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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.59.A L’entreprise libérée : une philosophie pratique stimulée par un écosystème par Isaac Getz et Laurent Marbacher (1)

Cet article est tiré de l'ouvrage, "Entreprises vivantes : Ensemble elles peuvent changer le monde" publié aux éditions l'Harmattan sous la direction de Manfred Mack et Christine Koehler, avec l'autorisation des auteurs et de l'éditeur.


Présentation des auteurs : Isaac Getz et Laurent Marbacher

Isaac Getz est Professeur de Leadership et de l’Innovation à ESCP Europe. Il a fait des études d’ingénieur en Mathématiques Appliquées et en Computer Science, est diplômé d’un Master in Science de Management, d’un Doctorat en Psychologie et d’une Habilitation à Diriger des Recherches en Gestion. Il a été professeur visitant aux Universités Cornell, Stanford et à l’Université du Massachusetts. Isaac Getz a publié de nombreux travaux sur des sujets liés à l’innovation, à la créativité, à la transformation organisationnelle et au leadership libérateur. Ces travaux l’ont conduit dans plus de 300 entreprises en France et dans le monde.

En automne 2009, Isaac Getz a co-publié avec B. Carney l'ouvrage «Freedom, Inc.» (Crown Business/Random House) sur les libérateurs et les entreprises libérées. L’ouvrage est traduit en 2012 en Français (Fayard) et gagne le prix DCF du meilleur ouvrage en stratégie. Depuis l'ouvrage est traduit en Hollandais, Hongrois, Suédois, Tchèque et les éditions sont prévues en 2017 en Chinois et Roumain.  Il récidive en 2016 avec un nouvel ouvrage intitulé "L'entreprise libérée, ça marche !" publié aux éditions Flammarion. 

Laurent Marbacher  est consultant d'entreprise, spécialisé dans l'innovation managériale.  Après des études à HEC Paris, il a travaillé pendant quatre ans au Chili, où il a créé le premier projet de micro-crédit, avec l’appui de Muhammad Yunus.

De retour en Europe en 1991, il a participé à des initiatives stratégiques ou des projets de re-engineering pour de grandes entreprises comme AstraZeneca, Bank of Ireland, France Telecom,… En 1997, il a crée " Esprit d’Entreprise" – et depuis cette date accompagné de nombreuses entreprises  dans leur projet d'innovation managériale. Il a notamment accompagné le Groupe Poult depuis 2005. En 2009, il a introduit en France la Team Academy, une business school finlandaise sans cours. Sa compétence est aujourd'hui  largement reconnue pour sa capacité à accompagner les transformations des organisation en profondeur.  
 

Préambule

Avec la participation d'Isaac Getz et de Laurent Marbacher
Avec la participation d'Isaac Getz et de Laurent Marbacher
Dans une économie où la créativité est le facteur principal de la réussite des entreprises, la capacité à libérer l’initiative de chaque collaborateur est devenue déterminante. Or, si les injonctions ne manquent pas pour rendre les organisations plus « collaboratives », « agiles », « ou vertes », force est de constater que la réalité est loin de suivre. Les enquêtes auprès des salariés (p. ex., Gallup Q12), indiquent, année après année, des taux de désengagement extrêmement élevés – et donc du manque de prise d’initiative – prouvant que le mode d’organisation d’entreprise qui en est la cause reste bien ancré. La conséquence de cette réalité humaine est que les entreprises ont de plus en plus de difficulté  à faire face aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux de notre temps.
Dans ce paysage dominant lourd, il y a toutefois des éclaircies. Un mode d’organisation très différent est pratiqué depuis des décennies  par certaines entreprises comme FAVI ou SEW Usocome et plus récemment par d’autres, comme ChronoFlex, Poult ou IMATech   - pour  ne citer que quelques exemples en France. Ces entreprises ont de quoi faire rêver : absentéisme quasi-inexistant, innovations issues du terrain, réactivité exceptionnelle au client et au marché, relations sociales devenues humaines et fondées sur la confiance et la responsabilité... le tout pour des résultats économiques parfois spectaculaires et en tous cas toujours pérennes, même dans les temps de crise, quand certains concurrents,  eux, s’effondrent.

