonds mécanismes de défense protègent tout autant l’image de soi individuelle que l’équilibre précaire dans lequel se tient l’organisation. Ces défenses, qui sont aussi des résistances, nous interdisent d’accepter des prises de conscience trop pénibles, d’admettre nos erreurs et de nous juger sévèrement, d’expliciter les conflits latents, de payer des coûts émotionnels et de nous enfoncer dans la voie incertaine du renouvellement, au point de nous faire préférer, comme le disait TANNENBAUM (1979), "la certitude de la misère à la misère de l’incertitude".
Or, comme il ressort de nos propres expériences dont nous avons donné un aperçu, c’est seulement par une recherche partagée, qui met en évidence l’histoire et les racines des problèmes, qu’on dépasse les résistances au changement.

L’organisation "précarisée" et ses effets pathogènes

On sait que les transformations incessantes et imprévisibles de l’environnement (pour lesquelles on emploie des termes empruntés aussi bien à l’astrophysique qu’à la biologie ( "terra incognita", "bord du chaos", "transition discontinue"…), contraignent les entreprises à des changements qui sont de véritables mutations. Celles-ci sont en effet de plus en plus exposées à des restructurations, des acquisitions et des fusions qui mettent souvent en jeu des rapports de pouvoir déséquilibrés et des cultures incompatibles. Pour beaucoup, la plupart des entreprises seraient obligées, par la compétitivité du marché, à faire changer les coûts directs et indirects du travail pour les ajuster à la marche de leurs affaires.

Mais l’emploi à durée déterminée, le sous-emploi et l’intérim font vivre aux hommes une condition de travail sans continuité d’appartenance à un organisme social et sans la sécurité de la protection sociale. Cette situation porte atteinte à l’identité professionnelle et même à l’ identité personnelle, car elle prive l’individu d’une expérience accomplie de ses compétences, de ses talents, de sa valeur et de son utilité sociale. Dans ces conditions, la plupart des personnes ne peuvent nourrir des projets et des espoirs de développement. Seuls les overskilled (les personnels très qualifiés) peuvent être à peu près sûrs de pouvoir travailler et de pouvoir choisir les entreprises où s’engager.
En même temps, l’entreprise voit s’affaiblir sa "légitimité sociale", fruit selon SAINSAULIEU) de son rôle de "productrice de sens" et de foyer identitaire. En effet, le pouvoir économique attaque le droit du citoyen au travail et vise à fragmenter les classes des travailleurs et leurs associations. L’entreprise se "déresponsabilise" à l’égard de la société, ce qui ouvre la voie à de probables tensions pour l’avenir.

Plusieurs études ont fait ressortir les conséquences éthiques de l’emploi temporaire en l’absence de rapports de responsabilité interpersonnelle et de soutien. C’est ce que Richard SENNETT appelle la Corrosion of Character (1999). L’entreprise peut parvenir à externaliser, non seulement le recrutement, mais également l’administration et la gestion des "ressources humaines". Les travailleurs ne sont plus alors que visiteurs ponctuels. On néglige l’importance des "biens intangibles" : les compétences, le "climat social", la motivation... Mais combien de temps et quel degré de confiance faut-il pour que les interprofessional teams se forment, se stabilisent, s’entendent pour travaillent efficacement ?
Aujourd’hui "la précarité est partout", disait Pierre BOURDIEU (1987). Au sein d’une société qui produit des entreprises "précarisantes" et qui est produite par elles, l’abandon de la "solidarité de destin" affirmée par KANT et rappelée par Zygmunt BAUMAN (1999) laisse place à "une condition multiphrénique" qui consiste à naviguer sur un courant de l’être instable, enchaîné et controversé donnant lui-même naissance à un "soi inauthentique", un "non soi" (GERGEN, 1998). Il s’agit là d’une nouvelle condition décrite également par BAUDRILLARD (1973) et par JAMESON (1984).

Or, la psychopathologie nous aide à percevoir les conséquences concrètes de la "culture du narcissisme", décèle la fréquence des états borderline et des "névroses gnoséogénétiques" que KUBIE (1958) attribuait déjà à la distorsion des fonctions symboliques et du rapport de l’homme à un monde insensé et désorienté. Aux systèmes de signification portés par les idéologies de classes et nationalistes, succède désormais le "vide sans tragique et sans apocalypse" (LIPOVETSKY, 1983), le monde éphémère où les rapports sociaux se construisent seulement à travers la consommation. Déjà The Empty Society de GOODMAN) dénonçait "l’exclusion de l’homme" par la présomption d’ "omnicompétence" de l’establishment managérial déshumanisant la société.

