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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.4 Les utopies de la dirigeance par Philippe Trouvé


Présentation de l'auteur

Philippe Trouvé est directeur de la recherche au Groupe ESC Clermont, Graduate School of Management, directeur du Centre Régional Associé au Céreq et Professeur Associé à l’Université d’Auvergne Clermont-Ferrand 1.
Ses travaux de recherche portent sur les formes de mobilisation de la main-d’œuvre et de régulation sociale dans les entreprises, plus particulièrement dans les TPE, PE et PME. En revisitant l’œuvre de son maître, Henri Desroche sociologue et historien des utopies, il développe depuis quelques années des recherches sur les utopies d’entreprise (voir H. Desroche et Ph. Trouvé, Mémoires d’un veilleur d’entreprises. Entretiens et correspondance avec Henri Desroche : à paraître).
Pour consulter les travaux du professeur Philippe Trouvé

Résumé de l'article

Presque autant que les rationalisations gestionnaires, les utopies entrepreneuriales ont travaillé de tout temps la dirigeance d’entreprise. Les premières lui ont fourni les cautions de refroidissements calculateurs, les secondes lui ont apporté les effervescences stimulantes de ses imaginations. Dans cette contribution, quatre exemples d’utopies pratiquées et pratiquantes, issues de contextes historiques et géographiques très différents, sont successivement évoqués et confrontés. Au final, il en ressort que ce que furent les anticipations utopiques sur le présent, fournit des leçons pour l’avenir.

" Dans la vie, il y a deux catégories d’individus : ceux qui regardent le monde tel qu’il est et se demandent pourquoi; ceux qui imaginent le monde tel qu’il devrait être et se disent : pourquoi pas ? "
George Bernard Shaw

" J’aime celui qui rêve l’impossible "
Goethe

Introduction

Le grand utopiste français, Charles Fourier, aimait à classer les "i mpossibilistes " dans la catégorie des " éteignoirs intellectuels ", toujours prompts à " trancher sur tout, à ravaler tout, à juger sans examen " et, finalement, à désespérer toute tentative de progrès et de changement. On sait qu’il leur opposait la force de nouveaux ressorts, dans une " industrie combinée " ou " harmonienne " qui serait basée sur les passions et le plaisir de s’associer, à l’opposé du " mécanisme civilisé ", authentique " enfer social ".

Les postérités philosophiques de Charles Fourier furent certes nombreuses et prolifiques, mais l’on retient moins qu’elles inspirèrent aussi, plus ou moins indirectement, des praticiens sociaux et même des dirigeants d’entreprise. Tous eurent en commun une volonté d’échapper aux strictes déterminations économiques, politiques ou sociales, considérées de leur temps ou dans leur contexte comme inévitables, pour s’efforcer de bâtir des utopies, non seulement écrites ou rêvées, mais pratiquées et expérimentées dans le creuset de la société que constitue l’entreprise. En clair, s’il y a eu des utopies doctrinaires, abstraites, fictives, chimériques, que l’on pourrait considérer avec R. Ruyer comme un simple " exercice mental ", ou " un jeu sur les possibles latéraux à la réalité " (1950), d’autres n’en furent pas moins ouvertes, " concrètes " (selon le mot de E. Bloch, 1982) et, réalistes, non pour s’opposer à la réalité ou retourner au passé, mais pour contrecarrer le destin en faisant advenir des possibles au sein même de la réalité. Les utopies de la dirigeance furent de celles-ci et c’est pourquoi, on les considère souvent à tort comme de " petites utopies ". Pourtant, même si nous nous concentrons ici sur des utopies du travail et des organisations, celles-ci n’en ont pas moins rêvé à des formes de production qui changeraient la société dans son ensemble.

En ces temps d’incertitude où se combinent matériel et virtuel, local et global, on finirait par oublier que la dirigeance d’entreprise relève au moins autant de l’imagination et de la capacité d’anticipation que du seul réalisme gestionnaire et financier. C’est du moins la leçon que l’on peut tirer d’une revisitation des grandes utopies entrepreneuriales. Quatre figures d’entre-elles seront ici tour à tour invoquées : - une écossaise, avec R. Owen - une française, avec J.B. A. Godin - une italienne, avec A. Olivetti et - une brésilienne, avec R. Semler.

Robert Owen (1771-1858) ou les visées émancipatrices de la dirigeance

Né en 1771 au Pays de Galles, apprenti à l’âge de 10 ans chez un drapier du Lincolnshire, puis commis dans une draperie de Manchester, Robert Owen emprunte à dix-huit ans un capital de cent livres pour s’établir à son compte et parvenir progressivement à la direction d’une filature de cotons de près de cinq cents ouvriers. Il récupère, dès les premières années du XIXème siècle, une entreprise fondée par son beau-père à New Lanark, en Ecosse. Dans cette petite bourgade, perdue au fond d’une vallée qui est devenue aujourd’hui un lieu de pèlerinage, ce manufacturier va très vite instaurer un régime communautaire qui déborde très largement la sphère de l’entreprise.

Un réformateur attentif au milieu social

Sa conception est tout d’abord le fruit d’une protestation morale à l’égard des dégâts engendrés sur le tissu social par le progrès industriel et l’appât du gain. Selon lui, l’homme étant le produit de son milieu socio-économique et culturel, il suffirait de maîtriser à la fois l’éducation, la production et les échanges pour restaurer les solidarités collectives. C’est en agissant sur ce qu’il appelle les " circonstances extérieures " (niveau de vie, morale ambiante, lieux d’habitation) que l’on peut transformer le plus radicalement les comportements humains. Au point d’ailleurs que R. Owen minimise considérablement la responsabilité de l’individu. Il passe alors aux travaux pratiques en expérimentant, tout d’abord à l’échelle locale, un nouvel environnement de travail qui prend pour point d’appui l’éducation hors et surtout à l’intérieur de la firme.

