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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps de la Strategie

3.17 Eloge de la singularité en stratégie


Introduction

Les modèles, mais aussi les pratiques des stratégies d’entreprises ont tour à tour adopté des logiques de trajectoire (la planification), de positionnement (les matrices stratégiques) ou de stratégies concurrentielles ou génériques (dans l’axe des travaux de M. Porter). De tous temps, les entreprises et les stratèges-modélisateurs ont cherché et cherchent encore la pierre philosophale, celle qui leur fera découvrir la “ vraie bonne stratégie ”, soit en sondant le futur, soit en analysant le comportement de celles des entreprises qui ont réussi dans le passé. Ces modes de réflexion sont vains et nombre d’entreprises ont séduit par leur mode de développement original; elles ont pris une place enviée parce qu’elles avaient su et voulu choisir un “ autre mode de développement stratégique ”.

Notre conviction aujourd’hui est celle de la supériorité des approches de la stratégie qui privilégient la singularité plutôt que le conformisme. Les exemples sont nombreux de ces entreprises qui ont réussi parce qu’elles étaient différentes ou plutôt parce qu’elles avaient choisi d’adopter ou d’inventer un nouveau modèle de parcours stratégique. L’exemplarité de certaines trajectoires peut nous inciter à reposer en d'autres termes le paradigme des choix stratégiques.

Notre projet est ici de poser les bases de ce paradigme de la singularité, comme point de départ d’une réflexion basée non sur l’étude du plus grand nombre, mais sur celle de l’identification des particularismes spécifiques à chaque organisation. Pour cela, nous choisirons des situations qui, pour être exemplaires, n’en restent pas moins des cas choisis librement par le chercheur, sans qu’il faille y voir encore le résultat d’un processus discriminant. L’exemple est d’abord une mise en situation du propos; il nous conduira à une tentative de première définition de ce qu’il faut entendre par singularité.

Fort de cette convergence entre l’expérience et le concept, nous chercherons à mobiliser les courants théoriques qui nous incident ou nous induisent à faire de la singularité un concept central de toute stratégie. Le courant du Management basé sur les ressources sera au coeur de l’analyse, mais nous y associerons celui de la complexité, de la logique paradoxale, ou du débat toujours ravivé entre stratégie émergente ou stratégie planifiée.

Au delà de la mobilisation de ces courants pratiques ou théoriques, on s’attachera à décrire les contours de ce paradigme des stratégies de la singularité, prémices d’une investigation plus large et sans doute plus longue sur la “ méthode ” de décryptage des stratégies de la singularité. Il conviendra également de poser les contours d'une approche adaptée des choix stratégiques, vue comme une logique des changements systématiques.
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1. Les pratiques singulières des stratégies d’entreprise

L’analyste de la stratégie a sans doute trop souvent privilégié, dans son observation des pratiques d’entreprise, une recherche des points de convergence ou des similarités de conduites. Les modèles de l’analyse concurrentielle ont peut-être parfois poussé à des recherches systématiques de la “ bonne stratégie ”. Un autre regard est possible et nous en prenons pour témoin les exemples suivants qui illustrent de manière liminaire notre propos.


Canal+ ou le risque de la différence
Canal+, chaîne de télévision cryptée, s’est construite sur l’idée même de singularité. Il ne s’agissait pas au départ de la chaîne de mener une simple stratégie de différenciation (dont nous verrons plus loin qu’elle relève d’une logique de positionnement concurrentiel plus que d’un choix stratégique a priori). Canal + est né en 1983 d’une décision de l'Etat français de créer une quatrième chaîne de télévision sous la forme d’une société de droit privé, contrôlée par un actionnariat à l’origine principalement public. C’est ce statut de chaîne privée qui est à l'origine d’un choix de développement original : l’interdiction d’accès à la redevance (chaîne privée) et aux ressources publicitaires (réservées aux chaînes existantes) conduit à retenir le choix d’un financement par abonnement, en complément du cryptage de la chaîne.

L’évolution de Canal+ est ensuite une succession de choix (et de renégociations du statut) qui s’inspire d’une logique singulière, pas seulement en termes de programmes, mais aussi et surtout en matière d’organisation, d’équilibre financier et de diversification. Citons notamment les éléments suivants : renégociation du cahier des charges, développement d’une fidélisation des clients, liberté de programmation par une indépendance relative vis à vis de l’audimat, investissements conséquents dans la production cinématographique, développement d’un savoir faire unique en matière de cryptage, investissement dans le sport (sponsoring) et forte internationalisation de l’entreprise permettant l’exportation du concept.

