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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.59.B L’entreprise libérée : une philosophie pratique stimulée par un écosystème par Isaac Getz et Laurent Marbacher (2)


Les défis des chefs d'entreprise candidats à la libération de leur organisation

Nous allons lister ces défis dans l’ordre de leur résolution potentielle.
  1.  L'égo du patron :
Il ne s’agit pas ici de ce qu’on appelle le narcissisme, qui pose, d’ailleurs, un grave problème pour l’entreprise traditionnelle aussi. Il s’agit de cet aspect de l’ego qui fait croire au chef d’entreprise qu’il ou elle possède une intelligence supérieure à celle des autres. Un tel état d’esprit et son corolaire, la croyance en ce que McGregor a appelé la « médiocrité des masses », conduisent à la méfiance envers la capacité des subordonnés de trouver de bonnes solutions.
 
La résolution rationnelle de ce défi aurait été d’apporter à la connaissance d’un tel patron les résultats de la recherche psychologique sur l’intelligence. En effet, lorsqu’elle est mesurée par les tests de style QI, on constate que l’intelligence est distribuée de façon inégale entre les individus. Elle est aussi très corrélée avec les résultats scolaires. Enfin, on ajoutera à l’intention du patron, que les psychologues définissent l’intelligence comme la capacité à manipuler des symboles, numériques et verbaux. Si l’on prend l’analogie d’une voiture, l’intelligence est comme un moteur. L’erreur – dira-t-on au patron – provient de la confusion entre l’intelligence et la capacité de résolution de problèmes, cette dernière demandant à la fois l’intelligence et la connaissance – les fameux symboles – que cette intelligence manipule. Un moteur puissant sans destination ni carte permet au conducteur d’aller vite mais aussi parfois d’aller dans le mur. C’est pour cette raison que les meilleures solutions viennent des salariés de terrain. Quand bien même leur intelligence se- rait moins grande, quand bien même ils prendraient plus de temps pour résoudre un problème, la vérité est qu’ils possèdent une bien meilleure connaissance des problèmes qu’ils rencontrent en comparaison avec celle des managers ou des chefs d’entreprise qui ne passent sur le terrain qu’une petite partie de leur temps.

Les patrons intelligents comprendront les considérations sur l’intelligence et la connaissance que nous venons d’exposer, puis… beaucoup les rejetteront. Certains diront : « C’est flatteur tout de même de donner des solutions », ou encore, « Ils attendent de moi la solution ». Cette réaction, les psychologues la connaissent aussi. Ce n’est pas parce qu’une personne sait qu’une chose est mauvaise, qu’elle est prête à l’abandonner, il suffit de poser la question aux fumeurs. Le vrai défi est donc le suivant: comment faire pour qu’un patron ait envie d’abandonner son ego ?
 
2. Le mandat de la transformation

Une fois le défi de l’ego résolu, un autre défi surgit, celui du mandat pour transformer son entreprise. La situation idéale est celle d’un patron propriétaire à 100 % de son entreprise. En revanche, si un chef d’entreprise est actionnaire minoritaire ou chef d’entreprise salarié, il doit convaincre son conseil d’administration. De manière similaire, dans un grand groupe, le patron d’une BU doit convaincre la direction du groupe. On dit souvent que le pouvoir – ici de transformer l’entreprise – ne se donne pas, mais qu’il se prend.
 