Dès 1799, il se lance dans une politique sociale pour donner un nouveau " caractère " à la communauté de travail et pour instaurer " A New Moral World ". Désormais, par exemple, chaque ménage de travailleurs disposera d’un jardin et chaque enfant pourra suivre l’école jusqu’à 10 ans (contre 5 à 6 ans auparavant). Des magasins coopératifs sont créés pour les achats de première nécessité à prix coûtant. A l’intérieur de l’usine, la journée de travail est réduite à 10 heures au lieu de 15, l’organisation et les règlements sont réformés pour respecter la dignité des travailleurs. Owen met en outre en place un programme de modernisation des machines et un système d’entretien préventif pour réduire les coûts de leur dysfonctionnement; il préconise en outre une politique de hauts salaires qu’il argumente longuement auprès des industriels. Sur ce point, sa vision préfigure celle de Henry Ford : " qu’il s’agisse d’un patron ou d’un autre, il mettra en jeu tous les moyens pour ramener les salaires au niveau le plus bas possible et, si l’un d’eux y parvient, les autres devront le suivre pour se défendre. Pourtant à y regarder de près, aucun péril ne devrait être davantage redouté par les industriels qu’une basse rémunération du travail ou l’impossibilité pour la classe ouvrière d’acquérir un bien-être raisonnable. Les ouvriers, conséquence de leur nombre, sont les plus grands consommateurs de tous les articles; et on constatera toujours que, quand les salaires sont élevés, le pays est prospère; quand ils sont bas, toutes les classes en souffrent, depuis la plus élevée jusqu’à la plus basse, mais surtout celle des industriels " (Owen, 1963 : 88-89)

Anticipant sur les socialistes du XIXème siècle, Owen pense que " l’étalon naturel de la valeur est, en principe, le travail humain, ou la combinaison des énergies manuelles et mentales de l’homme quand elles entrent en action " (ibid. : 94). Mais il n’en oublie pas pour autant la rentabilité de l’entreprise (" ces changements devaient être introduits peu à peu et être réalisés grâce au profit de l’entreprise " - ibid : 77) et les bénéfices non négligeables qu’elle pouvait retirer du bien-être de ses travailleurs. Cela suffirait à placer le patron écossais sur l’orbite d’une certaine modernité.

Entre paternalisme et coopérativisme

On pourrait objecter, avec un brin de dédain, l’essence paternaliste et philanthropique du projet industriel owénien. Il est vrai que, dans la première phase de sa vie tout au moins, le manufacturier fut tout entier centré sur un programme qui combinait hygiénisme et rationalisation de la production et de la distribution. Pendant cette période, quelle que fut sa bonne volonté - et elle fut grande au point qu’il engloutit toute sa fortune au service de ses idées -, il resta bien le principal initiateur et architecte de ses projets. Et l’on aurait peine à trouver chez lui une remise en cause de la propriété du capital ou un ferment de l’association ouvrière. Ce n’est que plus tard, bien plus tard, qu’il participera à la fondation de magasins d’échanges du travail (1832-1834), à l’origine des sociétés coopératives de consommation et même à la création d’un Grand Syndicat national et moral des classes productrices.

Cependant, s’il fut admiré par les patrons de son temps pour sa réussite industrielle il ne réussit pas à les convertir et se tourna bientôt vers l’action auprès des états et des gouvernements, multipliant les initiatives législatives. Quant aux ouvriers, comme en témoigne son autobiographie, ils ne furent pas toujours spontanément conquis par son inventivité sociale ("les ouvriers étaient systématiquement opposés à tous les changements que je proposais et ils firent tout ce qu’ils purent pour m’empêcher d’atteindre mon but" (Owen, 1963 : 78). A New Lanark, il ne gagna provisoirement leur confiance qu’à l’occasion d’une crise commerciale (1806) durant laquelle, après avoir arrêté toutes les machines, il décida " de garder les ouvriers et de continuer à leur payer intégralement leurs salaires en leur imposant la seule tâche de veiller à la propreté des machines et de les maintenir en bon état de marche ". Selon Ch. Gide (2000, 1ère éd. 1909), c’est par dépit qu’il se tourna alors vers des expérimentations plus radicales.

Les embardées messianiques

Car, parmi les quatre entrepreneurs cités ici, Owen est sans doute celui qui a poussa le plus loin le rêve utopique d’une société égalitaire. Un dérapage messianique s’ensuivit qui l’inclina à durcir et à étendre sa doctrine et ses applications à l’échelle internationale, notamment en établissant une colonie de vie et de travail (" New Harmony "), regroupant cette fois des volontaires entre 1824 et 1828 dans l’Indiana aux Etats-Unis. Tout comme à New Lanark où il s’était promis de rassembler " une population rénovée ", c’est-à-dire régénérée selon ses principes - et c’est ici un trait récurrent des grandes doctrines utopiques -, l’entrepreneur social se propose d’agir dans un milieu préalablement épuré qui n’admet ni propriété privée, ni profit individuel, ni mariage, ni pratiques religieuses.

Pour éliminer le profit qui, de par la majoration qu’il effectue sur le prix de revient, met le travailleur dans l’impossibilité de racheter le produit de son travail, R. Owen ira jusqu’à plaider ici l’égalité complète dans le pouvoir de décision des producteurs et des consommateurs, sans distinction des services rendus, ni du travail fourni, en somme : non pas à chacun selon ses mérites (puisque ceux-ci sont le pur produit du milieu), mais à chacun selon ses besoins. Beaucoup moins résistante que l’Icarie américaine d'Etienne Cabet (Prudommeaux, 1977, 1ère éd. 1907), la tentative tourna court et s’acheva en désastre.

Il n’en reste pas moins que R. Owen, par certaines de ses idées et réalisations, inspira toute une descendance, oscillant - comme toutes les utopies - entre deux postérités, l’une plutôt réalisable, pragmatique et ouverte sur des formes alternatives de dirigeance, l’autre plutôt doctrinaire et péremptoire, arc-boutée sur ses prétentions totalitaires. La première donna, dit-on, naissance au mouvement coopératif et tout d’abord à la société de Rochdale dont 6 au moins des 28 Pionniers étaient de ses disciples ; la seconde inspira, au moins partiellement, selon l’interprétation de Ch. Gide et Ch. Rist (2000, 1ère éd. 1909), les idéologies communisantes. Une appréciation que partageait d’ailleurs Engels lui-même : " à l’origine du socialisme, il y a un industriel ".