On pourrait appliquer à l’entreprise "précarisée" les considérations de BAUMAN (1999) sur l’homme comme assemblage de fragments sans cesse remis en cause, jeté dans "un sentiment ambivalent d’aventure qui excite et de confusion qui paralyse" : son identité est "effaçable et réutilisable", "remplaçable et recyclable, fabriquée, comme la postmodernité en plastique biodégradable". Les contradictions intenables de ce modèle de développement sont relevées par Charles HANDY (1997). Celui-ci rappelle les préoccupations qui étaient déjà celle d’ Adam Smith à l’égard d’une "croissance sans règle qui peut aboutir à l’économie du superflu". Selon cet auteur "le capital intellectuel et les compétences des hommes sont ce qui compte vraiment", mais l’économie monétaire les ignore et les piétine.

À travers la flexibilité, on se soumet au déterminisme prétendument fatal des "lois de l’échange" concurrentiel. Mais les hommes, responsables de la construction de leur société, sont tenus à ce qu’affirmait MERLEAU-PONTY (1955) pour le sujet : ils sont appelés "à assumer toutes les déterminations pour déterminer par elles leur (son) destin".

Nous ne pouvons certes pas faire abstraction de l’essentiel de la vie économique : nous travaillons pour les autres qui travaillent pour nous. Mais l’économie se fonde précisément sur l’utilité mutuelle et sur la confiance entre individus et entre collectivités humaines. Sans cette confiance, la vie économique cesse de fonctionner. C’est pourquoi Lester THUROW) a pu proposer un "capitalisme communautaire", en lieu et place d’un "capitalisme sauvage", faute de quoi, "comme d’autres utopies du vingtième siècle, l’économisme sera avec ses désastres englouti par l’histoire dans le puits de la mémoire" (GRAY, 1998).

Au contraire, le "capitalisme communautaire" d’ Adriano OLIVETTI a réalisé jusqu’à un certain point cette utopie d’une "communauté de travailleurs" où les différences, tout en persistant, était dépassées dans le travail pour la "communauté de la société".

Les interventions thérapeutiques

L’organisation inapte à entretenir des rapports adaptatifs et créatifs avec son milieu met en danger sa propre intégration intérieure. De même, celle qui n’entretient pas son intégration devient incapable de répondre aux demandes de son milieu.

La persistance du syndrome névrotique

On a tracé, en termes médicaux, le cadre comparatif permettant de distinguer l’organisation "saine" de l’organisation traversée par le malaise "névrotique" ou la "maladie dégénérative". L’organisation névrotique peut vivre une condition d’équilibre précaire (steady state) soutenue par un niveau suffisant de leadership, d’activation et de confiance. Si elle parvient à affronter ses problèmes, elle peut recouvrer la santé. Sinon, elle entre dans le state of decline (MERRY, BROWN, 1987) : elle perd irréversiblement le contrôle de son milieu, abîme ses ressources, s’enfonce vers la désagrégation, de façon linéaire ou à travers des crises cycliques et des épisodes ruineux. Mais l’organisation peut aussi "refouler" ses difficultés et essayer de maintenir le "statu quo" : dès lors, les mécanismes de défense distordent les perceptions fâcheuses et font sous-estimer les informations négatives.

On a tiré de plusieurs recherches les principaux traits de l’organisation névrotique (encadré 2).

Encadré 2

Les principaux traits de l'organisation névrotique :
- la multiplication des désaccords quant aux buts, aux valeurs, et aux engagements de (dans) l'organisation.
- un fonctionnement inefficace et inefficient, une perte de contrôle de l'environnement, un grand désordre dans les décisions et les actions, une dispersion des énergies et des ressources.
- la confusion dans les rapports sociaux et l'émergence de phénomènes régressifs dans les groupes.
- des communications rétrécies, insuffisantes "filtrées" ou entravées.
- un "climat" moral très bas, fait de frustrations, de passivité, de démissions et de résignation.
- une image de soi marquée par l'impuissance, "scénario de faillite" chez les acteurs ("failure script" selon
MERRY, BROWN, 1987).

Enfin, on a fait ressortir les causes fondamentales et souvent interactives de l’incapacité de changer :

- la rigidité d’un leadership qui s’obstine dans une idéologie périmée ou dans l’énonciation de règles obsolètes, voire qui est lui-même franchement névrotique.
- des conflits d’intérêts, entre les différents niveaux et les secteurs de l’organisation.
- la peur vis-à-vis du remplacement nécessaire du paradigme organisationnel, c’est-à-dire d’une reconstitution des rapports avec le milieu, des structures et des activités.