Toutes ces expériences – à présent largement documentées (1) indiquent une voie nouvelle pour répondre aux enjeux actuels. Nous appelons cette voie l’entreprise libérée, un mode d’organisation dans lequel la majorité des salariés sont complètement libres et responsables d’entreprendre toutes les actions qu’eux-mêmes – pas leurs chefs ou les procédures – décident comme étant les meilleures pour réaliser la vision de leur entreprise.

Pourtant, malgré les résultats des entreprises libérées et leur historique déjà relativement ancien (la première entreprise à fonctionner ainsi, L. Gore, le fait depuis 1958), ce mode d’organisation reste encore marginal, malgré les vifs succès récents en France. C’est justement cette question de la diffusion de l’entreprise libérée qui sera discutée dans ce texte. Plus particulièrement, nous traiterons deux questions que nous nous posons depuis quelques années :
  • celle du diagnostic: pourquoi tant de chefs d’entreprise rationnels ne semblent-ils pas prendre la mesure des bénéfices bien tangibles qu’ils tireraient en libérant leur entreprise ?
  • celle de la solution: comment faciliter leur passage à l’acte et ainsi permettre à un plus grand nombre de salariés d’augmenter leur bien-être et leur vitalité, en créant ainsi une plus grande valeur pour l’entreprise comme pour la société ?

Aux sources de l'entreprise libérée

Un fin observateur du monde de l’entreprise traditionnelle a fait le constat suivant: « En faisant plus de la même chose, on obtient plus   de la même chose ». Ainsi, pour remédier aux difficultés de l’entreprise traditionnelle de faire face aux enjeux contemporains que nous venons d’évoquer, les chefs d’entreprises ont mis en œuvre encore plus de contrôles, plus de procédures, plus de management pour… obtenir encore plus de déficiences. Ce cercle vicieux du « command-and-control » (donner des ordres et contrôler) a été constaté par plusieurs auteurs. Mary Parker Follett dans les années 1920 ou Peter Drucker dans les années 1940 ont déjà critiqué la bureaucratie hiérarchique. Ils avaient également formulé des propositions pour la réformer.

Par exemple, Follet a évoqué l’importance des relations de réciprocité, de la communauté, du partage d’un pouvoir non-coercitif. Plus important encore, elle a mis en évidence la nécessité d’un leadership transformationnel pour bâtir des organisations fondées sur ces principes très différents. Quant à Drucker, dans ce que certains considèrent comme le premier ouvrage sur le management, Concept of Corporation, tiré de son étude de General Motors, il montre lui aussi l’importance de la confiance à l’homme de terrain et à son intelligence et il recommande à GM de pousser la décentralisation jusqu’à l’opérateur.

Ces critiques et propositions pionnières n’ont pas rencontré, à l’époque, la reconnaissance qu’elles méritaient : Follet a été oubliée jusqu’aux années 1960 et Drucker a été boycotté par GM.

***

Nous avons évoqué Follet et Drucker comme étant les premiers critiques du modèle de bureaucratie hiérarchique. Nous aurions pu mentionner de nombreux autres penseurs illustres ou des hommes d’action qui ont fait l’histoire, cependant, citer ne serait-ce que ces deux noms nous éloigne déjà des racines de l’entreprise libérée, telle que nous l’avons observée. En effet, la méthodologie de notre recherche initiale sur les entreprise libérées (2) – méthodologie appelée « étude de terrain » – nous a amenés à interroger les leaders libérateurs sur les sources théoriques qui les ont inspirés et aucun d’entre eux n’a mentionné Follet  ou Drucker.