Pour en savoir plus sur Robert Owen

Jean-Baptiste André Godin (1817-1888) ou l’invention d’une (petite) république organisationnelle

On pourrait installer d’emblée J-B.A. Godin dans le sillage de R. Owen et dans la longue tradition d’un patronat socialisant. Un "patronat", parce qu’il relève encore d’une conception paternaliste de la dirigeance. "Socialisant", parce que, s’ils eurent tous deux des prétentions socialisatrices, ils n’en furent pas moins socialistes et même des militants de la cause socialiste, là où d’autres furent plus explicitement philanthropes ou franchement capitalistes (Gerando, Rochefoucaud-Liancourt, Delessert). A ce double titre, bien des traits leur sont communs sur lesquels nous passerons rapidement..

Apprenti serrurier à onze ans, J.-B. A. Godin crée sa première entreprise à l’âge de 33 ans avec deux ouvriers. La place lui manquant, il s’installe à Guise dans l’Aisne avec 30 ouvriers. Sept ans plus tard, son affaire compte déjà près de 300 salariés. En 1881, alors que Godin a dépassé la soixantaine, son effectif s’élève à 1337 salariés et la fameuse fabrique de poêles de chauffage est devenue numéro un mondial de sa spécialité.

Un "réalisateur" de l’école sociétaire

Tout comme R. Owen, J-B. A. Godin est convaincu, avant l’heure, de la responsabilité sociale de l’entreprise. Tout comme lui, relativement à son temps, l’utopie commence par l’action pour contrecarrer les dégâts du progrès industriel sur le tissu social. Mais il revendique plus fermement de faire passer la pratique avant la théorie : "j’ai traduit mes pensées en actes et leur ai donné l’organisation et la vie avant de les exposer en théorie. Il n’est donc pas possible de dire que je suis resté dans le domaine des utopies" dit-il à ses ouvriers en 1877. Il fait d’ailleurs partie des derniers "réalisateurs" et "dissidents" de l’école sociétaire française, qui essaimèrent en France et jusqu’au Brésil, hantés par l’application concrète de la philosophie de Ch. Fourier.

De ce fait, il est plus tôt sensible que son devancier aux aspirations immédiates des travailleurs et aux bienfaits du travail associé, pour mieux répartir les richesses et garantir la protection sociale. C’est pourquoi il va plus loin que Owen du double point de vue, de l’expérimentation sociale et de la reconfiguration des pouvoirs dans l’entreprise, c’est-à-dire des structures de la dirigeance.

Pour améliorer les conditions de travail et de vie de ses ouvriers, Godin fait construire à partir de 1859 par des architectes fouriéristes, un habitat collectif à proximité de l’usine qui n’aura pas, pour longtemps et même dans les "beaux quartiers", d’équivalent en terme de confort. Car il s’agit d’offrir à ceux-ci rien moins que des "équivalents de la richesse" : chaque foyer de travailleur disposera désormais de son habitation et des services collectifs seront prévus : jardins d’agrément, "nourricerie" (pour les enfants, de la naissance à 2 ans) et "pouponnat" (2 à 4 ans) ouverts dès 1861 afin de permettre l’essor du travail salarié féminin; école (laïque), gratuite, mixte et obligatoire jusqu’à 14 ans; enseignement professionnel pour les adultes, piscine, magasins coopératifs (à partir de 1878), théâtre, société de musique, et vaste salle où fêtes et spectacles se succèderont : "au Palais Social, dit Godin, la population ouvrière, sans sortir de chez elle, se donne le spectacle des honneurs qui lui sont dus".

Poursuivant l’objectif de faire passer progressivement la propriété de l’entreprise aux mains du personnel, il crée "l’association capital travail" (1881) qui se traduit par un actionnariat et une participation aux bénéfices, ainsi qu’un accès plus facile aux responsabilités et à la répartition des richesses. Il met parallèlement en place des caisses de retraite et de prévoyance, un système de protection sociale mutualiste géré par les salariés (caisse d’assurance maladie, rendue obligatoire dès 1861). Il prévoit la gratuité des médicaments et des visites médicales (1870). En outre, il invente la très républicaine promotion au mérite. Car, contrairement à Owen, si Godin est partageux il n’est pas pour autant égalitariste. La participation ira plus loin encore : pas seulement limitée aux résultats, elle s’étend à la gestion de l’entreprise. En 1880 sont déposés les statuts d’une Association Coopérative ouvrière de production. Il est vrai qu’un dualisme tendra bientôt à s’instaurer entre les membres associés et ceux qui se contentent d’être salariés de l’usine...

Le Familistère ou l’ambivalence de l’architecture

Bien que toutes ces avancées suffiraient à classer Godin parmi les plus éminents praticiens de l’utopie entrepreneuriale, on aurait beau jeu de dénicher chez lui encore quelque relent de paternalisme. Et tout d’abord dans l’architecture de son "Familistère", bâti à partir de 1859 comme le phalanstère de Ch. Fourier sur le suffixe et le modèle d’un monastère. C’est l’éternelle ambivalence des lieux de travail et de vie conçus en utopie : ils sont tout à la fois la projection matérielle d’un enfermement, d’un enveloppement symboliques et la réalisation, sinon d’un ailleurs, du moins d’un "nouveau monde".

- Sur le premier versant l’observateur critique est servi : basé sur l’imaginaire de l’autosuffisance et sur une conception familialiste de l’entreprise, le Familistère de Guise fut bien une "ville dans la ville", un monde clos : un quadrilatère central, flanqué de deux latéraux, au centre desquels figuraient une cour imposante dominée par une verrière et des coursives distribuant les appartements où logeaient sans distinction ouvriers, employés et directeur. Une aubaine pour une extension du contrôle social hors de la stricte sphère de l’usine. L’hygiénisme des prescriptions architecturales de Godin, plaide en faveur d’une telle lecture. Et n’oublions pas qu’il s’attela d’abord, tout comme Owen et les utopistes de leur lignée, à une tâche éducative et socialisatrice. D’où l’isolement du monde et même un culte de la personnalité (avec monnaie frappée à l’effigie du fondateur), pour faire advenir un travailleur vertueux, complet, familial, sous le regard permanent de ses pairs. Bref, dans ce que Godin envisageait comme "palais social", d’autres ne percevront qu’une "caserne sociale" (L’Illustration, 1896) et même un "foyer de l’exploitation ouvrière" (F. Engels), des "avatars" dans lesquels risquent de s’enferrer les utopies pratiquées lorsqu’elles quittent le rivage évasif des utopies seulement rêvées (Desroche, 1978).