Cette persistance s’accompagne généralement d’un refus chez les acteurs de "prendre conscience" de leurs propres responsabilités pour les erreurs et les comportements passés qui ont produit les dysfonctionnements du présent. Il faut discerner ce qui a été valable et a soutenu l’organisation de ce qui l’a détériorée. Un rappel superficiel, fuyant, négligent, est enclin à retomber dans un oubli qui engourdit le jugement : il permet l’indulgence, l’absolution, la préservation de l’image de soi. On se souvient de ce mot de F. NIETZSCHE Au-delà du bien et du mal : " “J’ai fait cela” dit ma mémoire. “Je ne puis avoir fait cela” dit mon orgueil. À la fin, c’est la mémoire qui se rend ". Seule une mémoire "critique" qui accepte une rétrospection pénible consent au "travail du deuil" et, par-là, à une façon nouvelle d’être et d’agir.

L’organisation peut persister en étayant - de mauvaise foi, la façade qui cache un bâtiment malsain. Ou bien elle peut, de bonne foi, persévérer dans une "auto-duperie" typiquement névrotique, en poursuivant des stratégies velléitaires qui ont une fonction d’ "absorption névrotique" dans un futur qui devrait délivrer des problèmes du présent. On parvient alors à partager une "représentation illusoire" du réel par la confirmation interpersonnelle des défenses individuelles. Cette "désensibilisation" au réel fait que les systèmes centraux de contrôle ne sont plus renseignés quand des variables essentielles sont sorties des limites d’équilibre. On prive la haute direction d’une perspective complète et actualisée, et par suite on l’empêche de juger et d’agir à temps.

Plusieurs auteurs (Levitt , 1978; PETERS, WATERMAN, 1982) ont dénoncé à cet égard la "déformation culturelle" des Business Schools qui "pourvoient leurs élèves des instruments indispensables à l’analyse quantitative mais en rétrécissent gravement la vision : elles ne préparent pas à la vue globale de la complexité des variables organisationnelles, et donc elles ne forment pas à la capacité de gestion". L’apprentissage managérial y privilégie le profit à court terme au détriment du développement de produits, de services et de procès qui assureraient la croissance de l’entreprise à long terme, préférant soumettre, voire sacrifier, les fruits concrets du travail à l’abstraction financière. Le style de management qui s’ensuit risque de "rémunérer, renforcer, encourager les attitudes d’individus qui ont un désir intense de pouvoir et de gloire, l’envie de subjuguer et détruire leurs concurrents, l’avidité pour des gains personnels, jusqu’à en être dominé d’une façon pathologique" (LABIER). Or, ce caractère pathologique est le plus souvent refoulé par la rationalisation d’une telle culture d’entreprise.

Différents "styles névrotiques", comparables aux syndromes individuels, apparaissent dans les configurations organisationnelles, que les analyses nosologiques des chercheurs ont différenciées selon qu’ils sont paranoïde, compulsif, dramatique, dépressif ou schizoïde. Les chercheurs ont constaté notamment l’empreinte pathogène de la personnalité des dirigeants (KETS DE VRIES, MILLER, 1984 ; MERRY, BROWN, 1987).

Enfin, le burn-out, cette "maladie de l’idéalité" que FREUDENBERG (1974) avait découvert et décrit chez les travailleurs des institutions psychiatriques, a été bien mis en évidence dans les "entreprises de l’excellence" (AUBERT, DE GAULEJAC, 1991). Alors que les organisations "autoritaires" font appel au Surmoi punissant la transgression, celles qui poursuivent des buts innovateurs et des résultats de haute qualité demandent le plus souvent "adhésion idéale et expression créatrice" : le Surmoi est alors au service d’un Idéal du Moi très exigeant, dont la pression produit un Moi Idéal qui s’identifie à l’idéal de l’organisation et ses buts ambitieux. Si ces buts sont manqués, l’écroulement du Moi Idéal écrase la personne.

Les différentes configurations des symptômes partagent une même racine : la perte de contact sain avec le réel et la représentation illusoire de la situation. Et de profonds mécanismes de défense protègent l’image de soi dans laquelle l’organisation se complaît et l’équilibre dans lequel elle se tient, quoique précairement. Comme on l’a dit plus haut, une illusion fantasmatique partagée dissimule la dissonance entre l’état de frustration et l’impuissance à la dépasser.