Voici la liste – très courte – des théoriciens évoqués par au moins un leader libérateur parmi la cinquantaine que nous avons étudiée : A. Maslow, D. McGregor, J.-C. Fauvet, S. Covey, P. Senge et Sh. Shiba (3). Bien sûr, les leaders libérateurs ne se sont pas inspirés uniquement des théoriciens : beaucoup ont puisé leur inspiration chez d’autres leaders libérateurs ou entreprises libérées. Néanmoins – et il s’agit là d’un point fondamental – c’est leur propre créativité qui leur a permis, à eux – et pas aux milliers d’autres patrons qui ont lu les mêmes livres et ont visité les mêmes entreprises – de mener la construction d’une entreprise libérée chez eux.

Nous approfondirons plus tard ce rôle créateur fondamental du leader libérateur, mais revenons à cette courte liste des théoriciens cités par les leaders libérateurs eux-mêmes. Parmi eux, c’est McGregor qui a eu le rôle le plus déterminant pour la philosophie de l’entreprise libérée.

La Théorie Y ou la proposition d’une organisation réaliste, car naturelle pour l’homme

En 1957, McGregor, professeur en Organizational Behavior au MIT depuis 1937 – et, semble-t-il, le premier de l’histoire dans cette discipline – donne une conférence dans laquelle il dépasse largement la critique de la bureaucratie hiérarchique et les propositions pour la réformer (4). McGregor identifie les croyances fondamentales, la philosophie sous-jacente au modèle de la bureaucratie hiérarchique, qu’il appelle « Théorie X ». Il formule aussi d’autres croyances qui lui permettent de proposer une philosophie, un esprit d’entreprise très différents. McGregor appellera cette philosophie la « Théorie Y ». Celle-ci est fondamentalement équivalente à celle de l’entreprise libérée – avec une différence de taille dont nous reparlerons.

S’appuyant sur la théorie psychologique de la motivation de Maslow (5), McGregor a remis en question la pertinence des croyances fondamentales des managers selon lesquelles les salariés ont une aversion intrinsèque pour le travail et préfèrent être dirigés afin d’échapper aux responsabilités.

Pour McGregor, ces croyances n’ont aucune substance réelle car les aspirations des êtres humains et leurs besoins révélés par la recherche en psychologie sont tout autres  la réalisation de soi, l’autocontrôle pour accomplir les objectifs qu’ils partagent, etc. (6). Ces croyances réalistes, fondées sur la nature humaine, constituaient pour McGregor le fondement de l’état d’esprit, de la philosophie d’entreprise qu’il développe en détail dans son célèbre ouvrage de 1960 The Human Side of Enterprise (7). Suite à la parution de ce livre, McGregor devint très célèbre. Quelques années après, il reçoit le prix du Meilleur ouvrage des mains de l’Organizational Development Council (8). Bien plus tard, en 1993, il sera reconnu comme l’auteur de management le plus populaire de tous les temps avec Henri Fayol (9).

Malgré ces succès, McGregor a connu plusieurs désillusions. La première, mentionnée par son élève de l’époque, Warren Bennis, concernait sa prophétie selon laquelle, en dix ans, toutes les entreprises abandonneront le modèle de la Théorie X pour adopter la Théorie Y (10). Évidemment, cette prophétie ne s’est pas réalisée. Décédé prématurément en 1964, McGregor n’a simplement pas eu le temps de voir les proportions de son erreur de prédiction ! Ce n’est pas que la Théorie Y n’était pas populaire. Au contraire, elle l’était même trop et c’est cela qui constituait sa seconde déception.