- Sur l’autre versant (celui de l’architecture comme art utopique par excellence et comme frontière matérielle entre le rêve d’un ailleurs social et les déconvenues d’un monde réalisé), il y aurait place pour d’autres interprétations. Avec son Familistère, Godin n’imagina-t-il pas un espace susceptible de favoriser les rencontres et le brassage des classes sociales ("l’influence du rapprochement des habitants sur la sociabilité est un fait bien caractéristique, le niveau intellectuel s’élève et l’esprit de progrès se développe", in Solutions Sociales, 1871) ? Ne conjectura-t-il pas, le régime d’une ""industrie attrayante" pour les ouvriers, seule capable, selon les préceptes de Fourier, de faire oublier la répulsion des usines de son temps ? Du coup, nous ne serions pas loin de faire, comme A. Pessin, du "refuge" ou de la métaphore de la forteresse, un "utopème" fondateur de l’esprit d’utopie. Tout comme E. Bloch - un orfèvre en la matière - avait fait de l’agencement de l’espace utopique une véritable "architectonique sociale" : "il s’agit de produire un foyer humain (Heimat), partant de la simple recherche d’un toit pour aboutir à la manifestation d’un monde meilleur […] » (1982 : 359-361).

Les survivances fragiles d’une expérience et la longévité d’une entreprise

Que reste-t-il de la Société du Familistère de Guise ? Sans doute peu de choses si l’on songe à l’expérimentation sociale et à son extension comme projet socio-politique. Mais il est vrai que celle-ci connut des recyclages et des descendances multiples, à commencer par ses résurgences dans les éphémères communautés de travail françaises au lendemain de la deuxième guerre mondiale, ou par son infiltration dans le mouvement des coopératives ouvrières de production, véritable alternative au modèle dominant de la dirigeance. Beaucoup, si l’on invoque la durabilité de l’entreprise qui survécut près de 100 ans après la mort de son fondateur. Dissoute le 22 juin 1968, la Société du Familistère de Guise fut successivement rachetée par le Groupe Le Creuset, puis par la Société des Cheminées Philippe. Les anciens appartements ouvriers sont aujourd’hui inscrits au patrimoine national.

Destin doublement malencontreux : une Société Coopérative phagocytée par deux fleurons du capitalisme familial et les traces d’une expérience si tonique, désormais entreposées entre les murs glacés d’un musée ! On dit que la chute de la maison Godin (produits démodés, pertes financières, effondrement de l’effectif salarié) fut annoncée dès l’entre deux guerres, "un certain immobilisme s’étant instauré dans ce corps d’élite". Mais l’établissement de Guise conserve encore aujourd’hui son nom prestigieux ("Godin S.A.") : le Kompass excipe de 263 personnes dont une dizaine de cadres dirigeants (en 2003). Il fabrique toujours des poêles et cuisinières mais ceux-ci ne représentent plus qu’un quart du Chiffre D’affaires à côté des plaques de cheminées, des tables de bistrot, des bancs de jardin en fonte et de divers matériels de lutte contre l’incendie, fruits d’une diversification.

Adriano Olivetti (1901-1960) ou l’idéal de la Comunitá

A. Olivetti, le fondateur développeur de l’entreprise prestigieuse, mérite à plus d’un titre de figurer dans ce florilège de l’utopie. Mais il y occupe une place originale qu’il nous appartient de cerner ici en quelques mots. Tout comme Godin, ce dirigeant fut tout d’abord un innovateur industriel, mais il le fut de façon plus constante et ses inventions furent davantage le produit d’avancées organisationnelles que de son propre génie. Pour combiner la technologie et la culture de façon efficace, il porta toute son attention sur la stabilité du corps social sur les relations industrielles et sur la formation, non seulement à l’intérieur de l’entreprise, mais également dans les communautés humaines à l’extérieur de l’usine. Tout comme ses deux prédécesseurs, il s’engagea dans le débat politique et même dans la militance. De même ses préoccupations architecturales et urbanistiques furent-elles très vives, mais à la différence de Owen et Godin, Olivetti privilégia toujours l’esthétique plutôt que la fonctionnalité et l’hygiénisme.

Un inventeur industriel de l’époque moderne

Fils d’un industriel qui fonda la première fabrique italienne de machines à écrire, A. Olivetti est embauché en 1924 comme ouvrier apprenti dans l’entreprise familiale. L’année après, il a l’occasion de se rendre aux Etats-Unis où il visite plus d’une centaine d’entreprises. Très impressionné par les efforts de rationalisation de la production, il fait adopter dès son retour en Italie le modèle taylorien de la ligne de montage automatisée. Un long parcours de formation commence pour lui à l’intérieur de l’entreprise : il devient directeur général en 1932, puis Président en 1938, soit 14 années après ses débuts. A l’origine constructeur mécanographique, enraciné dans la première révolution industrielle, Olivetti entame une diversification dès cette période : outre des machines à écrire, il produit de 1930 à 1940 des imprimantes à distance (les ancêtres du "fax"), des calculatrices électriques, des fournitures de bureau et même des machines à contrôle numérique.

Au milieu des années cinquante, alors que tous ses concurrents perfectionnent de façon incrémentale leur matériel de bureau (équipements à cartes perforées, calculateurs électroniques), A. Olivetti des investissements institutionnels considérables : il crée un observatoire de veille et de recherche technologique à Canaan aux Etats-Unis et, grâce à une petite avant-garde interne triée sur le volet, il lance un centre de recherche commun avec l’université de Pise ainsi qu’un laboratoire d’électronique.