Peter SENGE (1997) souligne "les comportements les plus primitifs" qu’adoptent les dirigeants sous le stress face au changement : "la paranoïa du contrôle, la manie de l’urgence, le rétrécissement des temps et la réduction des coûts... On persuade les top managers de déléguer leurs décisions, mais dès que se présentent des difficultés, ils se hâtent de recentraliser". C’est une "anxiété extraordinaire" qui s’empare aujourd’hui du management.

Le steady state d’équilibre névrotique peut s’effondrer dans le state of decline. Mais il peut au contraire, si l’on affronte sérieusement les problèmes, être dépassé en recouvrant un état d’organizational health ("santé organisationnelle"), c’està-dire en retrouvant l’efficacité opératoire physiologique et le bien-être psychologique.

Le diagnostic et l’anamnèse

Le travail de diagnostic est possible si les acteurs les plus marquants d’une organisation sont disponibles pour une sérieuse "introspection rétrospective". Diagnostiquer la maladie du corps organisationnel, à travers les symptômes objectifs et les symptômes subjectifs, signifie prendre connaissance, tout à la fois, du "système des activités" et du "système des significations" (CHECKLAND, 1981), c’est-à-dire simultanément des faits et des interprétations qu’en donnent ceux qui les ont produits et les produisent (encadré 3).

Le diagnostic utilise et intègre dans sa démarche les différentes méthodes disciplinaires propres aux compétences professionnelles de l’organisation. On saisit la dimension subjective, cognitive et émotionnelle, dans la signification que les faits, objectivement vérifiés, ont pour les individus et les groupes. Par le diagnostic multidimensionnel des symptômes actuels et par leur anamnèse, on rend "explicites" les attributions de sens "tacites" (POLANYI , 1967) qui reposent sur l’intériorisation des critères de valeur en usage dans l’organisation.

Encadré 3

Système des activités et systèmes de signification

La connaissance du système des activités :

- Approche analytique, formelle, quantitative.
- Méthodes objectives : recueil de données ponctuelles et longitudinales (écoulements historiques); observations directes, enregistrements, échantillonnages, notamment analyse des moments critiques, des succès importants et des échecs.

L'évidence des systèmes de signification :

- Approche descriptive, phénoménologique, qualitative;
- Méthodes subjectives : entretiens individuels; rencontres de groupe; questionnaires; approfondissement des raisons des bonnes et des mauvaises performances, des conditions qui nourrissent la motivation et de celles qui apportent stress et frustration.


On dispose donc, d’une part des méthodes issues des disciplines qui ont pour objet les marchés et les produits, les procès techniques et la gestion économique, et, d’autre part, d’un autre équipement qui est du ressort de la psychologie clinique, de la sociologie qualitative et de l’anthropologie culturelle. Le moment du diagnostic réclame la présence des principales composantes et niveaux de l’organisation détenteurs des connaissances, des expériences et des compétences pertinentes. Ces instances peuvent faire appel à des compétences professionnelles extérieures qui apportent une contribution méthodologique et une confrontation avec les expériences d’autres organisations. Mais, pour être efficace, cette contribution doit suivre une inclusive strategy, c’est-à-dire reposer sur une participation active des intervenants extérieurs, non seulement dans la phase de diagnostic, mais également au cours du procès thérapeutique. C’est, selon nous, au moins en partie grâce à cette intégration d’approches et de méthodes, et à notre participation "inclusive", que les transformations de l’organisation du travail purent aboutir dans les usines Olivetti.

Le changement thérapeutique

L’ampleur et la profondeur, les objets et les caractéristiques des changements diffèrent d’une situation à l’autre. Le changement peut concerner les buts essentiels de l’organisation et donc affecter les paradigmes mêmes de sa structure et de sa culture. Tel est le plus souvent le changement des organisations "malades".

A la suite d’une prise de conscience lors de la phase de diagnostic, l’organisation est à même de définir ses buts et les stratégies qui permettent de les poursuivre. En cohérence, elle peut : façonner ses rapports avec ceux à qui s’adressent ses produits ou ses services (clients, citoyens, patients, élèves...), dessiner le procès de ses activités (leurs enchaînements, leurs interactions et leurs points critiques), assigner les responsabilités et les espaces d’autonomie, assurer les supports et les synergies. Les principales étapes d’un procès thérapeutique peuvent ainsi être décrites. Il s’agit :