Ce qui désolait McGregor,  à propos de la popularité de la Théorie  Y, c’est qu’elle avait commencé à être vue par beaucoup comme un modèle, un système rigide exactement au même titre que le modèle  de la Théorie X. Peut-être que les libellés « X » et « Y » ont amené à penser qu’il s’agissait de deux modèles opposés alors que McGregor cherchait à remplacer le modèle rigide et irréaliste, ignorant la réalité des besoins psychologiques, par quelque chose de souple et de naturel pour l’homme. Il proposait non pas un autre modèle rigide mais un cadre philosophique, un état d’esprit qui permette à chaque entreprise de développer son propre mode d’organisation en adéquation avec la « réalité humaine » des hommes et des femmes qui y travaillent et avec son contexte culturel propre. Nous verrons par la suite que l’approche de l’entreprise libérée est également vue – à tort – par certains comme un modèle et non pas comme un état d’esprit, une philosophie d’entreprise. 

Mise en pratique dans les années 1960 et quelques décennies suivantes

Bien que certaines entreprises se targuent d’avoir mis en œuvre « de façon clandestine… » la Théorie Y (à l’instar de Procter & Gamble), la première entreprise largement reconnue comme ayant mis en place une organisation dans l’esprit de la Théorie Y est W.L. Gore, et ceci dès sa création en 1958. Au départ, Bill Gore (et sa femme Geneviève, co-fondatrice) ne se sont pas appuyés sur la théorie de McGregor, car ils l’ont découverte un peu plus tard. Cependant, cette découverte a donné un cadre conceptuel et philosophique très complet, cohérent et en forte résonance avec les croyances des fondateurs. Évidemment, pour qu’un mode organisationnel fondé sur une philosophie d’entreprise très différente soit connu et convainquant, il faut que l’entreprise qui l’adopte soit très performante, ce qui n’était pas le cas des débuts de W.L. Gore. Bâtie sur un seul produit inventé par Bill Gore – les câbles électriques enrobés de téflon – l’entreprise a dû attendre sa seconde invention, celle du Goretex en 1969 pour commencer vraiment à grandir et à être connue.

Entre-temps, un autre patron a mis en place un mode organisationnel dans l’esprit de la Théorie Y, cette fois avec une réussite immédiate. En 1962, Robert Townsend est PDG de Avis nommé par Lazard Frères, alors son fonds propriétaire. Comme Bill Gore, Townsend suit ses convictions, proches de la Théorie Y, les ayant déjà expérimentées dans son poste précédent en tant que patron d’une division d’American Express. En trois ans, il transforme une entreprise moribonde en l’une des entreprises phares aux États-Unis. En 1965, Lazard vend Avis au conglomérat AT & T, Townsend démissionne et se consacre à la diffusion de sa philosophie d’entreprise, en écrivant notamment Up the organization, paru en 1970 (11). Contre toute attente, le livre rencontre un énorme succès et reste des mois en tête du classement New York Times des best-sellers.
On aurait pu imaginer qu’avec une telle renommée, les expériences d’Avis et de Gore auraient inspiré de nombreuses entreprises à transformer leurs propres bureaucraties hiérarchiques. Pourtant, à sa grande déception, Townsend ne pouvait citer aucune entreprise qui se soit inspirée d’Avis (12). Cette énigme a perduré après les années 1970. Ainsi, Ricardo Semler, qui a construit dans les années 1980, une entreprise dans l’esprit de la théorie Y, Semco – et qui, comme Townsend a écrit  un best-seller sur le sujet (13) – ne pouvait citer que la petite PME d’un ami dans le Colorado, comme s’étant inspirée de son expérience. On  dit qu’il était tellement frustré par le manque d’action de transformation radicale chez les patrons qu’il a brûlé un jour tous les exemplaires de son livre en sa possession. Dans les années 1980 et 1990, l’énigme a continué de plus belle, même si le mode de fonctionnement de ces entreprises commençait à être de plus en plus connu, à la fois grâce aux écrits et interviews de leurs patrons et à des nombreuses visites de ces entreprises. Ainsi, des milliers de patrons du monde entier ont visité pendant cette période W.L. Gore, SEMCO, Chaparral Steel, Southwest Airlines et Harley Davidson aux Etats-Unis ou FAVI en France. Malgré tout cela, un nombre infime parmi eux s’en est inspiré pour transformer leur modèle rigide de bureaucratie hiérarchique vers un mode organisationnel dans l’esprit de la Théorie Y. Et pourtant, rationnels et dotés d’une grande intelligence, la plupart ont bien compris comment fonctionnaient ces entreprises.