En se comportant ainsi comme une start-up, en symbiose avec la recherche scientifique, et en s’appuyant sur un appareil de distribution très sophistiqué pour l’époque, la firme Olivetti renouvelle continuellement ses produits. Elle invente les premières machines à écrire portables (la fameuse Lettera 22) et présente en 1959 l’un des premiers ordinateurs transistorisés au monde. A cette date, soit 50 années après sa fondation par Camillo Olivetti, l’entreprise est à son apogée et occupe le leadership incontesté dans les technologies électroniques de bureau. Elle compte alors plus de 24 000 employés dont 10 000 à l’étranger dans 17 implantations différentes et exporte 60 % de sa production. En 1959, elle se permet même d’absorber Underwood, le grand fabricant américain.

Une entreprise excellente et "socialement capable" (socialmente capace)

La trajectoire décrite ci-dessus indique suffisamment que, par la place qu’il accorde à la stratégie, aux investissements dans la recherche et aux innovations organisationnelles, A. Olivetti se situe d’emblée dans l’ère du management moderne : selon L. Gallino "Olivetti est [en effet] un exemple magistral d’entreprise orientée vers le marché" (2001 : 15). Mais à la différence de la plupart des chefs d’entreprises de son époque, ses avancées utopiques consistent à combiner l’excellence économique et la "capacité sociale", les anticipations techniques et la culture, l’efficacité et la responsabilité sociale, l’innovation et le design. Il saisit ainsi très vite l’importance du capital intellectuel et social dans la constitution des compétences centrales de l’entreprise et dans la création de valeur (Soavi, 2001 : 249).

La capacité sociale s’illustre dans des modalités très avancées de gestion du personnel. Dès son retour des Etats-Unis – et c’est là sa grande originalité -, A. Olivetti prétend faire coexister le rationalisme scientifique et "l’entreprise socialisée" ("socializzata"), selon un modèle très ambitieux qui n’est rien d’autre qu’une forme d’utopie : un "taylorisme à visage humain" (Gallino, 2001 : 44) . Son idée consiste alors à automatiser les tâches dégradantes et à donner aux ouvriers les capacités de contrôler l’activité productive. De son côté, la "socialisation de l’entreprise" est sous-tendue par un modèle original de dirigeance qui exclut l’étatisation mais qui englobe une propriété partagée, plurielle, organique entre les travailleurs (via les syndicats qui participent dès 1948 au conseil de gestion), les actionnaires privés et les collectivités territoriales.

Des éléments de compensation externes sont mis en place pour contrebalancer l’engagement des travailleurs : des salaires plus élevés (80 %) que dans les autres entreprises de la région, des horaires réduits (Olivetti fut la première grande firme européenne à accorder les samedi entiers à tous ses salariés), une gestion de carrière pour les ouvriers et, bien sûr, des services sociaux exemplaires pour améliorer la qualité de vie des salariés (prêts à taux réduits pour l’achat d’habitations, services médicaux et de transports pour les ouvriers paysans, des colonies pour les enfants, des bibliothèques, des associations sportives…).

Dans cette politique tous azimuts, la formation joue un rôle central dès 1935, avec la création d’un centre où l’on n’apprenait pas seulement la mécanique, mais la culture du travail comme l’histoire du mouvement ouvrier, l’économie politique et autres sujets de société. Pas une autre firme n’était aussi avancée dans ce domaine dans les années cinquante. Au cours d’une période de forts conflits sociaux avec la Cgil, grand syndicat révolutionnaire, l’école professionnelle de Olivetti, voyait passer les intellectuels les plus à gauche, des historiens et même des syndicalistes. Les ouvriers étaient par ailleurs formés aux méthodes de gestion, incluant le Scientific Management.

Lors de la grande crise de 1952-53, Adriano refuse de licencier des ouvriers et de réduire le "coût du travail". Car il pensait que la fidélité des travailleurs était la clef de la réussite de l’entreprise. Il joue alors sur la flexibilité interne de l’entreprise et sur sa capacité à occuper de nouvelles niches du marché. En anticipant sur la demande des consommateurs, il embauche 700 vendeurs supplémentaires, soit 50 % des commerciaux déjà en place en 1952 en Italie. Pour lui, l’essentiel consistait à mettre sur le marché des produits de haute valeur ajoutée, innovants, de grande qualité fonctionnelle et esthétique et de produire ainsi un cercle vertueux. Les marges étant confortables, cela permettait à l’entreprise de redistribuer des profits sur le territoire et de réinvestir dans la R&D.

Une anticipation de l’entreprise socialement responsable

Au-delà de ce cercle vertueux socio-économique, assez peu présent chez les deux entrepreneurs précédents, A. Olivetti assigne à l’entreprise deux impératifs non négligeables :

- une contribution esthétique (la bellezza), non seulement dans le design industriel des produits, mais également à travers l’architecture pour améliorer les conditions de vie au et hors du travail, car selon lui, l’architecture est une "esthétique appliquée à la vie sociale". De ce point de vue, Olivetti fut tout autant que Owen et Godin, un bâtisseur. Mais il fut aussi un urbaniste et même un développeur régional, ce qui rend son utopie "ouverte", là où les deux précédentes sont confinées.

- Tout en préservant la protection et le développement de ses employés, il pensait que l’entreprise doit aussi s’intégrer dans la communauté sociale qui l’environne. Ainsi, il préconisa de nouvelles formes de planification et de gestion territoriale, par exemple en donnant pour mission à sa propre entreprise de porter le progrès économique, technologique et social à la campagne plutôt que de déplacer les populations. Ce faisant, il anticipa, sans doute, sur le Livre Vert de la Commission Européenne consacré à la Responsabilité Sociale de l’Entreprise. Bien plus, A. Olivetti s’efforça de bâtir un projet "métapolitique", dédié à un autre modèle de société englobante, transcendant les partis traditionnels et plus à l’écoute de ce que nous appellerions aujourd’hui la société civile (Olivetti, 1960). Il fonda en 1958 une revue intellectuelle (Comunità) et un mouvement qui, en rassemblant 173 000 voies aux élections de la même année, le porta à l’assemblée nationale. Bien que ce mouvement eût l’ambition d’étendre le modèle préconisé à l’ensemble de la société (y compris l’Italie du sud), il n’en recelait pas moins une ouverture qui a laissé des traces jusqu’à nos jours dans le débat politique italien : un cas d’expansion de l’idéal utopique préservé du totalitarisme, suffisamment rare pour être souligné.