​3. Le démarrage 

Si le patron a le mandat, le défi suivant est de décider par où démarrer la libération. L’habitude mentale des chefs d’entreprise consiste à appliquer des recettes, des méthodes, des processus, souvent en s’appuyant sur un consultant pour la mise en œuvre. Or, dans un projet de libération, ils se trouvent face à une démarche de création, et même de co-création, dont ils sont les (co-) auteurs. Le chemin n’est ni tracé, ni connu, ni garanti, et c’est bien plus difficile. Créer n’est pas la même chose que gérer « un processus de mise en place d’un nouveau modèle organisationnel », pour reprendre des termes familiers aux patrons. Pour la culture française en particulier, il existe aussi ce problème de l’écart entre la pensée et l’action, surtout lorsque cette dernière doit être créative et collaborative. Notre système éducatif fait croire souvent qu’il suffit d’avoir compris pour que les choses se fassent. Un patron doit souvent se faire violence pour arrêter de vouloir tout modéliser et tout prévoir, comme pour commencer à agir par la vision et l’intuition.
Il s’agit donc d’un processus d’apprentissage, et d’un  apprentissage très profond et difficile. Trois fondamentaux de l’apprentissage des adultes nous paraissent ici importants à rappeler:
  • L’apprentissage ne se réalise que s’il est connecté à une forte auto-motivation. Nous avons abordé ce sujet à l’instant à travers la question du courage d’exiger un mandat ou, bien entendu, celle de l’abandon de l’ego. Nous observons que les libérations réussies ne « tombent pas du ciel ». Elles se font le plus souvent à partir d’un terreau préparé – aussi bien chez le chef d’entreprise que dans les pratiques des entreprises, nous en reparlerons.
  • On apprend mieux en faisant (learning by doing). Le caractère radical (au sens de l’étymologie du mot radix, racine) de l’entreprise libérée fait qu’un patron ne peut jamais se sentir tout à fait prêt pour pareille aventure. S’il faut faire pour apprendre, que convient-il de faire – ou d’arrêter de faire – pour se lancer ? Nous aborderons cette question plus en détail (p. 32 et suiv.), mais on peut souligner déjà la pertinence du précepte de Jean-François Zobrist, le leader libérateur de FAVI : « Faire en allant ».
  • Enfin, l’apprentissage est un phénomène social. On apprend mieux en équipe. Or, les leaders vivent une solitude importante. Même dans des réseaux de chefs d’entreprise où il y a beaucoup de proximité et de partage, il est rare que les apprentissages proposés aient la profondeur de ce qui est requis pour libérer son entreprise. Ouvrir de tels espaces d’apprentissage est fondamental si l’on veut amplifier le phénomène. In fine, chaque chef d’entreprise sera seul face à son propre projet, mais cela aide de le vivre si l’on voit en même temps d’autres patrons libérateurs avancer dans leurs entreprises. Les erreurs ou les victoires des uns servent à tous.
  • En France, jusqu’à 2012, plusieurs actions visaient les chefs d’entre- prise pour les aider à réaliser cet apprentissage et pour les engager à libérer leurs propres entreprises. Ces actions ont contribué à la diffusion des idées et des pratiques liées à l’entreprise libérée mais pas à la ré- solution des défis que nous avons mentionnés. Ces actions étaient de plusieurs types:
    • les leaders libérateurs, dits de première génération, ont relaté leurs expériences à travers leurs articles et leurs livres (15)
    • les chercheurs ont décrit les principes des entreprises libérées, ainsi que des démarches de libération (16)
    • les leaders libérateurs (17) et les chercheurs ont donné des conférences dans des réseaux des patrons, comme l’APM ou le CJD, ainsi que dans des entreprises ou des fédérations professionnelles.
    • les entreprises libérées ont accueilli des centaines de visites de chefs d’entreprise.
Sans nul doute, ces moyens ont permis à un grand nombre de patrons d’être sensibilisés sur le sujet, voire de le comprendre en pro- fondeur. Cependant, comme nous l’avons constaté à l’époque avec quelques collègues, sauf en de rares exceptions, ces moyens n’ont pas contribué au passage à l’acte de libération et ceci, à cause des défis évoqués plus haut.
 
Nous avons formulé une solution possible à cette problématique en l’envisageant sous la forme d’un écosystème.
 