Certains de ces patrons n’étaient pas prêts à remettre en cause leurs croyances issues de la Théorie X pas plus qu’à abandonner leur ego- nous en reparlerons. D’autres encore étaient découragés par autre chose: ayant compris comment cela marchait, ils demandaient à présent une recette pour transformer leur propre entreprise. La seule réponse qu’ils recevaient – « Il n’y a pas de recette, à chaque entreprise d’inventer son propre chemin » – les persuadaient qu’une telle transformation était trop risquée. Cela leur semblait impossible sans une méthode qui garantisse le succès. Seule une infime minorité est passée à l’acte. Qui sont ces chefs d’entreprise et pourquoi sont-ils si peu nombreux ?

Leaders libérateurs

Il s’agit d’aborder ici le point qui distingue la Théorie Y de l’entreprise libérée. Nous avons déjà évoqué le fait que les deux sont des états d’esprits, des philosophies d’entreprise très proches quant aux principes naturels qui les sous-tendent. Dans la Théorie Y ces principes sont issus des besoins psychologiques théorisés à l’époque par Maslow, tandis que – dans l’entreprise libérée – ces principes sont issus des besoins psychologiques établis empiriquement dans les travaux plus récents de Deci et Ryan (14). Ensuite, dans les deux cas, transformer une entreprise signifie remplacer des pratiques et des symboles organisationnels qui ignorent les besoins psychologiques des salariés par de nouvelles pratiques et de nouveaux symboles qui les satisfont. Toutefois, à la différence de la Théorie Y, l’entreprise libérée est aussi une philosophie de leadership pour réaliser cette transformation

Nous avons mentionné précédemment que McGregor était persuadé que la Théorie Y était tellement convaincante qu’elle allait conquérir massivement les esprits de chefs d’entreprise et les amener à la mettre en œuvre. Sans nul doute, s’il avait vécu plus longtemps, aurait-il mené une réflexion sur les conditions de mise en place de cette théorie. C’est justement la question que nous nous sommes posée très tôt dans notre recherche sur l’entreprise libérée et que nous vivons dans l’accompagnement de tels processus : « Comment la libération d’entreprise ad- vient-elle ? ». La réponse que nous avons obtenue dans toutes les entre- prises libérées a été la même : « C’est toujours le patron qui a déclenché puis mené à bien la libération ». Ainsi, l’état d’esprit de l’entreprise libérée est indissociable du patron qui le fait sien et le met en œuvre pour libérer son entreprise. Nous avons appelé ce type de patron le « leader libérateur » et nous avons justement consacré l’essentiel de notre recherche aux leaders libérateurs et l’approche du leadership qui leur a permis de co-construire une entreprise libérée

De manière logique, nous avons cherché à savoir si les leaders libérateurs que nous avons étudiés partagent des caractéristiques communes. Nous n’avons rien trouvé en termes dits « sociodémographiques ». En revanche, nous avons identifié trois qualités personnelles partagées  par tous ces leaders : les valeurs, la créativité et la sagesse. Nous n’allons pas développer en détail ces trois qualités (le lecteur est renvoyé à Getz et Carney, 2012). En quelques mots, l’importance de la créativité est évidente à la lumière de ce qui est dit ci-dessus, l’entreprise libérée exigeant d’un leader qu’il co-crée un mode organisationnel unique pour le contexte culturel de son entreprise. La sagesse – définie par   les psychologues comme « un excellent jugement dans les questions  de la vie associant le bien personnel et le bien collectif » – est fondamentale, car elle permet au leader d’articuler les besoins de l’entreprise avec ses propres valeurs. Ces dernières – qui constituent en réalité la première des trois qualités des leaders libérateurs – sont à la source du processus de libération de l’entreprise. Pour qu’un patron lance une telle démarche, pour qu’il transforme son mode organisationnel fondé sur    la méfiance et le contrôle en un mode fondé sur la confiance et l’auto- contrôle, il doit ressentir à l’intérieur de lui-même le besoin fondamental de faire confiance à l’intelligence des gens, ce qui implique des valeurs personnelles telles que le respect, la considération, l’humilité. Ces va- leurs exigent, à leur tour, une absence d’ego car un ego trop fort ne lui permettra pas d’admettre que d’autres puissent avoir des solutions plus intelligentes que les siennes.
 