Il serait fastidieux et peu économe de relater les nombreux soubresauts qui ont marqué la vie de la Cie Olivetti depuis la mort brutale de son fondateur en 1960. Car c’est moins le devenir des utopies pratiquées qui nous intéresse ici que leur mode de fonctionnement à l’état naissant et adolescent et les formes de dirigeance qu’elles adoptent. L’analyse du démembrement progressif de la communauté industrielle initiale et la conversion de la firme à l’électronique seraient pourtant pleines d’enseignements pour ceux qui veulent comprendre les transformations actuelles du capitalisme patrimonial et les processus de financiarisation de l’économie.

En savoir sur Adriano Olivetti

Ricardo Semler (1959-) : une démocratie entrepreneuriale ?

Plus près de nous, et parmi les entreprises contemporaines d’inspiration utopique, il conviendrait enfin de citer Semco, une firme brésilienne d’autant plus intéressante à scruter qu’elle correspond tout à la fois au contexte économique de notre temps, aux nouvelles normes de la compétitivité et donc à des formes rénovées de la dirigeance utopique.

Son dirigeant actuel, Ricardo Semler est né en 1959. Il a repris l’entreprise paternelle en 1982, à l’âge de 24 ans. Son père, immigré autrichien a fondé celle-ci en 1954. A partir d’une activité de construction mécanique, il a fait breveter une centrifugeuse pour séparer les huiles. Vers la fin des années 60, il s’est associé avec deux fabricants marins britanniques de pompes marines. Dès lors Semler & Co est devenu un fournisseur important de la construction navale brésilienne et l’entreprise paternelle ne doit sa réussite d’alors qu’en exploitant une position de rente.

Les réussites économiques d’une structure éclatée

Dès sa transmission à Ricardo, et non sans s’être délestée des deux tiers des cadres supérieurs installés par le père, l’entreprise va connaître une croissance fulgurante en dépit d’une conjoncture économique fluctuante, passant d’un revenu de 4 millions de dollars en 1982, à 35 millions en 1994 et à 212 millions de dollars en 2003. En même temps, l’effectif connaît une prodigieuse progression, de 90 employés en 1982 à 3000 en 2003, sans compter d’autres indicateurs favorables, tels la baisse sensible du turnover et une diversification continuelle des produits et services grâce à une politique commerciale agressive. Entre-temps, l’entreprise a pu opérer sans difficultés majeures une conversion dans son métier central en évoluant de la manufacture à une multiplicité de services de haute technologie.

Pour autant, dans les nombreuses publications relatant son expérimentation managériale, le dirigeant reste très mystérieux sur les profits et les contours réels de son entreprise. D’une part, pour éviter la trop forte emprise des analystes financiers polarisés sur le court terme. Certes, Semco est une entreprise capitalistique qui "réussit suivant les critères du marché". Mais elle ne doit pas être "forcée à danser une valse au son des cloches de Wall Street" (Semler, 2004). D’autre part, s’il est important de réaliser des profits, Semler estime que cela ne change pas fondamentalement la perception des salariés lorsqu’ils se lèvent pour aller au travail. Troisièmement, au lieu de décliner a priori le métier central et l’identité de Semco du haut de sa position de manager, Semler estime qu’il est préférable de les laisser modeler par les employés ("let our employees shape it… ") à partir de leurs différents efforts, intérêts et initiatives. Enfin, n’est-il pas difficile de définir les limites d’une firme constituée par une myriade de petites unités, certes en interaction mais également en reconfiguration permanente afin de coller le plus possible au marché. Alors, un réseau, une fédération de dix entreprises ? On n’en est pas sûr car celles-ci vont et viennent dans l’orbite de la cellule mère. Sans compter les "6 compagnies internet" qui dépendent de Semco. Alors 16 unités ? Pas commode à trancher car l’on ne sait pas lesquelles survivent encore et sous quelle forme. En tous les cas, une telle structure agile interdit tout monolithisme dans son fonctionnement.

Diversification à grande échelle et stratégie de la complexité

Jusqu’aux années 90, le développement de Semco S.A. est obtenu en grande partie par croissance externe et par de nombreux partenariats passés avec des entreprises qui génèrent une grande diversification. C’est ainsi que les machines industrielles produites initialement pour la marine (pompes, mélangeurs) sont diffusées dans d’autres branches d’activité (industrie pharmaceutique, sucreries). Puis ce sont des tours de refroidissement (avec Baltimore Air Coil aux US) et des systèmes de contrôle (avec Johnson Controls) pour gérer des hôpitaux, des aéroports, des hôtels et de grandes usines. En 1996, une activité de consulting environnemental est même rajoutée au portefeuille d’activités de Semco S.A. On passe donc ici de l’industrie aux services et à l’ingénierie de projets.

A chaque fois, le principal critère utilisé pour intégrer de nouvelles affaires est la recherche de la plus grande complexité possible des produits ou services proposés : "nous recherchons toujours les produits ou services pour lesquels la barrière à l’entrée (sur le marché) est la plus élevée. Si une nouvelle affaire n’est pas difficile à mettre en œuvre ("highly engineered"), pour nous ou pour nos concurrents, alors nous ne sommes pas intéressés" dit Semler (2004). Par ailleurs ajoute le dirigeant : "nous exigeons d’être le leader ("premium player") dans chacun de nos marchés […] En offrant des produits ou services de très haute qualité, nous pouvons être les plus chers". Enfin, "nous voulons être seulement sur les marchés où notre disparition serait catastrophique pour les consommateurs. Ils survivraient, mais ils auraient des difficultés substantielles à poursuivre leur activité". C’est ainsi que Wal Mart est client d’au moins quatre unités de Semco S.A. Celle-ci gère les stocks du géant américain de la distribution, contrôle ses tours de refroidissement, administre ses bâtiments et entrepôts et conduit des recherches environnementales sur ses sites. Grâce à cette diversification, n’importe quelle unité de l’entreprise peut servir de point d’entrée sur le marché et procurer de nouveaux débouchés pour les autres. La fidélisation des clients suit, puisqu’elle procure 80 % des revenus annuels (Semler, 2004).

