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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.24 Acharnement procédural et disparition du sujet par Anne Lise et Emmanuel Diet


Introduction

Tous les cliniciens, qu’ils soient sociologues, psychosociologues ou psychanalystes, qui se trouvent aujourd’hui dans l’écoute et l’accompagnement des acteurs et des sujets en souffrance, constatent l’ampleur de l’anomie contemporaine, des destructivités à l’oeuvre dans le social, ce qui se traduit notamment par l’abolition de la Référence et la mise à mal de l’ordre symbolique (Legendre)). Cette perception de la dissolution du lien social et de la perversion du lien narcissique que produisent les logiques économiques amène à identifier la spécificité contemporaine de la misère du monde (Bourdieu et al., 1993), et de la banalisation du mal (Dejours, 1998). La banalisation de l'injustice sociale, et l’énormité du coût de l’excellence (Aubert et Vincent de Gaulejac, 1991).

La transformation insidieuse et massive, non seulement des conditions de travail, mais de la vie quotidienne et des modalités du vivre ensemble se traduit par la production de dysfonctionnements, de souffrances et de pathologies de plus en plus massifs et généralisés. Ce sont en effet aussi bien les conditions nécessaires au Je pour exister (Aulagnier, 1979) que la cohérence du contrat narcissique et les modalités du vivre ensemble qui sont radicalement remises en question. Ce qui se donne à entendre dans l’espace de la cure comme dans les pratiques d’intervention ou de supervision dans les organisations, mais aussi dans l’espace de la formation, confronte le clinicien à la difficulté d’identifier et de situer les attaques sur les conteneurs, les processus et les liens à l’oeuvre dans les crises catastrophiques – institutionnelles, groupales ou personnelles – qui sont à l’origine de son intervention.

Ma pratique dans ce triple registre depuis plus de vingt ans m’a amené à penser que l’écoute des sujets en souffrance, l’élaboration des crises institutionnelles et la régulation des groupes ne pouvaient désormais se passer d’une contextualisation sociale historique, nécessaire notamment à la construction du dispositif faisant cadre et à l’élaboration du contre-transfert. La massivité des problématiques narcissiques et identitaires repérables non seulement dans l’espace thérapeutique, mais aussi dans l’ensemble des pratiques sociales, et singulièrement celles mises en oeuvre par les professionnels en charge de l’enfance, de la santé, de l’éducation et du travail social, implique la prise en compte radicale des problématiques d’appartenance (Rouchy, 1980 ; Rouchy, 1998), et des logiques d’emprise et de domination à l’oeuvre dans le social et les organisations (Enriquez, 1983 ; Enriquez, 1992 ; de Gaulejac et Roy, 1993)

Lorsque la forêt brûle, on ne peut plus se contenter d’observer la fumée ou de décrire le doigt qui désigne l’incendie. La difficulté de mise en travail des souffrances psychosociales contemporaines tient au fait que, au-delà des violences symboliques et réelles immédiatement repérables (chômage et licenciements, harcèlement, disqualification et contrôle répressif), les mécanismes et modalités des dominations et des exploitations à l’oeuvre apparaissent précisément, si l’on peut dire, largement impensables parce que difficilement figurables. C’est que la destructivité à l’oeuvre dans les logiques de la mondialisation libérale, diffusée notamment par l’impérialisme du modèle américain, et singulièrement le management sectaire, fer de lance du néo-libéralisme (Aries, 1997 ; Diet, 2001 ; Fournier et Picard, 2002) vise à interdire de penser la généalogie de la casse anthropologique à l’oeuvre et d’oser reconnaître la visée totalitaire en action dans les transformations agies, qui produisent la déliaison par une glaciation paradoxale.

Il convient en effet de penser, c’est du moins ce que je soutiens ici, que les effets de casse constatés ne sont rien d’autre que le développement logique du système capitaliste tel que Karl Marx l’avait précisément décrit dans la partie critique de son oeuvre et qu’il s’agit de nouvelles formes d’exploitation et de domination dans le contexte de la mondialisation néolibérale, spécifique de la modernité (GATT, FMI, OMC, OSCDE (Carnets de Commandes Etrangers), Europe de Maastricht). Les horreurs du " socialisme réel " – qui n’a jamais été, où qu’il soit apparu, qu’une prise de pouvoir tyrannique mettant en oeuvre, de manière volontariste et contradictoire avec les analyses marxistes, un capitalisme d’État – ne suffisent pas à invalider l’épistémologie dialectique, ni à effacer la destructivité de l’économie capitaliste et de la marchandisation généralisée.

La situation actuelle doit donc être identifiée comme la conséquence de la rencontre entre les logiques totalitaires des bureaucraties tyranniques nazie et stalinienne, la violence sans limites du libéralisme économique, le simplisme mécanique des technologies informatiques et la généralisation des normalisations cognitivo-comportementalistes.

Pour mettre en perspective la genèse de la situation actuelle et de ses conséquences anthropologiques, il est donc nécessaire de comprendre qu’elle est d’abord issue de la rencontre :
– de la logique du profit et de la rationalisation gestionnaire dans la ligne de Taylor et de Ford – des logiques totalitaires – les démocraties occidentales comme l’Union soviétique ont immédiatement intégré dans leur fonctionnement non seulement les personnes, mais les logiques qui ont présidé à la conception et au fonctionnement des camps de concentration –, modèle dénié de la rentabilité libérale ;
– du réductionnisme technologique issu du modèle informatique érigé en modèle pour la pensée et la décision ;
- enfin, du mécanisme comportemental visant, par le conditionnement, à produire des agents soumis, efficaces et exploitables dans et par des protocoles entièrement normalisés et susceptibles de contrôles et d’évaluations objectives.

Les idées dominantes étant celles de la domination, ce que je propose ici, dans une perspective anthropologique et clinique, comme bon à penser en choquera plus d’un, si du moins on se refuse à interroger le lien possible entre la mort de Dieu, la mort du Père, la fin de l’autorité, la crise de la culture et la mise en impasse de la transmission (telles notamment que F. Nietzsche, H. Arendt, A. Mitscherlich, G. Mendel et même ce " grand philosophe nazi " (G. Laval que fut M. Heidegger les ont théorisées) et les logiques délétères de la mondialisation libérale.