- de définir des stratégies et des objectifs réalistes, clairs, partagés (et pourvus de critères aptes à évaluer la réalisation des résultats et l’emploi efficient des ressources).
- d’acquérir les ressources convenables (financières, techniques et instrumentales, professionnelles).
- d’envisager les plans et les programmes aptes à mettre en oeuvre les procès qui engendrent les structures fonctionnelles et les rôles individuels, en équilibrant la différentiation et l’intégration, en assurant la régularité et la flexibilité;
- de répartir les rôles décisionnaires et d’en proposer les formes et les procédés opératoires;
- de dessiner le système des communications (contenus, sources et directions, temps, moyens);
- de dessiner les activités correspondantes concernant le travail humain : le choix et le placement des personnes, la formation et l’apprentissage, les lignes de développement professionnel, la rémunération, les formes de leadership et de soutien, les modes de confrontation et d’établissement des accords;
- de développer enfin les innovations par l’expérimentation, suivant des hypothèses capables d’évoluer.

Le progrès expérimental fait vivre à ceux qui y sont engagés "le succès à court terme" qui est nécessaire pour rassurer sur l’efficacité d’une action prolongée et soutenir la motivation à persévérer. Au cours de cette expérimentation, les travailleurs jouent le double rôle de parties fonctionnelles et contrôlables et d’expérimentateurs du système. L’expérimentation et l’introduction des innovations doivent s’effectuer dans un périmètre bien circonscrit avant d’envisager des extensions avec les ajustements propres aux différentes parties de l’organisation.

C’est à la réalisation de telles transformations systémiques et expérimentales que nous avons été amené à participer dans les cas décrits plus haut.

"Apprendre" et "changer" vont, selon nous, ensemble. "Apprendre à changer" relève d’une conception que WIENER (1968) avait opposé au problem solving proposé par VON NEUMANN (1966). Le problem solving se base sur l’axiomatisation : la conception d’un système et la solution de ses problèmes se fondent sur son principe logique, duquel on déduit ses connexions rationnelles et la description analytique de son organisation. WIENER au déterminisme logique l’ ouverture probabiliste et l’ "heuristique" propre aux systèmes vivants : le learning sourd dans le comportement du système réel en évolution; on le connaît par l’étude des propriétés qui ressortissent dans son réseau de connections.

Les initiatives d’Action Learning ont prouvé que "agir, réfléchir et apprendre sont inséparables", que l’innovation est learning by doing in interaction. En réfléchissant sur l’action "on apprend donc à apprendre". Le procès d’attribution de sens (sensemaking) se construit dans la rétrospection partagée par ceux qui ont tissé ensemble le nouveau contexte.

L’organisation engendre simultanément sa structure intérieure et la structure du monde dans lequel elle vit, tout comme pour l’épistémologie génétique de PIAGET, "l’intelligence organise le monde en s’organisant elle-même". Dès lors la déstabilisation du monde déséquilibre la vie de l’organisation. FLORES et LUDLOW (1981) s’inspirent à ce propos de l’analyse heideggerienne de la "fracture" (BRUCH) : quand le monde de l’expérience est stable, habituel, contrôlable, il est vécu comme "transparent", naturel ; il vient tout seul. Quand ce monde subit une "fracture", il est vécu comme déchiré, opaque, étranger. Il nous faut alors le redéfinir, et redéfinir la façon dont nous pouvons nous y tenir et nous engager en lui. Et notre projet est borné au champ des possibilités que nous pouvons envisager comme ouvertes seulement dans l’ "ici et le maintenant". Les autres, quoique rationnelles, nous sont "fermées". Mais cette "fracture" met en crise l’équilibre de la "subjectivité collective" de l’organisation, c’est-à-dire l’équilibre des rapports et des interactions entre les différentes fonctions et cultures professionnelles (techno-scientifiques de genres divers, financières, commerciales, administratives, juridiques) et entre niveaux hiérarchiques.

Pour reprendre un contact réaliste avec le monde et "réorganiser" le milieu interne de l’organisation, les composantes de celle-ci sont amenées à confronter leurs vues et leurs approches, sur le terrain de la vie et des problèmes communs : il faut communiquer dans une rationalité ouverte que l’on construit "en partageant une forme de vie qui précède les conventions sociales et la logique rationnelle" (WITTGENSTEIN, 1953). On réalise l’accès aux "discours compossibles" dans un univers "transversal" MERLEAU-PONTY, 1945), on développe une pensée "multidimensionnelle" et "dialogique" (MORIN, 1986). Les connaissances "tacites" deviennent alors "explicites" (POLANYI, 1967) et deviennent des connaissances partagées et "rénovées".

En d’autres termes, en confrontant les différentes façons d’approcher une réalité dont on fait l’expérience commune, on apprend à "voir les choses à travers les yeux de l’autre", d’après la belle expression de VON FOERSTER). C’est l’expérience de la "prégnance symbolique" de toute vie collective que nous avons eue la possibilité de vivre maintes fois.