L’écosystème de la libération d’entreprises

Plusieurs considérations nous ont amenés à engager une telle action. La première était d’observer que si les chefs d’entreprise pouvaient sur monter seuls les défis évoqués, nous aurions vu l’émergence de nombreuses entreprises libérées. Le deuxième point qui nous a menés à cette idée de bâtir un écosystème était que le leader doit toujours être au centre, car c’est d’abord à lui de se transformer, d’obtenir le mandat et de mener la libération. De ces deux réflexions initiales est née la notion d’écosystème de la libération d’entreprise, dont les éléments principaux pourraient permettre de répondre aux défis évoqués de l’ego, du mandat et du démarrage. Il consiste essentiellement en une communauté de pratiques qui permet l’échange avec des pairs et la mise en commun de ressources et d’expériences de  libération.

L’écosystème a été initié en 2012 et est entretenu aujourd’hui par une communauté de pratique composée des leaders libérateurs dits de la « seconde génération » ainsi que des deux auteurs de ce texte. Tous ses membres se réunissent pour des échanges d’une journée tous les deux mois, la moitié de ces journées se déroulant dans une entreprise/ organisme en voie de libération. La vision de cette communauté est de partager son expérience et sa passion pour la libération d’entreprise, et de la faire vivre. Au-delà de la facilitation de l’écosystème de la libération pour les patrons de PME et de BUs, la communauté accueille, depuis 2015, pour une journée, des patrons de grandes organisations pour travailler sur leur problématique de libération.

Voici quelques éléments supplémentaires de l’écosystème qui représentent autant de ressources à disposition des patrons libérateurs :
  • Une communauté privée Google + « Entreprise Libérée » a été lancée en août 2014, mobilisant depuis cette date 1 200 membres, dont de nombreux chefs d’entreprise. Dispersés partout en France, voire dans le monde, ils y trouvent un espace fécond pour partager leurs questions, demander des conseils, faire profiter les autres de leur expérience.
  • De nombreux coachs aident les patrons libérateurs dans leur tra- vail sur soi ; plus généralement les principales fédérations de coachs en France ont manifesté une attitude très favorable vis-a-vis de l’en- treprise libérée.
  • La communauté RH dont les principales associations et manifestations (ANDRH, Congres HR, Congrès international francophone des ressources humaines, congrès RH régionaux) diffusent auprès des DRH et autres acteurs RH la philosophie de l’entreprise libérée. Beaucoup de DRH sont aussi à l’origine de la diffusion de cette philosophie dans leur entreprise, voire de son application aux côtés du DG.
  • Plusieurs organisations syndicales explorent avec intérêt l’entre- prise libérée.
  • Plusieurs parcours d’initiation et de partage communs aux acteurs de libération de plusieurs entreprises libérées ont été créés.
  • De nombreux journalistes particulièrement intéressés par la libéra- tion des entreprises.
  • Enfin, il faut noter l’intérêt et les convergences entre la philosophie de l’entreprise libérée et deux mouvements en plein développement dans les entreprises : le mouvement agile, une démarche organisationnelle portant sur la gestion de projets – en particulier dans le monde du développement informatique – et le mouvement BBRT (Beyond Budgeting Round Table), dont le propos est d’éliminer le processus budgétaire des entreprises, y compris cotées, et de le remplacer par des pratiques financières basées sur la confiance dans le respect total des régulations.
Tous les éléments de cet écosystème – qui est en évolution permanente – représentent autant de communautés apprenantes (18), dans les- quelles les échanges se font de plain-pied, en fonction des centres d’intérêts et dans une logique de partage de l’expérience au fur et à mesure.