Dans une perspective résolument matérialiste, mais dialectique, soucieuse, à l’exemple de Freud, de prendre en compte l’ensemble de la réalité et de ne pas séparer le psychique du social, le primat de l’économique, l’idéal gestionnaire et les volontés d’emprise et de maîtrise au service des logiques du profit et de la classe dominante sont bien l’origine incontestable de la destruction programmée des organisateurs culturels et psychiques, c’est-à-dire non seulement de la mise à mal du lien social, mais de la destruction des structures anthropologiques ayant permis la construction de la subjectivité individuelle organisée par l’Oedipe, l’interdit et la culpabilité.

Dès 1997, A.L. Diet identifiait, à partir de sa clinique de psychanalyste, la spécificité des nouvelles souffrances à l’oeuvre dans le social et l’entreprise et repérait les méthodologies procédurales comme la cause qui, dans l’après-coup et le réel, engendrait les désarrois narcissiques et identitaires constatés chez ses patients.

Son travail princeps (" Reine, le management et la secte ", 2000), depuis lors largement confirmé dans les différents registres de la clinique, décrivait les résonances destructrices pour le sujet des logiques procédurales et expliquait les mécanismes à l’oeuvre dans la production de son aliénation, mais aussi la manière dont se déployait dans le formalisme des programmations la haine du corps, de la féminité et de la créativité, de la pensée et de la rêverie. Je reprends ici l’essentiel de ses analyses, idées et formulations, qui ont initié, éclairé et soutenu ma propre réflexion.

Ce que nous constatons aujourd’hui, dans la parole des sujets de plus en plus soumis à des paradoxalités dirimantes et à des doubles contraintes inélaborables, va de pair avec d’impensables conflictualités à l’oeuvre entre les exigences du social et la construction des sujets.

Les nouvelles pathologies, comme les souffrances professionnelles, réfèrent le plus souvent à l’impossibilité de structurer des valeurs et des choix dans un contexte où l’horizontalité sans profondeur, la promotion d’un égalitarisme de masse dans la jouissance de la consommation – bien entendu largement inaccessible aux membres de la classe dominée –, le culte paradoxal de l’image et du conformisme sous prétexte de respect des différences, aboutissent de fait à une mise en crise catastrophique des incorporats culturels et des appartenances (Rouchy, 1998)

La violence rationnelle des nouvelles formes d’exploitation prend précisément la forme de procédures qui, étayées sur les théories du conditionnement opérant et la connaissance précise des mécanismes de normalisation comportementale, se parent des prestiges de la technique et de l’efficacité des technosciences pour tenter de réduire les sujets, de manière systématique et volontaire, à l’état agentique décrit par Milgram à travers leur engagement dans des logiques qui leur échappent.

Dans ce contexte, le harcèlement moral, c’est-à-dire l’usage méthodique de la perversion narcissique, tend à devenir le mode de management dominant (Diet, 2000), mais prend subtilement l’apparence d’une rationalité méthodologique, ce qui permet la banalisation du mal décrite par Dejours, (1998). C’est désormais au nom de la science, de la technique et de la modernité qu’en silence on assassine.

L’érection des technosciences en référence axiologique se double d’un positivisme scientiste dont le cynisme souvent affiché dévoile sans fard sa soumission aux logiques de l’économie de profit. C’est ici que les propositions de Lebrun, (2001) démontrant comment le discours de la science permet, dans son principe et sa structure, l’éviction radicale du sujet marqué par le manque, la parole et le désir prennent toute leur valeur. En effet, la mise en place de procédures consiste d’abord à réduire le sujet, à réaliser dans le faire ou le discours ce que prescrit un énoncé où toute trace de sujet de l’énonciation a été détruite.

" Enfin, ces procédures produisent dans la pseudo-relation induite un évidement du sujet qui est présent sans être là, puisque tous les éléments qui constituent une relation vivante sont impitoyablement exclus par la procédure. Aucune des conditions décrites par P. Aulagnier pour qu’un Je existe n’est présente. Dans l’énonciation procédurale, le sujet est parlé par un autre, inidentifiable, il n’est pas sujet de son énonciation, et le projet qui l’assigne à la place où il est ne vise que son évidement comme condition de son efficacité " (Diet, 2000).

Dans la même ligne que ce que A.-L. Diet énonce dans ce numéro (p. 69 et suivantes), on peut remarquer que les procédures mettent en oeuvre une persécution sans visage à l’origine d’une fantasmatisation obligée, massivement produite dans une relation persécutive insituable. Ce sont les logiques du faire, avec leurs corrélats de contrôle et d’emprise, qui imposent ici au sujet une aliénation présentée comme la norme et la condition même de son existence sociale et de son identité professionnelle.

C’est ici la pure logique de l’emprise qui se met en oeuvre, mais il faut comprendre qu’elle s’inscrit dans l’agir, comme un fantasme non fantasme (Racamier, 1993), dans l’effacement de toute relation intersubjective – à la différence de la relation d’emprise, décrite par B. Doray, dans ses composantes obsessionnelles et perverses.

L’emprise de la technique vient ici prendre la place de l’autorité, l’idéal techniciste dans sa ritualisation formelle vise ainsi à produire l’opératoire (P. Marty)) et Le Banal (Sami Ali, 1980) comme mode d’existence prescrit aux agents ou aux cibles des procédures, au risque économiquement calculé des somatisations et des dépressions que peut engendrer le terrorisme du " réalisme " de l’efficacité et de la gestion prétendument rationnelle, dans l’éviction de toute dette et de toute possibilité de transmission.

Les procédures apparaissent d’emblée comme radicalement différentes, aussi bien des procédures juridiques et de leur finalité de régulation symbolique que des protocoles scientifiques soumis à l’interrogation critique et à la vérification, qu’elles miment dans le faire-semblant de l’imposture. On est ici confronté aux logiques de la maîtrise anale et de la fantasmatique phallique.