Un capitalisme autogéré

Plus novatrice encore est la forme de dirigeance adoptée et revendiquée haut et fort par R. Semler, lors d’une crise de croissance intervenue après une série de rachats d’autres entreprises (Flakt, Merck, Hobart). A ce moment, Semler décide de remettre en cause toutes les méthodes de gestion éprouvées dans son entreprise jusqu’ici (1995) : il réduit la ligne hiérarchique (désormais un seul niveau de l’ouvrier au manager d’une division), il simplifie au maximum les procédures, développe une planification (à cinq ans) et un suivi budgétaire légers et surtout plaide pour un allégement des contrôles en misant sur la responsabilisation de ses employés. Des "comités d’usine" sont mis en place dans chaque unité, d’abord exclusivement centrés sur les activités opérationnelles, pour faire remonter les suggestions du personnel. Mais, très vite (notamment à partir de la crise de 1990), leur fonction décisionnaire va s’étendre à la stratégie de l’entreprise : le choix des produits, la fixation des objectifs de production, la gestion du personnel et la reconfiguration des process.

En même temps, à partir d’une expérience particulièrement réussie d’essaimage qui a eu lieu au début des années 90 (the Nucleus of Technological Innovation – NTI), Semco est fragmentée en plusieurs unités distinctes. Chacune d’entre elles est constituée de cellules de production où les ouvriers sont polyvalents. Une orientation d’inspiration franchement autogestionnaire est alors donnée dans l’ensemble du groupe, permettant aux ouvriers de recruter les collaborateurs, de fixer les règles de distribution des bénéfices (soit 23 % après impôts, dividendes et réinvestissements), et même de décider de leur propres rémunération et horaires de travail car, dit Semler, "l’ouvrier n’est pas payé pour son temps de travail mais pour ses résultats" (Semler, 1995). En même temps, les postes de réceptionnistes et de secrétaires sont supprimés : désormais chacun reçoit ses propres visiteurs, rédige et envoie son courrier et prépare son café. Un système de rotation interne est adopté pour les cadres afin d’accroître leur adaptabilité. Ceux-ci sont évalués deux fois l’an par leurs subordonnés et peuvent être mis en cause – c’est-à-dire licenciés – si leurs méthodes de management ne sont pas améliorées.

En matière de dirigeance, afin d’éviter les fragilités de la décision individuelle, la fonction de PDG est supprimée et remplacée par un collectif composé de 5 conseillers qui assurent chacun à leur tour (avec changement tous les 6 mois) la fonction de Président. L’actionnaire le plus important n’assiste pas aux réunions et n’intervient presque jamais dans les décisions stratégiques (Semler, 2004). Ce sont les employés qui sont les plus influents dans la marche du business : ils peuvent émettre un veto sur un marché, fermer une usine, proposer des nouveaux produits ou saisir des opportunités de marché par un simple vote à main levée. Autant de situations qui ne seraient pas possibles si elles n’étaient pas étayées sur des convictions managériales qui donnent l’occasion à Semler de multiplier les conférences à travers le monde.

La démocratie sur le tas

On a vu que tout comme A. Olivetti et à l’opposé de Owen et Godin, Semler accepte le système d’économie de marché. Cependant, alors que Olivetti est un humaniste réformiste qui tente d’atténuer les effets négatifs des conditions de travail et diminuer les contraintes matérielles qui pèsent sur les travailleurs, Semler préconise de leur donner plus de pouvoir (empowerment) pour en revenir à l’objet central des affaires. Question de priorité plus que d’opposition frontale : chez le second, la notion de démocratie sur le tas ("on-the-job democracy") repose certes sur une théorie de l’homme au travail (pourquoi les personnes qui sont considérées comme adultes dans leur vie privée, à la banque, à l’école, avec les amis, seraient soudain considérées comme adolescentes au travail ?), mais celle-ci ne vaut que parce qu’elle est une manière plus profitable de faire des affaires.

Par ailleurs, un pas de plus est franchi par Semler à travers l’adoption d’un modèle d’organisation radicalement nouveau, non seulement par rapport aux utopies managériales précédentes, mais encore par rapport au management moderniste d’Olivetti. Il y a en effet chez Semler une méfiance radicale à l’égard des structures organisationnelles et des procédures trop formalisées qui peuvent brider la motivation et la créativité et conduire tout droit à une "calcification" de la pensée ("calcified thinking") en lieu et place de la flexibilité. Il refuse ainsi les organigrammes trop rigides, les business plans et les budgets à trop long terme ; il n’y a pas chez Semco de véritable département des ressources humaines, pas de plan de carrière, aucune description de fonction et les notes de frais ne sont pas supervisées. C’est ce qui distingue Semler parmi la grande tradition des utopies ergonomiques, toujours promptes à encadrer et à enrégimenter les travailleurs. Mieux vaut, selon lui, encourager ceux-ci à s’autodéterminer, à se fixer des défis et chercher des satisfactions personnelles avant de chercher à atteindre les buts de l’entreprise. En cela, il n’est pas très éloigné des utopies écrites de Ch. Fourier faisant de la passion le ressort ultime du travail.