Pour ne mettre en lumière ici qu’un aspect des apports de cet écosystème, notre étude des entreprises libérées de la « première génération » (19) n’a relevé aucune entreprise ayant été libérée en moins de trois ans. C’est-à-dire que, dans ces entreprises, la majorité des salariés n’avaient pas acquis la liberté et la responsabilité complète du « comment » avant trois ans. Or, nous comptons à présent deux exemples parmi les entreprises libérées de la deuxième génération qui l’ont été en six mois. Bien sûr, aucune libération n’est jamais terminée à 100 % mais le fait que quelques entreprises ont pu être libérées si vite est imputable, selon nous, à l’écosystème sur lequel leurs leaders libérateurs se sont appuyés dans leur apprentissage. Plutôt que procéder par essais et erreurs, comme l’ont fait la plupart des leaders libérateurs de la première génération, leur action a été grandement accélérée et facilitée par l’écosystème de libération, sans pour autant éliminer toutes les erreurs, inévitables, voire nécessaires, dans une démarche créative.

La section suivante donnera un aperçu des principaux points de repère d’une démarche de libération, certains étant issus de l’expérience de  cet écosystème.
 

Les points de repères d'une démarche de libération

Comme nous l’avons déjà dit, l’entreprise libérée est une philosophie, un état d’esprit. C’est pour cela qu’il n’y a pas de modèle de l’entreprise libérée, ni de méthode pour libérer une organisation. Ceux qui voudraient le faire croire sont des bonimenteurs. Le fondement même de la démarche s’appuie sur la créativité des personnes qui font l’entreprise, à commencer bien sûr par son patron. On ne peut pas imaginer de limiter cette créativité avec telle ou telle méthode. De même, la libération de l’entreprise n’est pas une révolution, mais plutôt une transformation radicale. La différence est de taille. Les révolutions ne sont pas respectueuses du passé, au point qu’elles n’hésitent pas à éliminer certains de ceux qui le représentent. La transformation radicale, elle, s’appuie sur le contexte culturel hérité par l’entreprise et donne aux salariés l’occasion de le faire évoluer et de trouver, d’inventer leur place dans une nouvelle organisation co-créée.

Nous indiquons ici quelques-uns des premiers pas de la libération, où la créativité du leader libérateur en herbe se manifeste dans sa recherche du pont entre le contexte culturel hérité et l’organisation libérée 

1. Créer la vision-rêve

Abandonner son ego ne signifie pas renoncer à son rôle irremplaçable de leader, au contraire. Le premier rôle du leader est d’élaborer seul (on parle alors du leader-visionnaire) ou avec les autres – la vision-rêve, la destination qu’il cherchera à partager et à atteindre avec tous les salariés et qui leur procurera à la fois le sens et le critère pour exercer leur liberté du « comment ». En d’autres termes, la vision-rêve donne aux salariés le sens, la destination commune – première composante de la communauté qu’est une entreprise libérée. Et c’est au leader de la porter et de l’incarner. Il le fera parfois envers et contre tous les « petits chefs » qui trouveront des arguments pour mitiger – et donc pour annihiler – la vision fondatrice, qui responsabilise et libère l’action de chacun. Car la bureaucratie hiérarchique n’est pas remplacée par l’individualisme naïf : « Il n’y a plus de chefs, donc je fais ce que je veux. »

La liberté d’action est exercée dans la responsabilité, responsabilité de faire de son mieux pour réaliser la vision de l’entreprise. En d’autres termes, la liberté est ordonnée au bien commun, pour reprendre une expression fort ancienne. C’est le rôle de la vision d’entreprise que de décrire ce bien, ce destin, ce rêve commun.

Là encore, il convient d’être précis. La vision n’est pas un plan stratégique. Un plan stratégique ou le fameux EBITDA ne parlent pas au cœur des gens – un rêve si. Lorsque FAVI inscrit dans sa vision le rêve de « rester à Hallencourt », c’est parce que cet attachement au territoire parle au cœur des salariés picards et de leurs familles. Il s’agit non seulement d’eux-mêmes, mais aussi des « enfants de [leurs] enfants ». Cela étant dit, la vision-rêve n’exclut pas les indicateurs qui permettent aux acteurs de chaque niveau de mesurer comment ils avancent vers la vision-rêve. Par exemple, chez FAVI, pour mesurer cet avancement, les opérateurs se servent du « nombre de pièces produites à l’heure » et les leaders de mini-usines regardent le « cash-flow » généré.