La logique du faire fonctionne comme productrice de l’impossibilité de penser et même de figurer : l’agent voit son être réduit à son savoir-faire, lui-même évalué en termes d’efficacité et d’utilité, tandis que savoir et créativité se trouvent dans le même mouvement forclos et que l’appropriation identificatoire est remplacée par l’intériorisation forcée d’incorporats injectés sous contrainte dans et par la procédure elle-même.

La construction anthropologique qui tend du même coup à se produire dans le contexte social historique du néolibéralisme est la réduction du sujet de désir et de parole en quête de plaisir à un agent, être de besoin, voué à la jouissance, aliéné, dans le collage entre le réel et l’imaginaire, dans l’exil impensé des terres du symbolique.

Le règne de la procédure s’étend désormais à tous les domaines : de la prévention des risques à l’intervention militaire, de l’aide humanitaire à la feuille de route diplomatique, de la didactique à la victimologie, de la gestion des flux de la production au management et à la prise de décision. Jusqu’à envahir, aujourd’hui, le diagnostic médical et les prises en charge thérapeutique, la définition des objectifs, des tâches et des évaluations du secteur associatif.

Les procédures apparaissent donc comme un des moyens de mise en oeuvre des nouvelles formes d’exploitation dans une société libérale où les logiques du profit imposent de plus en plus à la classe dominante de développer les formes subtiles de la " barbarie douce " (Le Goff, 1999), en même temps que la surveillance et la répression policière pour maintenir sa domination des classes laborieuses, à nouveau perçues comme des " classes dangereuses " (L. Chevalier).

Comme nous le donnent à penser nombre de films de science-fiction, l’art percevant comme toujours les mouvements profonds qui affectent la condition humaine et la culture, nous sommes en présence d’une mutation anthropologique dont nous hésitons à prendre la mesure tant elle semble nous conduire à la généralisation d’un monde du " on ", sans désir ni culpabilité.

Le " on " de la procédure, qui exclut aussi bien le " nous "que le " je ", s’inscrit dans une logique de démétaphorisation et d’homogénéisation qui signe la haine du corps et de la pensée présente dans le social historique libéral : dans le monde numérisé, qui tend à effacer le monde iconique et le monde alphabétisé, ce dernier notamment étant historiquement support et moyen du symbolique, l’homme procédural agit dans le déni de sa condition.

Je me propose maintenant d’explorer les enjeux éthiques et psychiques de la procédurisation de l’existence subjective et sociale en abordant successivement les registres trans-, interet intrasubjectifs.

1. Du trans-subjectif : procédure et mutation anthropologique

" Pour que l’égalité humaine soit à jamais écartée, pour que les grands, comme nous les avons appelés, gardent perpétuellement leur place, la condition mentale dominante doit être la folie dirigée " (G. Orwell).

À partir de leur origine militaire, les procédures – qui ont d’abord été la description détaillée des modalités pour réaliser l’objectif stratégique et liquider l’ennemi, ou rentabiliser au mieux l’exploitation et la gestion des déportés – ont, après un passage dans l’entreprise, dans la même logique du rendement et de l’efficacité, envahi l’ensemble des champs de la production de la communication et des relations humaines.

Du même coup, elles sont un des vecteurs privilégiés de l’abolition des différences entre le registre public et le registre privé et contribuent directement, par la mise en réseau des informations, à l’effacement de l’espace de secret nécessaire à la vie subjective et à la citoyenneté, alors que, par ailleurs, elles sont dans leur principe même productrices de clivage et de déni de réalité.

Les procédures technologiques tendent en effet à se substituer régulièrement aux régulations symboliques, dont le juridique était auparavant le garant et l’acteur ; leur technicité est directement porteuse non seulement d’attaques sur les liens et la pensée, mais d’une instrumentalisation qui vise – sous prétexte de modernité – la mise entre parenthèses du droit du travail et la liquidation des acquis sociaux, ainsi que la disqualification de la transmission culturelle.

Leur déroulement logique met en oeuvre la fin de l’histoire et vise la production du post-humain par l’effacement de la dimension historique et temporelle, la généalogie se trouvant remplacée par la pure déduction formelle réduisant la temporalité à une succession de moments discrets, mécaniquement enchaînés : la succession logique vient ici se substituer à la genèse et aux processus historique, social ou psychique.

La négation de l’histoire et de la dette généalogique vise la fabrication d’un post-humain sans dette ni filiation, dans la maîtrise répétitive du même dont le clonage apparaît comme la figuration la plus exemplaire. Dans tous les registres, en effet, la procédure vise à remplacer la genèse créatrice issue de la rencontre des différences par la fabrication normée d’un même standardisé.

Dans cette logique de la maîtrise anale, l’idéal informatique et communicationnel, comme mise en oeuvre d’une logique du plein sans manques, restes ni conflits, se trouve réalisé dans le faire, le déni du manque et de la dette, qui constituent le sujet humain.

Ainsi que Sfez l’a démontré dans sa Critique de la communication (1988) et son analyse de La santé parfaite (1995), les procédures de la modernité visent à produire, dans l’illusion de la maîtrise et d’un contrôle parfaits, un monde entièrement soumis aux logiques gestionnaires dans l’effacement radical de toute dette et de toute transmission.

C’est l’artificialité de la machine et la logique de son fonctionnement qui valent désormais comme paradigmes de la pensée humaine. Le déni du manque et la disqualification de la parole se redoublent et s’expriment dans l’attaque systématique de tous les " états d’âme " faisant apparaître l’existence d’un sujet.

La nécessité du faire, l’injonction de le mettre en oeuvre et les modalités de son effectuation viennent destituer le sujet de toute possibilité d’une position critique : comme l’avait en son démontré C. Grignon à propos de la domination symbolique et des modalités de soumission dans l’enseignement technique, c’est " l’ordre des choses " et l’obscénité du réel qui viennent, comme imposition de l’impossible, prendre la place des limites symbolisantes que construit l’interdit.