Dès lors, le "méta-niveau" des buts communs et des résultats utiles dont on est solidairement responsables fait comprendre et résoudre les divergences et même les oppositions où s’enracinaient les problèmes et les menaces liées à la vie de l’organisation.

Conceptions de l’organisation et guérison

Les hommes agissent au sein d’une situation spatiale et temporelle, donc historique, qui leur préexiste et qui contient le sens de leur action : le sens inhérent à la culture de "la société qui est sens, domaine et condition de sens" (DUMONT, 1983).
Dans la simultanéité, on constate les ressemblances et les différences culturelles; on voit ce qui est accepté, adapté, refusé au sein des influences réciproques. Par exemple, les caractéristiques spécifiques de la culture organisationnelle américaine ou européenne, n’apparaissent jamais aussi bien que lorsqu’elles sont confrontées à l’apparente "homogénéité sociale" de l’organisation japonaise.

Les structures, les pratiques, l’idéologie d’une organisation sont ainsi fondées sur des valeurs explicites ou des assomptions implicites dans la culture de la société où elle s’insère. Celles-ci produisent, en général, des propositions trompeuses. Par exemple, il est illusoire de poursuivre l’ordre physiologique de la vie organisationnelle, d’assurer sa santé, en se focalisant exclusivement sur ses relations intérieures. Comme on a vu plus haut, l’organisation saine vit pour le monde auquel elle doit apporter les fruits de son action.

L’organisation inguérissable : la cage unitaire et l’arène des pouvoirs

Les conceptions dominantes de l’entreprise ont développé différentes visions de la vie organisationnelle.

- Dans la conception mécaniste (et aussi économiste) de l’organisation, les buts que les acteurs sont censés partager, sont établis par un top management dont la principale fonction est de valoriser le capital investi pour la conquête du marché. On règle des relations entre des individus dépourvus de racines historiques et de différences sociales : les "ressources humaines" relèvent, comme les ressources techniques, de la "gestion de portefeuille" (ODIORNE, 1984). Remarquons que pour cette conception a-politique, a-historique et a-sociologique, la question ne se pose pas "sur la façon dont on peut concevoir la construction de la réalité individuelle et organisationnelle" (SIEVERS, 1986). Cet objectivisme rationaliste considère les hommes comme une variable d’ajustement à une organisation "donnée". Dans cette perspective, la vie de l’organisation risque d’être "emprisonnée" dans des systèmes d’une gestion aveuglée par le souci de quantifier, par l’obsession des résultats à court terme et enfin par le sacrifice des fins aux moyens.
- La conception organiciste des Human Relations et ensuite de l’Organization Development, quant à elle, maintient ce qu’on a appelé "un mythe unitaire". Dans les organisations, où la structure et les tâches sont encore dessinées par l’ingénieur en organisation et par les techniciens des temps et méthodes, s’insèrent, de façon inégale, les sciences de l’homme. Celles-ci ont le plus souvent pour fonction d’assurer l’unanimité : les conflits seraient dus à des traits personnels d’immaturité et d’inadaptation, à des rivalités entre individus et entre services. Dans le cadre de ce psychologisme participationniste, la "normalité" est pragmatiquement vue comme "adaptabilité". L’unanimisme recherché est seulement réalisable sous l’impulsion d’un management auquel on demande d’agir suivant un leadership de "participation", capable de déléguer les décisions et de "motiver" les hommes.

Dès lors, pour guérir les communications dans l’organisation, on a proposé le training group, qui était censé résoudre les problèmes par la prise de conscience des entraves personnelles aux rapports entre individus et au sein d’un petit groupe. Des limites semblables enferment aujourd’hui les illusions de la formation des cadres, depuis celle traditionnelle aux "relations humaines" jusqu’à l’ "analyse transactionnelle" et aux "compétitions de groupe", en passant par les enquêtes sur le "climat social" (qui réduisent les situations réelles des hommes aux codes d’un questionnaire), les confrontations meetings, etc.