La question se pose souvent de savoir s’il faut que la vision soit élaborée par le patron seul, avec un groupe de cadres de l’entreprise, ou éventuellement avec tout le monde. Nos observations et notre expérience font apparaître la tendance suivante : plus l’entreprise est petite, proche de la start-up, et plus l’élaboration est l’affaire de son seul patron fondateur et « visionnaire », comme c’était le cas, par exemple, pour Bob Davids et ses entreprises. Plus l’entreprise est grande et plus il est important d’impliquer le plus grand nombre dans l’élaboration de la vision, y compris, bien sûr, les partenaires sociaux. Chez Harley Davidson, par exemple, ce processus d’élaboration de la vision a duré deux ans à travers de nombreuses réunions et concertations.

Il est évident que l’appropriation de la vision sera plus forte lorsque davantage de collaborateurs auront participé à son  élaboration.

2. Faire émerger les valeurs et les règles de vie 

Apres la vision partagée, la deuxième condition de réalisation d’une entreprise libérée est que les personnes qui y travaillent constituent une communauté. D’un point de vue anthropologique, toute communauté, qu’il s’agisse d’un village ou d’une tribu polynésienne, se définit par les normes de comportement et les valeurs que tous ses membres partagent. Dans les communautés naturelles, ces normes ont mis des siècles à émerger. La tâche créative des patrons libérateurs est de les faire émerger dans un temps court. Cette tâche, a priori impossible, ces patrons parviennent à l’accomplir, grâce à la nature universelle de tous les besoins humains, comme nous l’ont démontré les travaux des psychologues Deci et Ryan. Tous les êtres humains possèdent trois besoins fondamentaux : être respecté, réaliser son potentiel et s’auto-diriger. Dans notre expérience, à la question « Quelles valeurs doivent nous animer? » les salariés, réunis pour y réfléchir, utilisent souvent des mots différents mais qui se réfèrent peu ou prou à ces trois besoins. Ainsi, le respect est exprimé par les valeurs de confiance, de bienveillance, du « bonjour » le matin; la réalisation du potentiel est exprimée par les valeurs d’épanouissement, de « grandir ensemble », de permettre au talent de chacun d’éclore ; et enfin, l’auto-direction est exprimée par les va- leurs d’autocontrôle des moyens et des conditions de travail, de liberté d’initiative, d’autonomie.

À la différence de l’élaboration de la vision, qui peut se faire par le patron seul ou avec les autres, ce dernier ne peut pas élaborer les valeurs mais seulement les faire émerger ou les découvrir. De manière exceptionnelle, un leader seul pourrait les définir s’il connaît très bien les gens de l’entreprise, leurs us et coutumes, leurs traditions, s’il est « l’un des leurs ». Nous avons plutôt observé les leaders faisant émerger les valeurs à partir d’échanges impliquant le plus grand nombre. Ainsi, chez Poult, dès 2005, c’est un travail très participatif (tous les 900 salariés ont contribué) qui a fait émerger les valeurs de l’entreprise. Chez FAVI ou SEW, les valeurs ont émergé d’une façon progressive et en constant dialogue avec tous. Chez GSI, Jaques Raiman, disparu en 2015, a participé à plus de 300 journées de travail sur les valeurs avec autant d’équipes. 