L’effacement de la subjectivité, réduite à l’adaptation mécanique aux exigences du réel perçu et à l’application littérale du programme, correspond très précisément au fantasme de la maîtrise anale, qui évite d’avoir à penser au mystère de la scène primitive en le réduisant à la question technique de la mise en oeuvre adéquate des moyens nécessaires à l’obtention d’un coït réussi.

Ce qui se joue là, dans le fantasme d’une maîtrise du manque comme du plaisir et l’évitement de toute conflictualité, se retrouve dans la réduction du politique à la pure gestion d’un réel naturalisé et, de fait, fondamentalement déterminé par l’économique : les enjeux de la prétendue gouvernance réduisent de fait les choix de société à la simple régulation de mécanismes prétendument exempts de toute idéologie.

L’effacement de la pensée et de l’efficience du politique en tant que tel s’avère à la fois le symptôme, la cause et la conséquence du développement de logiques technocratiques dont la technicité procédurale est le symptôme, le vecteur privilégié et l’agent le plus efficace.

Alors que précisément la déshérence de l’autorité du politique et l’effondrement des structures symboliques avèrent la crise de civilisation liée au développement du libéralisme et de la mondialisation, les procédures, dans la modalité bien connue du pompier pyromane, apparaissent à beaucoup comme le moyen de récupérer la maîtrise d’une dérive sociétale incontrôlée et de retrouver, avec la technique, les moyens d’une efficacité entièrement dominée, jusqu’à la transparence et au zéro défaut.

De ce point de vue, le contrôle de l’information et le travail en temps réel que l’informatique rend possible travaillent à la mise en place d’un panopticon technique permettant la réalisation indolore d’une emprise aussi insituable que totalitaire, puisque c’est le neutre qui fait ici référence.

Les procédures, dans leur déni du manque et l’évitement de tout conflit, remplacent ainsi l’interdit symbolique par l’impossible du réel et développent une logique du plein et un pragmatisme dont l’élan conquérant masque mal les fanfaronnades du déni de la castration et les violences qu’il légitime. Dans cette logique de la perversion, l’évaluation, dans ses modalités les plus régressives, vient prendre la place de la référence à des valeurs instituantes.

L’objectivation, si possible mesurable, la catégorisation aussi univoque que possible créent l’illusion d’une maîtrise à partir des dénis fondateurs qui prétendent évacuer l’individuation, la différence des sexes et des générations, la diversité des cultures, des expériences et des compétences.

La quantification, comme moyen, moteur et réalisation du réductionnisme normalisant, se constitue dès lors comme valeur de référence dans l’élimination de tout questionnement du sens et de l’intentionnalité présents dans les actions ou les situations.

Une fois entré dans la logique procédurale et normé par elle, un fait est un fait sans passé, contexte ni avenir, et l’appel au réalisme, voire à la raison, soutient la soumission aveugle au " petit faitalisme " (F. Nietzsche) qui signe la démission de la pensée et de l’éthique.

Les procédures réalisent donc l’unidimensionnalité identifiée par H. Marcuse. Elles visent à produire l’homogène et l’uniforme comme substitut opératoire et normalisant de l’universel et du partageable.

À titre d’exemple, le programme d’enrichissement instrumental (PEI) du professeur Reuven Feuerstein, méthodologie cognitiviste de normalisation de la pensée désormais identifiée comme avatar d’une matrice sectaire, prétend organiser la pensée et développer ses structures par la mise en oeuvre d’exercices formels, en deçà et au-delà de toute appartenance culturelle et de toute singularité subjective.

Si les cognitivistes eux-mêmes ont démontré l’inanité et l’inefficacité de la méthode, qui s’inscrivait par ailleurs dans une logique de marchandisation de l’éducation dans la ligne des directives de l’OMC, il n’en demeure pas moins que la diffusion d’une telle méthode dans l’Éducation nationale implique une remise en question radicale des valeurs instituantes de la République : l’imposture consiste, ici, à faire passer la neutralisation opératoire comme isomorphe ou équivalente à la neutralité laïque.

De la même manière, j’ai pu entendre un haut responsable du ministère du Travail expliquer sans sourciller aux étudiants d’un magister de sociologie qu’il avait mis en oeuvre, en marge des structures institutionnelles légitimes, un ensemble de procédures d’évaluation et de réorganisation des services que des vacataires embauchés dans des conditions illégales avaient pour mission de réaliser.

Les procédures en question, au service d’un ré-engineering manifestement d’inspiration néolibérale et sectaire, apparaissaient clairement comme le moyen de contourner les hiérarchies légitimes, de disqualifier les compétences établies et d’éviter tout affrontement conflictuel direct par l’imposition de nouvelles démarches de qualité transformant les professionnels en purs agents ayant à réaliser, sans en percevoir les finalités ni en maîtriser les modalités, des objectifs à eux imposés au nom d’une prétendue rationalité organisationnelle

Dans un cas comme dans l’autre – mais on pourrait à l’infini multiplier les exemples –, on voit se développer au grand jour une folie rationnelle qui érige en idéal la bêtise opératoire, la haine de la pensée et du sens, et le refus des " belles différences ". Les procédures s’inscrivent ainsi dans le pragmatisme acéphale véhiculé notamment par certains modèles économiques ou psychologiques anglo-saxons.

Elles sont en ce sens directement antagonistes à toute institution symbolique puisque leur fonction consiste à la remplacer par une logique opératoire désubjectivée. On mesure ici combien la pseudo-scientificité des procédures, qui confond simplicité et simplisme, constat et démonstration, réussite et légitimité, se trouve en complémentarité naturelle avec les mystiques et les intégrismes les plus rétrogrades.

Ce n’est pas un hasard si, tandis que l’éthique protestante a accompagné la naissance du capitalisme (M. Weber), les nouvelles sectes sont le supplément d’âme et le support idéologique de la mondialisation néolibérale (Diet, 1998).