Mais dans cette organisation auto référentielle, généralement, comme le dit PYM) "le cadre d’une moyenne ou d’une grande entreprise éprouve beaucoup de difficultés à trouver un sentiment de réalisation dans ce qu’il fait. La réponse de l’homme industriel à cette crise est de nier cette réalité. A la place, il a inventé toute une panoplie élaborée de symbolismes, de réunions, de direction par objectifs, d’évaluation et d’estimation, de systèmes d’information (par exemple les sorties d’ordinateur), de programmes de recrutement de diplômés universitaires, de sciences de la gestion, et de reformulation des tâches qui fournissent l’illusion des objectifs, de la matérialité, de la responsabilité personnelle et de la performance ". "Il semble que la notion de travail ait été transformée en tâches et en performances" SIEVERS, 1986) et, plus récemment, en "compétences". Les dirigeants et les cadres doivent gérer les rapports des hommes avec l’organisation et "faire en sorte que des gens agissent et produisent dans des conditions qui normalement ne devraient pas les motiver ". Cet auteur constate que la motivation remplace le pouvoir et la coercition en devenant un instrument de manipulation, et aussi de contrôle, des mécanismes psychiques. A bien des reprises, nous avons pu réaliser le caractère stérile de telles substitutions lorsqu’il nous a été donné de travailler dans un milieu qui ne poursuivait pas ces illusions maléfiques.
En opposition aux "mythes unitaires", l’organisation peut être pensée comme une arène où les intérêts (de classe, de groupes professionnels) se confrontent. Pour comprendre sa vie, il faut connaître les objectifs de ces différents acteurs sociaux (CROZIER, FRIEDBERG, 1977). L’équilibre fonctionnel de l’organisation est la résultante de ces champs de force, de ces jeux de pouvoir et d’influence et du contrôle des tensions. On règle l’organisation d’après la distribution hiérarchique de l’autorité et on y adapte les structures. L’autorité est une attribution de statut personnel et s’exerce sur les personnes subordonnées plutôt que sur les fonctions. Le dirigeant est reconnu comme tel, plus par son degré de compétence professionnelle que par sa capacité de coordination.
Des risques connus de souffrance sont liés, soit à des situations impropres de subordination personnelle, soit aux tensions entre groupes, à la précarité des équilibres de pouvoir et à celle des résultats du travail.

Enfin, pour une autre conception, l’organisation est considérée comme intrinsèquement déshumanisante et pour ainsi dire damnée : elle est jugée comme aliénante, fermée aux chances d’expression du potentiel personnel et à celles de relations inter-personnelles et sociales authentiques (MÉDA, 1995). De même, certains psychanalystes proposent de libérer l’individu de ses "fantasmes" de projection et d’identification à l’égard de l’organisation.

La santé "héraclitéenne" de l’organisation

Vue dans le cadre de l’ "autopoïésis" des systèmes vivants, on peut dire qu’une organisation humaine se comporte comme un organisme biologique qui façonne son milieu en même temps qu’il est façonné par lui. La responsabilité de se donner une mission dans ce milieu tient à la nature du système intentionnel (purposeful system) de toute organisation humaine. Ce milieu est un contexte culturel qui oriente les actions d’hommes qui agissent dans des univers à la fois déjà structurés et en constante restructuration, transformés par la pratique incessante des acteurs : c’est ce que BOURDIEU appelle "le structuralisme constructiviste" et GIDDENS "la théorie de la structuration" (DUPUIS, 1990). Cette vie qui devient est une prise de conscience et une innovation de l’identité culturelle.

Comme nous l’avons fait remarquer plus haut, les composantes d’une organisation complexe sont des variables de natures très diverses : elles sont réciproquement irréductibles, interagissent sans cesse et produisent un ordre dynamique, donnant lieu à des fluctuations et à des restructurations. En considérant le jeu de leurs interactions, on repère celles qui dominent le champ de la variabilité et leurs effets probables : on réduit l’incertitude et on est en état d’ "orienter la variabilité".

On met en général l’accent sur des systèmes de tension entre des pôles difficilement conciliables. Par exemple, le Scientific Management avait sa cohérence dans la prise en compte exclusive des pôles figurant dans la partie gauche du tableau suivant (encadré 4), tout en oubliant les pôles de la partie droite.

Mais l’analyse par oppositions polaires paraît essentiellement liée aux dichotomies conceptuelles (corps / esprit, homme / nature, sujet / objet, individuel / social) qui ont conditionné la culture de la société industrielle. L’irréalisme d’une telle abstraction "disjonctive" apparaît au grand jour lorsque ces pôles se définissent réciproquement ("l’individu" se détache sur le "collectif" et le collectif n’est qu’une collection d’individus) et surtout lorsqu’ils s’engendrent mutuellement : par exemple, on ne produit point de "profit" sans des travailleurs à qui on paie un "salaire", et on ne peut payer de salaire en l’absence de profit.

