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Le Temps des Valeurs

4.113 Et si les paradoxes rencontrés par les managers étaient des signes signifiants la fin d'un modèle stratégique ?


Le malaise des managers par Isabelle Barth Enseignante chercheuse en management


1. Le malaise des managers comme signe sigifiant

Dans un monde organisationnel marqué par la complexité croissante, la volatilité des marchés et l’obsession de la performance, la figure du manager semble prise dans une spirale d’injonctions contradictoires. D’un côté, on lui demande d’innover, de motiver ses équipes, de développer les talents, de préserver le bien-être au travail. De l’autre, on lui impose des objectifs chiffrés, des indicateurs rigides, des réductions de coûts, et des réorganisations constantes. Il lui faut faire beaucoup — être agile, humain, stratégique, opérationnel — avec peu : peu de moyens, peu de temps, peu de reconnaissance. Et parfois, sans même comprendre clairement le sens ou la finalité des transformations qu’il met en œuvre.

Cette situation n’est pas le fruit d’une mauvaise volonté managériale ou d’un défaut de compétences. Elle révèle au contraire une tension structurelle : celle d’un rôle devenu paradoxal. À travers une enquête menée en focus group auprès de huit managers, cet article explore la manière dont ces paradoxes sont vécus au quotidien, les formes de malaise qu’ils génèrent, leurs causes systémiques et symboliques, ainsi que les leviers possibles pour les atténuer. Car si les managers doivent composer avec le flou, il devient urgent de clarifier les règles du jeu.

​2. Résultats de l’enquête : une cartographie des paradoxes vécus

À partir d’un focus group rassemblant huit managers engagés dans des entreprises différentes, plusieurs paradoxes récurrents ont été identifiés, mettant en évidence la complexité du rôle managérial contemporain. Ces paradoxes ne sont pas anecdotiques : ils traduisent des tensions profondes, structurelles et parfois éthiques auxquelles les cadres sont confrontés dans leur quotidien professionnel.

Voici les plus significatifs :
 
- Créativité vs. rigidité procédurale : obligation d’innover dans un cadre contraint par des procédures normalisées.

- Stratégie d’entreprise vs. besoins des collaborateurs : mise en œuvre de directives globales déconnectées des réalités de terrain.

- Performance immédiate vs. croissance durable : pression sur les résultats à court terme au détriment de la vision stratégique.

- Rentabilité vs. développement des compétences : arbitrages défavorables à la formation et au développement humain.

- Argent au centre vs. désir d’humanité : tension entre logique marchande et valeurs humanistes portées par les managers.

- Intérêt de l’agence vs. intérêt du client : dilemme éthique dans les décisions orientées par la rentabilité.

- Conquête vs. fidélisation : contradiction dans les priorités commerciales imposées aux équipes.

- Stratégie globale vs. stratégie d’équipe : discordance entre les objectifs définis au sommet et ceux construits collectivement.

- Responsabilité sans moyens : absence de ressources humaines ou budgétaires pour remplir les missions assignées.

- Légitimité statutaire vs. compétences réelles : nomination à des postes sans accompagnement formatif suffisant.

​3. Les paradoxes comme source de démotivation et de malaise

Les témoignages recueillis révèlent un effet délétère des paradoxes sur l’engagement et la santé mentale des managers. La multiplication des injonctions contradictoires brouille les repères et empêche toute hiérarchisation claire des priorités.

Les conséquences sont multiples :
 
- Surcharge cognitive liée à la gestion simultanée de logiques antagonistes.

- Perte de sens du travail managérial, vécu comme une suite de compromis sans cohérence.

- Frustration face à l’absence de reconnaissance des efforts réalisés dans des conditions difficiles.

- Isolement et manque de dialogue authentique malgré la proximité des équipes.

- Sentiment d’injustice ou de déséquilibre entre les responsabilités et les moyens mis à disposition.

4. Les causes profondes : lecture systémique et inconscient organisationnel

Pour comprendre l’origine de ces paradoxes, il est nécessaire de s’appuyer sur deux approches complémentaires. La première est la théorie des systèmes (Bateson, 1972 ; Senge, 1990) qui postule que les organisations sont composées de sous-systèmes en interaction permanente. Des injonctions paradoxales émergent lorsque ces sous-systèmes fonctionnent selon des logiques contradictoires sans régulation adaptée. Par exemple, la tension entre logique financière et logique métier est souvent irréconciliable en l’absence d’espaces de médiation.