Derrière la technicité affichée et programmée des procédures, se déploient sans limites les effets du discours dominant, et l’on reconnaîtra sans peine que les rationalisations diffusées par les médias – qui prennent prétexte des erreurs humaines pour prôner normativité et normalisation – n’ont d’autre but que de faire accepter aux citoyens et aux sujets la rentabilité, l’employabilité, la traçabilité et la subsidiarité comme les composantes inéluctables du devenir social et de la modernité.

Il s’avère donc que, dans le registre trans-subjectif, les procédures comme expression et moyen de la casse des structures symboliques, sont d’abord créées et instrumentalisées pour mettre à mal les structures instituées et les valeurs instituantes tout en évitant, par la grâce de l’invocation des technosciences et de la rationalité opératoire, toute possibilité de critique et d’affrontement direct.

Bien entendu, dans le même temps, elles se présentent, apparaissent et peuvent en partie fonctionner comme des recours et le moyen de faire face, par l’intégration de leur logique, aux angoisses archaïques libérées par la destruction des conteneurs symboliques. À la place du Père et de l’institution, la procédure et le mode d’emploi.

2. Du registre intersubjectif : les procédures à l’attaque des liens

" Hier ist kein Warum " (Ici, il n’y a pas de pourquoi) : ainsi parlait un SS, cité par Primo Levi dans Si c’est un homme.

Nous avons vu que, dans le registre trans-subjectif, les procédures érigeaient en normes l’opératoire comme idéal du fonctionnement social, organisationnel et professionnel. Mais la prégnance du modèle informatique et l’illimité dont le discours de la science est structurellement porteur développent dans le même temps un déni de l’humanitude et de l’histoire qui impose l’éviction de toute dette et de toute appartenance : ils promeuvent du même coup l’individualisme libéral et son narcissisme d’auto-engendrement comme idéal.

L’effacement de la groupalité psychique se trouve immédiatement corrélée avec des modes de pensée, de travail et d’action où la pluralité des personnes, éventuellement couplée dans des mises en réseau fonctionnelles, aboutit en fait à la production d’une sérialité où l’homogène dans l’hétéronomie vient remplacer le dialogue des différences entre sujets autonomes.

Ce qui est alors à l’oeuvre, par et dans les procédures, n’est en aucune manière constitutif d’une groupalité productrice d’une copensée, d’une collaboration dans un sens commun partageable. Bien au contraire, y compris lorsque le leurre de la communication est systématiquement sollicité, tous, un par un, s’asservissent au même dans le déroulement métonymique d’un procès de significations qu’on ne peut ni ne doit à aucun moment mettre en sens et en commun.

L’entrée dans la procédure, si elle implique l’uniformisation des pensées et des actes, produit chaque sujet comme agent de la mise en oeuvre parallèle – et si possible synchrone du programme, mais elle exclut toute possibilité de collaboration subjectivée.

Les seules interrelations subjectives possibles et permises sont celles qui sont prescrites dans et par les procédures elles-mêmes, qu’il s’agisse de leur mise en place, de leur réalisation ou de leur évaluation. Dans ce registre, on aboutit d’ailleurs très rapidement à une inflation ubuesque amenant la création de procédures d’évaluation des procédures et la formation de contrôleurs de contrôleurs.

Cette mise en abîme comme dérive structurelle du processus procédural, qui évoque ici la folie rationnelle de la névrose de contrainte, signe l’absence de toute référence à un tiers symbolique.
Le " suivre à la lettre ", jusqu’à la compulsion ritualisée, est le complément naturel d’interactions intersubjectives que la procédure réduit au formalisme de la dépendance mutuelle ou du contrôle-évaluation-délation, l’ensemble étant toujours pris dans le formalisme d’un discours normé.

Dans cette mesure même, le discours interactif, tel qu’il est prévu et mis en forme dans les procédures, s’oppose à toute parole et devient le pur moyen du contrôle social et de l’emprise psychique. Ce n’est donc pas par hasard que les procédures imposent leur logique totalitaire par l’injection d’incorporats uniformisants à fonction de neutralisation des différences subjectives et culturelles, les gestes, les rituels et les signifiants communs incorporés ou introjectés réalisant les signifiants constitutifs de l’aliénation commune mais non partageable.

C’est dans ce registre d’une communication aconflictuelle, sans reste, manque ni autre, qu’il faut comprendre l’usage totalitaire des codes comme moyen et garant de l’enfermement des agents dans la logique qu’ils doivent promouvoir.

C’est pourquoi on retrouve ici l’usage de signifiants majeurs et l’imposition de novlangues identiques au jargon sectaire dans le but avoué de restreindre la communication entre les personnes à la seule réalisation de l’objectif opératoire, le fantasme de la maîtrise communicationnelle et de l’évitement de toute connotation permettant de parer à toute interrogation sur les liens présents ou absents, le sens et les finalités de ce qui semble s’échanger : " Ne voyez-vous pas que le véritable but d’une novlangue est de restreindre les limites de la pensée ?

À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée, car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées " (G. Orwell, 1984)).

L’idéal procédural, comme dans les sectes, réduit la langue au code et exclut du champ intersubjectif toute expression subjective au profit d’un discours formel centré sur le faire et équivalent à un faire. Il s’agit bien ici de tuer toute capacité de rêverie et d’écraser l’espace potentiel. La réduction utilitariste du langage à un instrument opératoire destitue du même coup le sujet de la parole.

La rencontre avec l’autre et, à plus forte raison, la constitution d’un appareil psychique groupal ou la construction d’un groupe d’appartenance secondaire investi sont, du même coup, rendus impossibles. La réduction des échanges à la logique gestionnaire et l’investissement de la certitude opératoire comme défense contre l’angoisse n’empêchent pourtant pas le retour du dénié.

En effet, dans la logique opératoire de la procédure, si la responsabilité technique tend à effacer la possibilité même d’une culpabilité morale, l’erreur se transforme de fait rapidement en disqualification narcissique et, comme le remarque Melman (2002), le traumatique de la butée sur le réel vient prendre la place de la culpabilité référée à l’interdit symbolique.