On ne peut pas méconnaître ces tensions contradictoires. En effet, quand on ignore ou quand l’on refoule l’un des pôles, ce que fait l’Organisation Scientifique du Travail, on s’aveugle : on veut effacer la coexistence d’instances complémentaires qui s’influencent continuellement, interagissent en convergeant et en divergeant, se spécifient et se reconnaissent dans leur relation : la vie de l’entreprise est faite de cet équilibre dynamique. Une analogie s’impose ici : l’équilibre physiologique confié dans l’organisme à la régulation d’excitation/inhibition exercée par le système nerveux autonome. Mais l’équilibre vivant, assuré ici par les automatismes nerveux, doit être conquis dans la vie de l’entreprise par l’intention consciente, confirmé et modifié tout au long de l’évolution du milieu interne et externe, et reconquis à travers l’expression des contradictions et la solution aux conflits qui s’ensuivent.

Ce tissu essentiel de rapports entre des instances contraires est propre aux systèmes vivants. On est fondé à appliquer à l’entreprise les observations de (PRIGOGINE et STENGERS) sur les fonctions stabilisantes et déstabilisantes des "structures dissipatives" dans les systèmes humains. La psychologie des profondeurs a dévoilé avec JUNG les compensations entre conscient et inconscient. Dans le développement cognitif, d’après PIAGET, la contradiction entre dimensions cognitive et comportementale est la source de la création de nouveaux concepts. La conscience de soi implique la conscience de l’autre, l’identité individuelle se fonde sur la relation à l’autre, l’identité collective sur la relation à un autre collectif : c’est une relation qui renouvelle.
Les systèmes complexes sont homéostatiques. Les écarts activent la correction de situations dangereuses pour la survie et l’évolution du système. Ce qui se présente dans le système comme risque pathogène en renouvelle salutairement la vie. En général, on peut dire avec BATESON (1972) que les oppositions analytiques sont des cristallisations provisoires des procès. L’entreprise vit dans une transition qui la rend toujours "imparfaite", la force à redéfinir les rapports entre les composantes de sa vie complexe et à renouveler la synthèse entre leurs pôles. Cette synthèse n’est pas un juste milieu, mais elle fait ressortir des propriétés irréductibles à celles représentées dans une dichotomie polaire. Par là, un système de travail organisé vit par le choix intentionnel des possibilités d’action qui forment son avenir. C’est ce que, dans ses études sur le management stratégique, ANSOFF (1979) appelle l’ "ouverture exploratrice" et "créatrice" d’une entreprise.

La "totalité intégrative" d’une pluralité de facteurs et de buts rappelle alors la concordia discors ou la discordia concors d’ HÉRACLITE : "L’opposé est concordant, et des désaccords surgit une très belle harmonie". Pour ce qui concerne l’organisation, son principe vital et le fondement de sa capacité à changer résident dans la confrontation compétitive entre des exigences différentes (quantité / qualité ; centralisation / décentralisation ; connaissances formelles et informelles…) et des acteurs différents (actionnaires, travailleurs, partenaires techniques et commerciaux…).

Une longue histoire de rationalisation et de refoulement à l’égard de ce qui constitue l’essentiel de l’entreprise a abouti fréquemment à l’échec des tentatives d’innovation et d’amélioration de son fonctionnement.

Les leçons de notre expérience professionnelle dans l’industrie (surtout celle, privilégiée, à la compagnie Olivetti) et dans des institutions de santé et de service social sont conformes aux réussites d’expériences réalisées par ailleurs (notamment celles bien connues du Tavistock Institute et d' Action Research et celles, moins connues, de l’Instituut voor Organisatie Wikkeling néerlandais). Ces expériences ont mis en évidence le cadre névrotique de la vie organisationnelle ainsi que les attitudes culturelles et les mécanismes psychologiques de défense qui le font persister. L’organisation en sort si ses membres acceptent une "prise de conscience" de leurs insuffisances, erreurs et responsabilités.

Le diagnostic et l’anamnèse joignent les méthodes objectives et subjectives, l’évidence des faits et la compréhension de leur signification pour les sujets individuels et collectifs.

De même, le processus de transition thérapeutique vers une vie organisationnelle plus saine repose sur un développement logique et une ouverture heuristique, au cours d’une découverte de potentiels et de limites ainsi que sur un apprentissage interactif.

L’organisation saine est un système de responsabilités qui fait opérer dans une interaction dynamique, concordia discors ou discordia concors, des individus et des groupes aux compétences diverses et aux intérêts différents : ce qui crée l’ordre mental, fonctionnel, moral et émotionnel de l’organisation.

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Autres sources




Dr Francesco Novara (Turino)
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