La seconde approche s’inspire de la clinique de l’inconscient organisationnel (Dejours, 2009 ; Enriquez, 1992 ; de Gaulejac, 2007). Dans cette perspective, les paradoxes managériaux peuvent être interprétés comme les symptômes d’un conflit latent entre plusieurs composantes du système organisationnel. À nos yeux, ce déséquilibre résulte principalement d’une dissonance structurelle : d’un côté, des stratégies économiques qui peinent à générer une valeur suffisante ; de l’autre, des conditions de travail qui restent en décalage avec les discours sur l’empowerment et la valorisation du capital humain.

Comment, en effet, prétendre promouvoir un management centré sur le développement des personnes lorsque les fondements économiques nécessaires à sa concrétisation font défaut ? Les attentes des parties prenantes ne sont ni suffisamment explicitées ni mises en relation avec les modèles économiques sous-jacents qui devraient les soutenir. Or, cette absence de cohérence stratégique empêche toute évolution profonde.

Sortir de ce cercle symptomatique suppose une première prise de conscience : nombre d’organisations restent aujourd’hui ancrées dans des modèles économiques obsolètes, issus d’un contexte révolu. Cet attachement s’explique, en partie, par une inertie collective nourrie quotidiennement par les discours politiques, les cadres institutionnels dominants, et les relais médiatiques qui continuent de valoriser les formes de réussite passées, sans en interroger la pertinence actuelle.

Ainsi, on peut poser l'hypothèse à partir de la, que l'intensification des injonctions paradoxales est le symptôme d'un épuisement général des business models qui nous ont jusqu'à présent portés.  Les banaliser, quand ce n'est pas les ignorer, a une fonction: celle de maintenir l’organisation dans un modèle qui a fait son temps et qui peine à se concevoir autrement.

​5. Du signe au mythe : vers une lecture anthropologique des paradoxes managériaux

Les paradoxes vécus par les managers peuvent être lus comme des signifiés-signifiants au sens sémiotique, mais également comme des figures mythiques au sens de l’anthropologie de l’imaginaire développée par Gilbert Durand (1960, 1992). Celui-ci propose de dépasser une lecture rationnelle des comportements humains en les rattachant à des structures profondes de l’imaginaire collectif : régimes diurne et nocturne, symboles fondateurs, archétypes.

Dans cette perspective, un paradoxe organisationnel ne se réduit pas à une contradiction logique. Il symbolise une tension ontologique : entre l’ordre et le chaos, l’autonomie et la dépendance, la lumière du contrôle et les zones d’ombre de la créativité. Il est l’expression d’un conflit entre deux régimes de valeurs ou de représentations du monde, souvent inconciliables dans les pratiques quotidiennes de travail.

Les paradoxes deviennent ainsi des artefacts symboliques de l’organisation : ils cristallisent une partie invisible mais agissante de la culture managériale. En ce sens, ils relèvent à la fois du signe (au sens linguistique), du symptôme (au sens clinique) et du mythe (au sens anthropologique).

​Encadré – Que faut-il entendre par « signifiés-signifiants » en management ?

Dans la tradition de la linguistique structurale, Ferdinand de Saussure (1916) définit le signe linguistique comme l’union indissociable entre un signifiant (la forme sonore ou écrite d’un mot, ex. : "arbre") et un signifié (le concept mental associé, ex. : l’idée d’un végétal ligneux). Cette distinction, reprise dans de nombreux champs, pose une séparation claire entre ce qui est perçu et ce que cela représente.

Or, dans les sciences sociales et particulièrement dans l’analyse des pratiques organisationnelles, cette frontière se brouille. Certaines formes organisationnelles – comme les paradoxes managériaux – ne renvoient pas seulement à un sens caché, elles sont en elles-mêmes productrices de signification. En cela, elles peuvent être qualifiées de signifiés-signifiants.

Cela signifie que la forme vécue (par exemple, être sommé de libérer les énergies tout en respectant des procédures rigides) n’est pas un simple vecteur de malaise : elle porte en elle-même le malaise, elle l’incarne. Le vécu paradoxal du manager n’est pas seulement l’effet secondaire d’un dysfonctionnement ; il est l’expression visible d’un désajustement plus profond, à la fois symbolique, identitaire et institutionnel.