Cependant, libérer la capacité d’autocontrôle et de contre-proposition des employés, faire confiance à leur sens de l’autocritique ("the why way"), les laisser "divaguer" pour trouver des idées nouvelles et des opportunités de business (self-directed work team) relève moins d’un projet d’émancipation culturelle et sociale des travailleurs, que d’une exigence de rentabilité économique : "ce qui m’intéresse, assène Semler (2004), c’est que mes convictions ont abouti à des résultats que les hommes d’affaires respectent : la soutenabilité, la productivité, le profit, la croissance et la saisie de nouvelles affaires". Ce sont là des sous-produits (by-products), au même titre que l’équilibre entre la vie privée et la vie au travail, d’un mode de fonctionnement de la compagnie basé sur un management démocratique qui fait disparaître toute espèce de contrôle ("relinquishing control") et met au centre la capacité d’autodétermination individuelle et collective des travailleurs ("democratic worker management"). Et c’est, entre autres choses, un tel mode de management qui permettra à Semco de surmonter la crise sans précédent de 1990-92, marquée par une chute du Chiffre d’Affaires de 40 %. A cette occasion, les ouvriers seront dès le début associés à toutes les décisions stratégiques (investissements, contrôle des dépenses…) et n’hésiteront pas à voter une diminution de leurs salaires de 15 % et de 40 % pour celui des cadres de direction.

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Conclusion

L’examen et la confrontation de plusieurs utopies réalisées dans le domaine de la dirigeance d’entreprise sont porteurs d’enseignements multiples. Pour les praticiens, leur intérêt évident réside tout d’abord dans le fait qu’elles ne furent pas seulement des aventures intellectuelles et imaginaires, réfractaires à toute confrontation avec la réalité, mais des expérimentations – souvent durables et économiquement efficaces - pratiquées par des chefs d’entreprises pour en prospecter les possibilités. Elles ne furent pas non plus conduites forcément pour renverser l’ordre établi, mais plutôt pour le transformer .

Sans avoir prétention à généraliser trop hâtivement, peut-on néanmoins dégager quelques caractéristiques communes de cette galerie de portraits, par définition hétérogène, de par la largeur du spectre historique et géographique volontairement choisi, mais aussi à cause du caractère souvent interstitiel des utopies ?

On remarquera tout d’abord que les dirigeants cités ici furent tous, sans exception, fils d’artisans-commerçants (Owen, Godin) ou d’industriels (Olivetti, Smelser), comme si une loi évolutionniste intervenait ici. Très fortement ancrés dans une lignée intergénérationnelle, ils n’entrèrent pas moins en rupture avec les traditions familiales. Par ailleurs, même si toutes leurs idées ne se réalisèrent pas, tous furent en avance sur leur temps pour combiner la réussite économique et le projet social en utilisant leur faculté d’imagination (c’est le « Traum nach vorwärts » qui est le trait essentiel de l’utopie, selon E. Bloch (1959) : littéralement : « le rêve qui porte en avant »).

Trois d’entre eux (Owen, Godin et Olivetti) furent également préoccupés par l’éducation et la formation professionnelle, comme outil d’émancipation culturelle et sociale des travailleurs. De même, ils conçurent une continuité entre l’usine et son environnement social et considérèrent l’architecture comme une incarnation de leur doctrine sociale. Sur ce point, c’est sans doute Olivetti qui opéra la synthèse la plus accomplie entre « la figure de l’urbaniste, celle du réformateur institutionnel et celle de l’entrepreneur » (1960), l’une et les autres se renforçant mutuellement (Olivetti, 1960). Tous les trois furent aussi porteur d’un projet politique et même des militants désireux d’étendre leur expérience à l’ensemble de la société: Owen parcourt l’Europe pour faire voter des lois, Godin fut socialiste et s’impliqua dans les débats de son temps, Olivetti fut parlementaire et fonda un mouvement « méta-politique ». Pour eux, l’entreprise est le niveau pertinent pour transformer une société. Sa réforme, ou la modernisation de ses rapports sociaux appelle des transformations à tous les autres niveaux de la collectivité, parce qu’elle est un lieu essentiel de socialisation.

Avec Semler, ce souci est déjà moins prononcé car nous sommes entrés dans une période où, à la différence des précédentes, l’utopie ne peut se donner comme un modèle uniforme et total. Elle ne cherche pas à assimiler totalement l’individu mais à développer ses singularités. D’où le basculement de son modèle vers un management postmoderne et les connivences certaines de celui-ci avec les nouvelles formes de l’utopie sociale plutôt fondées sur les micro-réalisations, plus localisées et plus éclatées (Pessin, 2001 : 212). Au cours de l’histoire, c’est d’ailleurs sur leur capacité d’extension, d’essaimage ou de contagion généralisée que se sont brisés la plupart des rêves utopiques.

Autre point commun aux quatre dirigeants : ils ont enduré la méfiance et l’hostilité des travailleurs lors de l’introduction des changements dans leurs méthodes de direction. Dans la plupart des cas, les employés ont flairé la manipulation. Tous les quatre n’ont vu la réalisation de leurs idées qu’après avoir surmonté un épisode de crise au cours duquel ils ont choisi de faire confiance aux hommes plutôt que de les licencier, confirmant par là même que pour eux, le coût du travail ne saurait être considéré comme une variable d’ajustement soumise aux autres facteurs de production.

En dépit de certaines déconvenues, les utopies pratiquées relevées ici se caractérisent par leur réussite économique retentissante et même par leur longévité, bien au-delà de l’impulsion donnée par leur fondateur. Et ce n’est pas en raison de leur caractère utopique ou de l’excès de leurs ambitions sociales (sauf peut-être pour R. Owen) que ces entreprises connurent le déclin et la mort, mais bien à cause de leur caractère vivant. Certes le réalisme économique et la financiarisation eurent finalement raison de la « maison Godin » ou de la grande entreprise industrielle Olivetti. Mais si, comme le disait Charles Gide, « le destin des entreprises n’est pas de durer mais de se renouveler », pourquoi demanderait-on aux formes utopiques de la dirigeance d’être plus durables que leurs figures traditionnelles ?

Car la portée sociale et la fécondité des utopies pratiquées se mesurent moins à leurs réalisations immédiates qu’aux multiples retombées, plus ou moins indirectes et parfois tardives, dont elles furent le creuset. De ce point de vue ne faudrait-il pas leur reconnaître d’avoir été une source d’inspiration et d’énergie pour inventer d’autres modèles d’entreprises, plus équitables et plus humaines ?

Bibliographie

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Pessin A. (2001), L’imaginaire utopique aujourd’hui, Paris, PUF, " Sociologie d’aujourd’hui ", 222 p.

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Philippe Trouvé

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