On peut donc en déduire que l’explication au faible nombre d’entreprises libérées ne provient pas tant d’un manque de compréhension intellectuelle que d’un manque de leaders capables de créer un mode organisationnel fondé sur la confiance et la responsabilité. Bien sûr, pour entrer dans une compréhension profonde de la philosophie de l’entreprise libérée, il faut dépasser le choc initial que peut causer pour la plupart des chefs d’entreprise des pratiques à contre-courant d’habitudes bien ancrées : absence de pointeuses, de titres, d’organigramme ou de symboles extérieurs de pouvoir (bureau, place de parking, etc.). Toutefois, ce choc dépassé, ces pratiques apparaissent relever plutôt du bon sens.
 
Prenons quelques exemples :

C’est du bon sens de dire qu’on ne peut pas demander à un salarié d’être responsable – du résultat de son travail – s’il n’a aucune liberté sur le « comment » ce résultat est atteint. Pour qu’il se sente responsable, il faut qu’il puisse décider des moyens, des horaires, des compétences et des objectifs intermédiaires au service de la vision sur lesquels il va se concentrer. Décider du « comment » à la place du salarié, c’est le déresponsabiliser. Pour prendre de telles décisions,  il faut qu’il ait accès à toute l’information de l’entreprise, y compris financière.

C’est du bon sens de dire que la seule personne qui sache ce qui la motive, c’est la personne elle-même. C’est donc du bon sens de demander aux candidats à l’embauche ce qu’ils ont envie de faire dans l’entreprise et de les aider à trouver un rôle où leur désir puisse servir la vision de l’entreprise.

C’est du bon sens de dire que si on fait confiance à quelqu’un, il n’y a pas besoin de le contrôler. Vouloir contrôler indique précisément qu’on n’a pas confiance. S’il n’y a plus besoin de contrôle, toutes  les structures et les pratiques managériales dont le but est de contrôler disparaissent – et elles sont nombreuses. Une étude indique qu’un tiers du temps des dirigeants d’entreprise est consacré au contrôle à travers les outils du budget et du  reporting.

C’est aussi du bon sens de dire que le contraire du contrôle n’est pas l’anarchie mais l’autocontrôle. Pourquoi la majorité des conducteurs, comme chacun peut l’observer sur la route, respecte les limitations de vitesse ? On aurait tendance à répondre que c’est parce qu’ils ont peur du contrôle par la police ou le radar. Mais la réponse est autre : c’est parce qu’ils possèdent un outil d’autocontrôle qui est un indicateur de vitesse. Il convient donc de créer – ou de leur laisser créer – les outils qui permettent aux salariés de s’autocontrôler.

On pourrait continuer de la sorte, mais on voit déjà que tous ces principes de bon sens – bien que contraires à ce qui se pratique typiquement dans les organisations – ne sont pas difficiles à comprendre.

En revanche, il est difficile de les accepter,  de les faire siens. Car ce bon sens fait partie d’une philosophie plus large, fondée sur les croyances mentionnées plus haut. Accepter ce bon sens, c’est accepter de faire confiance à l’intelligence des gens, et plus globalement, transformer son état d’esprit, sa philosophie d’entreprise et par conséquent, son comportement.

Nous pouvons alors à présent résumer les défis rencontrés par un patron ayant compris la philosophie de l’entreprise  libérée.


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