​6. Quelles pistes pour atténuer les effets des paradoxes ?

Face à ces paradoxes persistants, plusieurs leviers peuvent être envisagés pour limiter leur impact délétère et restaurer la cohérence des pratiques managériales :
 
- Reconnaître les paradoxes comme tels, sans chercher à les nier ni à les résoudre artificiellement.

- Créer des espaces de dialogue managérial (groupe d’analyse de pratiques, supervision, codéveloppement).

- Renforcer les compétences réflexives des managers pour naviguer dans la complexité.

- Intégrer les managers dans la co-construction des politiques internes afin de renforcer leur légitimité.

- Accompagner les transitions de rôle par de la formation adaptée et du mentorat.

- Et surtout : Revisiter la stratégie en déterminant clairement ce qui relève de la compétitivité Prix ou Hors Prix 
 

En guise de conclusion

Les paradoxes identifiés dans cette enquête ne relèvent pas de dysfonctionnements ponctuels, ni même de simples effets collatéraux de la complexité organisationnelle contemporaine. Ils sont les signifiants d’un modèle de gestion en voie d’épuisement, d’une forme de rationalité managériale qui a atteint ses propres limites. Le modèle fondé sur la standardisation, la performance mesurable, le pilotage par objectifs et l’alignement stratégique montre ici ses failles : il génère des tensions que les acteurs ne peuvent plus résoudre, faute d’un cadre symbolique et opérationnel adapté à la réalité du travail.

Les managers, en première ligne, ressentent dans leur quotidien cette disjonction entre les discours porteurs de sens et les logiques concrètes de fonctionnement. Leur inconfort ne traduit pas une fragilité personnelle mais une crise du cadre organisationnel lui-même. Les injonctions contradictoires deviennent alors les symptômes d’une transition non assumée vers de nouvelles formes d’organisation, plus transversales, plus participatives, mais surtout mieux orientées sur le plan stratégique. 

Refuser de voir ces paradoxes comme des alertes systémiques revient à maintenir artificiellement en vie un modèle managérial dont la puissance transformatrice s’est émoussée. À l’inverse, les reconnaître comme des révélateurs d’un changement de paradigme permettrait d’ouvrir des espaces de reconfiguration collective. Car il ne s’agit plus seulement d’"outiller les managers", mais de réinventer les finalités, les structures et les récits de l’action managériale.

Si les managers sont en malaise, et si les plus jeunes expriment leur réticence à occuper ce rôle (Nivet, Richer) ce n'est pas parce qu'ils n'aiment pas le management.  C'est parce qu'ils en ont assez d'être  devenus "les patients désignés" d'un système à réinventer... L'intensité de ce malaise nous fait penser que cela devient urgent !

Et si vous doutez de nos propositions, regarder le documentaire sur Arte sur l'histoire de la désindustrialisation.  

Bibliographie

 
Bateson, G. (1972). Steps to an Ecology of Mind. San Francisco: Chandler Publishing Company.
Bateson, G., Jackson, D. D., Haley, J., & Weakland, J. (1956). Toward a Theory of Schizophrenia. Behavioral Science, 1(4), 251–264.
Nivet, B. (2019). Malaise chez les managers. In É. Bourdu, M. Lallement, P. Vetlz & T. Weil (Dir.), Le travail en mouvement : Actes du colloque de Cerisy. Presses des Mines – Éditions Transvalor.
De Gaulejac, V. (2005). La société malade de la gestion Paris : Seuil.
Dejours, C. (2009). ravail vivant. Tome 1. Sexualité et travail. Paris : Payot.
Durand, G. (1960). Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris : Dunod.
Durand, G. (1992). L’imagination symbolique. Paris : PUF
Enriquez, E. (1992). De la horde à l’État. Paris : Gallimard.
Morin, G. (2008). Le travail en miettes. Paris : La Découverte.
Reynaud, J.-D. (1989). Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale. Paris : Armand Colin.
Richer Martin: Malaise dans le management (Site Management & RSE)
Senge, P. (1990). The Fifth Discipline: The Art and Practice of the Learning Organization. New York: Doubleday.
Watzlawick, P., Beavin, J. H., & Jackson, D. D. (1972). Une logique de la communication. Paris : Seuil.
Saussure, F. de (1916). Cours de linguistique générale. Paris : Payot.
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