Un des paradoxes de la modernité pourrait bien être que le réductionnisme technologique qui produit le sujet comme agent ne le dispense de la culpabilité que pour le confronter à la honte et à la menace narcissique. On remarquera d’ailleurs que, les affrontements idéologiques, les débats théoriques et les conflits intersubjectifs étant systématiquement évités, la rationalité procédurale donne lieu à un pédagogisme pervers comme nouvelle modalité de l’emprise.

Qui ne se soumet pas à la bêtise de la logique procédurale est censé être un imbécile qu’il convient d’éduquer pour autant qu’il n’est pas encore possible de le liquider physiquement. On reconnaîtra ici le discours de nos politiques et l’invocation magique, mais fort peu justifiée, d’un " réalisme " prétendument rationnel.

Par conséquent – et ce n’est un paradoxe qu’en apparence – les rationalisations procédurales comme discours de la certitude engendrent dans le même temps un terrorisme de la bien-pensance et du politiquement, éthiquement, pédagogiquement, scientifiquement correct.

Individuelle et individualisante dans son principe et son fonctionnement, la logique procédurale est dans le même temps négation en actes de toute singularité et, du même coup, processus insidieux de désubjectivation, notamment par l’instauration programmée de dénis imposés qui attaquent le sens de la réalité. Pensée unique, pensée inique, la procédure porte en elle sa propre inquisition.

Eichmann
Eichmann
À la place de la constitution d’un " nous ", porteur de conflictualité mais aussi de créativité, les logiques procédurales produisent la superposition de " je " clivés, isolés et morcelés, tenus ensemble par la ligature formelle du " on " opératoire. Dès lors, la mise en présence de sujets ne produit plus aucune rencontre, mais le simple agir et interagir des discours et des logiques dont ils sont porteurs et qui les traversent.

Le procès de Nuremberg comme celui d’Eichmann à Jérusalem ont précisément révélé les processus de soumission inconditionnelle propres à l’état agentique et l’absolue incapacité des acteurs de l’Holocauste de s’identifier, ne fût-ce qu’à minima, à leurs victimes, dans la mesure où ils obéissaient aux ordres et accomplissaient à la lettre les procédures de destruction dont ils avaient la charge.

Dans un registre heureusement sans aucune mesure avec l’horreur de l’Holocauste, on a vu l’hécatombe des troupeaux menée au nom du principe de précaution, les procédures hygiénistes servant ici, comme souvent, de prétexte pour servir d’autres logiques – bien entendu économiques –, à savoir l’élimination programmée d’un quota déterminé d’agriculteurs européens.

Mais ce n’est pas par hasard que, dans la parole des analysants, le spectacle médiatique des bûchers de l’hécatombe hygiéniste évoquait dans l’horreur les grandes pestes du Moyen Âge, les autodafés de la Sainte Inquisition et les crématoires des camps de la mort.

Le propre de l’agent de la procédure est qu’il n’a pas d’autre, qu’il agit en fonction d’une pensée non pensée, celle qui est externalisée et objectivée dans la logique procédurale elle-même, qu’il soutient et à laquelle il se soumet.

Mais, du même coup, l’engrenage des agirs logiquement structurés rend impossibles toute critique comme tout retour en arrière : l’extériorité de la logique procédurale vaut comme référence de la pensée et de l’action légitime à l’exclusion de toute prise en considération de ce qui échappe à sa logique ou ne rentre pas dans sa définition de la réalité. Une procédure ne se discute pas, elle s’exécute ; on peut même dire qu’elle est là pour empêcher tout dialogue intersubjectif et tout débat citoyen. " Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance. Seule comptait la police de la pensée "
(G. Orwell, 1984).

3. Le sujet sous l’état de menace : procéduralisation et désubjectivation

" Il n’y a de choix pour nous qu’entre le semblant de la réalité et le réel de l’enfer " (Melman, 2002). La généralisation des procédures comme modalités prescriptives du penser et du faire tend à produire de manière inéluctable le formatage des sujets et la normalisation de l’ensemble de leurs comportements, quitte à ce que, de manière clivée, les affects et les fantasmes trouvent dans une fuite imaginaire, voire délirante, une problématique survie.

C’est ainsi qu’à Los Angeles, les informaticiens les plus pointus entendent, dans le bruit de fond de leurs ordinateurs, la voix des anges… La technicité procédurale ne se contente pas de détruire la rêverie et la créativité. Elle est tout aussi bien le moyen le plus insidieux d’attaquer les conteneurs, contenants et contenus de pensées spécifiques des processus secondaires propres à la rationalité critique.

Dans l’univers de la maîtrise anale, l’opératoire se redouble d’un délire impensé. Comme l’a remarquablement marqué J. Chasseguet Smirgel, (1971) dans son texte intitulé : " Le rossignol de l’empereur de Chine ", la maîtrise anale, qu’elle s’inscrive sur le versant obsessionnel ou paranoïaque, ne peut aller au-delà d’une fabrication du faux qui permet, certes, d’éviter la confrontation à la scène primitive et de contourner la menace de castration, mais qui ne peut en aucune manière soutenir la moindre création véritable, ni, en fait, une véritable compréhension et une transformation effective de la réalité.

Plus le sujet se soumet à la logique qui l’emporte et le protège des angoisses d’un désir personnel, plus sa pensée se trouve, de fait, mutilée et morcelée.

De ce point de vue, l’analyse faite par Aries (1997) des valeurs du fonctionnement et du management de la firme McDonald’s et de la scientologie comme " laboratoire du futur " montre combien le formatage procédural et la mondialisation normalisante sont la mise en actes et en oeuvre d’un déni de toutes les différences (âge, sexe, culture et compétences) pour tous ceux qui s’y trouvent confrontés, quelles que soient leur place et leur position à l’égard des dites procédures.