3. Brûler les vaisseaux

Nous avons déjà évoqué ce point à demi-mot lorsque nous avons parlé de la vision du chef d’entreprise. À notre connaissance, il n’y a pas d’exemple d’entreprise libérée pour laquelle il n’y ait pas eu, d’une manière ou d’une autre, une prise de risque majeure. Comme nous l’avons dit plus haut, les valeurs de salariés sont universelles et latentes, et émergent sous des dénominations variées. Toutefois, nous ne connais- sons aucune, parmi toutes les entreprises libérées que nous avons observées ou avec lesquelles nous avons travaillé, dans laquelle la valeur de la confiance/considération/respect n’a pas émergé comme l’expression du besoin fondamental de l’égalité intrinsèque. Or,  qui dit traiter  les gens avec confiance/considération/respect a comme conséquence directe – sous peine de violer le bon sens – de démanteler l’ensemble de pratiques et de symboles qui l’empêchent. Cela veut dire tout simplement supprimer dans l’entreprise tous les processus, les habitudes ou les symboles qui traduisent de la méfiance, du manque de respect  ou du manque de considération – bref, tout ce qui sert à contrôler les gens. C’est pour cela – et non pas pour des raisons dogmatiques – que toutes les entreprises libérées s’attaquent aux hiérarchies inutiles ou aux procédures bureaucratiques qui entravent l’initiative. Une telle transformation est évidemment un risque, que certaines entreprises ont appelé « le saut en parachute».

Bien sûr, ce démantèlement de la hiérarchie bureaucratique ne doit pas se faire nécessairement avec des effets d’annonce tonitruants. Il est souvent préférable d’instaurer un climat de confiance et de considération en travaillant, par exemple, sur les conditions de travail inadéquates, les « petits cailloux dans la chaussure ». Ainsi J-F. Zobrist (FAVI) a commencé, par exemple, ce démantèlement, en murant la fenêtre   qui donnait du bureau de l’ancien directeur sur l’atelier et qui servait à surveiller les ouvriers, M. Munzenhutter (SEW Usocome) a simplement commencé par garer sa voiture chaque jour sur le parking des ouvriers. C. Collignon (IMA Technologies) a quitté son bureau du dernier étage – place naturelle dans la hiérarchie – pour le mettre au rez-de-chaussée, puis au milieu de tous. Cependant, à un moment donné, la bascule vers l’entreprise libérée est officialisée par une transformation organisationnelle majeure. C’est le cas, par exemple, de Chronoflex (Groupe Inov- On) qui date parfaitement le moment où on ne fera plus marche arrière, comme le raconte son leader libérateur Alexandre Gérard (20) : « Janvier 2012 : notre premier saut en parachute se déroulera en deux heures. Les équipes décideront par elles-mêmes : combien de speed-boat (de régions) ; quel sera le rôle du capitaine du speed-boat ; et enfin elles coopteront un capitaine, la personne qui incarne le mieux le job et qui prendra un mandat de trois ans. Dans le même temps, j’annonce que je ne prendrai plus de décisions business. »

Bien entendu, la prise de risque du « non-retour », du « saut en parachute » concerne le chef d’entreprise en premier lieu, nous l’avons dit. Mais lorsque le saut est annoncé, le frisson est ressenti par chacun: rien ne sera plus vraiment comme avant. Lorsqu’on écoute les salariés raconter leur histoire, ils désignent souvent ce moment comme celui où ils ont compris que la libération n’est pas un énième projet de changement, qui accouchera d’une souris. Lorsque l’usine Poult de Montauban ferme pendant une journée pour réfléchir en dehors de l’entreprise tous ensemble sur l’autonomie, il y a de la nervosité dans l’atmosphère avant de commencer la réunion : même si son déroulement est bien préparé, personne ne peut prédire son issue. Tant que la parole n’est pas laissée totalement libre, nul ne sait vraiment ce qu’il y a dans la tête des autres ! 
 
Au-delà de ces premiers pas (travail du chef d’entreprise sur lui- même, vision-rêve, valeurs, phase silencieuse, phase de rupture), on peut signaler ici d’autres aspects observés de façon récurrente et dans lesquels le leader a un rôle particulier: être le gardien de la vision et des valeurs, veiller à la qualité des relations, tenir bon dans les tempêtes, maintenir l’ouverture et rester vigilant. Nous n’avons pas ici l’espace suffisant pour les développer.

Pour terminer, nous allons à présent situer la libération des entreprises dans le contexte de notre époque et de ses enjeux économiques et humains.


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