Il s’agit en effet de produire, à partir du contrôle normé des comportements, des agents absolument interchangeables et réduits à leur seul rôle de réali- sateurs des prescriptions formalisées ; c’est-à-dire que, dans le contrat narcissique pervers à l’oeuvre, la reconnaissance ne peut être obtenue que par la conformité à une exigence de soumission mécanique en elle-même et par elle-même, productrice de la déqualification et de la disqualification du sujet. Sous la procédure, toujours, la destructivité du paradoxe.

L’homme procédural, entièrement modélisé par ce qu’il met en oeuvre, ne peut s’opposer à aucune autorité humaine, puisque le contrôleur même qui le persécute est, comme lui, soumis à une logique normative qui le traverse, le contraint et le dépasse.

La fétichisation est structuralement spécifique de la logique procédurale, le quantitatif vient ici remplacer toute évaluation qualitative ou, plus exactement, le quantitatif est la seule dimension légitime et les différences dans ce seul registre se substituent à toute différenciation qualitative.

On est donc, ici, dans une logique du rendement qui permet l’objectivation évaluative, mais la maîtrise sphinctérienne en cause exclut toute possibilité d’une interrogation de sens et d’une position subjective accordant à l’autre, aux autres et à l’ensemble une existence autre qu’instrumentale.

Seuls comptent le calcul précis et la gestion rationnelle du nombre de " Stücke " qui rentreront dans le train, la précision des manoeuvres, la maîtrise de l’itinéraire et des horaires. Peu importe ce que recouvre le terme, le destin et la destination de ce qui est ainsi embarqué dans la perfection froide de la soumission aux ordres.

Les procédures, dans leur liquidation de toute interrogation subjective, et notamment dans leur contemporaine modélisation informatique, rendent désormais caduques les classiques distinctions entre les organisations bureaucratiques et technocratiques, dans la mesure où l’aliénation qu’elles mettent en place produisent de nouvelles figures de l’humain (de l’inhumain ? du post-humain ?) par la généralisation du script, c’est-à-dire de la réalisation prescrite de fantasmes non fantasmes (Racamier, 1993) qui tendent à transformer et déterminer l’ensemble des pensées, des sentiments et des comportements des sujets qui y sont soumis.

Ce qui risque donc de se réaliser à travers l’extension du mode procédural à l’ensemble des secteurs de la vie sociale et des pratiques privées et publiques, c’est la production programmée de cyborgs entièrement formatés par l’intériorisation des prescriptions inscrites dans la logique du faire et les discours désubjectivés dans lesquels ils sont pris.

On se souviendra ici de la géniale intuition de Charlie Chaplin dans Les temps modernes et de la façon dont le sujet, d’abord serviteur de la machine dans le travail morcelé propre au taylorisme, se trouve ensuite englouti par la mécanique du système et littéralement happé par l’engrenage – ce n’est pas par hasard qu’à propos des scripts de fantasme non fantasme et de leur transmission par contiguïté, Racamier, (1993) ; Racamier, (1995) parle d’engrènement – pour finir en humanoïde entièrement robotisé, accomplissant mécaniquement, sans pensée ni désir, les actes et les gestes censés permettre de maîtriser le temps et d’obtenir le meilleur rendement.

Ce que l’artiste nous permet de penser, c’est que la logique des choses et des discours sans paroles, lorsque l’agir vient se substituer au projet et au dialogue, avec leur risque et leur conflictualité dynamique, produit un conformisme dont la destructivité désubjectivante peut rencontrer dans le sujet son désir de non-désir, comme modalité mortifère de l’évitement de la castration, et le souhait d’une toute-puissance impersonnelle où l’illusion de maîtrise se paie du sacrifice de la subjectivité.

Le fétichisme de la procédure technologique désormais dominant, y compris dans les champs thérapeutiques et éducatifs, déresponsabilise le sujet mais le prive dans le même temps de toute possibilité de s’approprier sa pratique comme individu, professionnel ou citoyen. L’injection d’incorporats formels attaque sa capacité de penser, de tisser des liens et de désirer, et risque de le priver de son étayage sur ce qu’il a hérité et construit dans ses groupes d’appartenance primaires et secondaires.

C’est ainsi que j’ai dû, au cours d’une supervision, mettre en travail les certitudes d’une rééducatrice qui, présentant une histoire de cas, attribuait de manière magique l’évolution de l’enfant dont elle s’occupait au pur déroulement de la procédure didactique, effaçant par là même sa place et son rôle, jusqu’à ce que ses collègues lui rappellent l’importance et la qualité de son investissement et les modalités tout à fait personnelles de ses interventions dans le travail de mise en lien et en sens qu’elle avait accompli.

Conclusion

La mise en oeuvre des procédures tend donc à produire des sujets qui ne trouvent des possibilités de pensée et d’action que dans l’effacement de l’origine pulsionnelle, fantasmatique et intersubjective de leur pensée et de leur action. Dans le même temps, cet effacement de l’origine mutile le sujet de toute possibilité de projet et d’intentionnalité, les seules questions pensables se réduisant désormais à savoir ce que l’on doit faire, et comment, pour obtenir le meilleur résultat. L’arbitraire de la prescription-proscription se substitue à la confrontation aux limites symboliques.

On retrouverait comme exemples significatifs de cette évolution anthropologique, comme production de sujets voués à l’opératoire sur un fond de déni, l’ensemble des interrogations que peuvent susciter les questions contemporaines des biotechnologies (J. Testart, M. Vacquin), comme celles de la réduction de la sexualité aux questions techniques de la sexologie (D. Folscheid), quand ce n’est pas l’apologie pornographique des procédures de la jouissance.

C’est ici que l’on peut saisir, et précisément sur l’extension des procédures à ce qui touche au corps, au désir et au plaisir, la position perverse présente structurellement dans le réductionnisme comportemental et la mutilation de la pensée que représente l’opératoire comme effacement des différences, des conflits et de l’Histoire. Au fond, c’est l’humanitude et l’altérité interne et externe que les procédures visent à éliminer.

Elles sont, en ce sens, non seulement radicalement contradictoires avec l’idée régulatrice d’un humanisme critique et rationnel, mais, plus radicalement encore, porteuses d’un désir de destruction de l’humain et des conditions du sens.

Le désir de maîtrise qu’effectuent les procédures dans le contexte de la mondialisation libérale remet en cause radicalement ce qui s’est douloureusement construit dans l’Histoire, notamment dans la référence à l’idéal des Lumières auquel, faut-il le rappeler, S. Freud était attaché, et qui est le seul sol sur lequel puisse se maintenir l’éthique de la psychanalyse.

Avatar techniciste des totalitarismes, les procédures mettent en oeuvre un idéal de fourmilière où, sans restes, manques ou différences, la contiguïté métonymique serait censée assurer la paix civile par l’aliénation généralisée, et dispenser les sujets du risque du désir. Sous les apparences de la rationalité technique et scientifique, c’est l’obscène folie de la violence symbolique secondaire qui s’impose comme la norme indiscutée et indiscutable, et la mort de la psyché qui s’effectue dans la jouissance de la maîtrise.

Aux menaces que les logiques procédurales font peser sur le devenir de la subjectivité, à considérer l’importance des pathologies et des souffrances qu’elles produisent, le clinicien, et singulièrement le psychanalyste, qui sait reconnaître dans la visée du même la destructivité de la pulsion de mort, ne peut rester indifférent. Il est de sa responsabilité de travailler à lever la double contrainte énoncée par George Orwell : " Ils ne se révolteront que lorsqu’ils seront devenus conscients et ils ne pourront devenir conscients qu’après s’être révoltés. "

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Présentation des auteurs Anne Lise et Emmanuel Diet

Anne Lise Diet :
Psychologue, psychanalyste, analyste de groupe. Après un DESS de psychologie clinique et psychopathologie, Anne Lise a été assistante en psychologie clinique à l'Université de Rouen, puis psychanalyste institutionnelle au CHR de ST Etienne du Rouvray. Depuis 1997, ses travaux portent sur le management procédural en entreprise et la critique de la valeur gestionnaire.

Bibliographie
Aux éditions érès , comme co-auteur
- Soumission ou résistance aux systèmes d'emprise
- Masculin-féminin, au-delà de la confusion des genres
- Groupes et liens de croyance
- Pratiques de l'analyse de groupe
- Procédures comme organisateurs institutionnels
- Sectes : emprise et manipulation

Chez d'autres éditeurs
"La prise en charge des adeptes" in Séminaire Sectes et laïcité, publications de la MIVILUDES, ed: La documentation française, 2003-2004.


Emmanuel Diet :
Agrégé de philosophie, psychologue, docteur en psychopathologie et psychopathologie clinique, psychanalyste (CIPA), analyste de groupe et d'institution, (Arip, Transition et SFPPG), responsable de formation initiale et continue des enseignants, notamment spécialisés dans le cadre de l'Education Nationale (ENF de Rouen, CRFMAIS de l'ENF de Paris et l'IUFM de Paris), j'ai enseigné les sciences humaines cliniques (philosophie, psychopédagogie clinique et psychopathologie scolaire, anthropologie psychanalytique, théorie psychanalytique des groupes et des institutions , psychologie clinique et interculturelle) dans les universités de Rouen, Paris III, Paris V, Paris VII, Caen et Lyon II.

Ancien membre du C.A. du Collège de psychanalystes, et ancien président de l'ARIP, je suis aujourd'hui co-secrétaire général du CIPA, chercheur associé au CRPPC de l'université Lyon II, membre du comité de rédaction de la revue " Connexions " et travaille désormais à plein temps à mon cabinet comme analyste et superviseur, tout en poursuivant mes recherches sur l'aliénation, les logiques de la perversion, l'acculturation et les problématiques de la transmission et l'articulation des espaces psychiques dans une perspective complémentariste.

Intérêts, activités, recherches actuelles :
Poursuite des recherches sur la psychopathologie des liens, la souffrance au travail et dans les institutions, l'articulation du psychique au social-historique, l'emprise et les logiques perverses.

Conférence SFPPG le 16 Octobre, à Paris : " Déculturation et désubjectivation : souffrance dans la transmission " (Université Paris VII, site de Tolbiac).

Colloque " La partialité..." 23 0ctobre 2009 ; atelier: " Mondes superposés, incorporats et transmission " Université Lyon II

Rencontres-débats du CIPA , 28 Novembre 2009 " Devenirs de la Neurotica ? Traces et chair " (discutant) Paris (FIAP)

Séminaire CIPA : " L'aliénation, inconscient psychique, inconscient politique." Les deuxièmes mardis du mois, 21H/23 H, à Rouen, sous ma responsabilité.

Mots-clés :
Psychanalyse, épistémologie de la clinique, aliénation, emprise, perversion, incestualité, sectarisme,psychopathologie des liens, transmission,contre-transfert, acculturation , relation pédagogique, subjectivation.

Comme co-auteur :

P.Aulagnier, G.Bachelard, W.R. Bion, P.Bourdieu, G.Devereux, S.Ferenczi, M.Foucault, R.Kaes, F.Nietzsche, J.Puget, J.C.Rouchy, H.Searles...

Bibliographie Aux éditions Erès :

- Agir en clinique du travail.
- La Passion évaluative.
- Management et contrôle social.
- L'enfant et le religieux.
- Masculin-féminin, au-delà de la confusion des genres.
- Les Ambiguïtés de la relation d'aide.
- Groupes et liens de croyance.
- Pratiques de l'analyse de groupe.
- Modernité du groupe dans la clinique psychanalytique.
- Georges Devereux, une voix dans le monde contemporain.
- Adoption : de l'événement au processus.
- Les demandes éducatives dans le travail thérapeutique.
- Clinique et pédagogie.
- Clinique entre théorie et pratique.

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Sitographie


Quelques vidéo-conférences complémentaires


La violence symbolique expliquée par Pierre Bourdieu


Repenser la culture gestionnaire par Omar Aktouf, professeur titulaire HEC Montréal


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