La singularité était à l’origine une contrainte (ne pas disposer des ressources financières des autres et s’engager à diffuser d’autres programmes). Elle est peu à peu devenue le fer de lance de la stratégie de l’entreprise qui est aujourd’hui reconnue comme un modèle " à part " dans le paysage audiovisuel européen. Qui l’aurait parié en 1983 ?

British Airways
British Airways
British Airways, une stratégie à contre courant
Les 80-90 sont, pour beaucoup de transporteurs aériens des années noires qui ont conduit à la dérégulation et à de nombreuses faillites. Dans cet univers de rude concurrence, tous s’accordent à magnifier la réussite “ exemplaire ” de British Airways. Cette singularité apparente (B.A. est restée longtemps seule au monde à faire des bénéfices !) est due à un choix initial de redressement drastique. Hier (1981), c'était Bloody awful (salement miteux) avec 6,2 milliards de francs de pertes cumulées. Aujourd'hui (1994-95), c'est un chiffre d'affaires de 56,8 milliards de F et un bénéfice net de 3,6 milliards de F ! La clef de voûte du système B.A. a été sa privatisation, avec le licenciement de 20.000 personnes, la vente de 50 avions et la suppression de 62 lignes. Les bénéfices reviennent en 1983 (après 2 ans !) et utilisent notamment une stratégie orientée vers la conquête du client (la classe affaires est inventée par B.A.). Même au moment de la guerre du Golfe, B.A. continue son développement, non sans mesures d'urgence (vols non rentables supprimés, préretraites...).
Un réseau d'alliances est tissé (Dan Air, Qantas, TAT, US Air). Une belle santé dans un secteur en pleine mutation. mais aussi une stratégie à contre courant : amaigrissement radical quand les autres continuent à espérer une sortie de crise naturelle ; développement de la qualité et du partenariat lorsque les autres commencent à penser à réduire les coûts. L’entreprise est décalée ; elle réussit parce qu’elle est la première à inventer des stratégies que d’autres (Lufthansa, Air France ?) imiteront ensuite.

3M
3M
3M, l’investissement sur une culture de la différence
L’exemple de 3M peut se comparer au contre exemple de Norton (Bartlett and Ghoshal, 1995) : au début du boum économique de l’après-guerre, 3M et Norton avaient approximativement la même taille. Au milieu des années 80, 3M pouvait annoncer un chiffre d’affaires représentant huit fois celui de son concurrent (racheté par Saint Gobain). Ces deux entreprises, dont l’origine et les buts étaient relativement similaires, ont divergé sur le terrain de leur philosophie et sur leur style de management. Si Norton est restée un archétype d’une entreprise pilotée par un système, 3M a développé un modèle entrepreneurial centré sur l’homme. Le choix de Norton s’inscrit dans une logique de type Stratégie-Structure : un système de planification-contrôle “ top-down ” basé sur l’idée qu’il n’était pas possible de faire confiance aux hommes. L’entreprise était ainsi gouvernée par le système, ce qui fonctionna fort bien pendant de nombreuses années. Ce fut également le modèle choisi par une grande majorité des entreprises industrielles de l'époque.

A l’opposé, chez 3M, le système de planification formelle et de budgétisation a été développé plus tardivement et a toujours joué un rôle secondaire dans la prise de décision du management. La société n’avait pas de système de planification formelle jusque dans les années 80 : les directeurs avaient la conviction que leur premier travail était de développer et d’encourager les entrepreneurs qui travaillaient sur des activités nouvelles. “ Senior management primary role is to create an internal environment in which people understand and value our way of operating… Our job is one of creation and destruction — supporting individual initiative while breaking down bureaucraty and cynism. It all depend on developing a personnal trust relationship between those at the top and those at lower levels ” .

La singularité se situe ici au plan du choix d’un mode de management qui a assuré à 3M des possibilités de développement énormes sur la base d’un système d’encouragement plutôt que de contrôle. L’investissement dans un mode de management a été un choix déviant par rapport aux croyances de l’époque; il a permis de dépasser largement le concurrent qui, en raison même de ses choix de mode de gestion n’a pas pu s’adapter aux conditions de la nouvelle compétition des années 80-90.

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Groupes stratégiques et singularités stratégiques
La caractérisation des groupes stratégiques est devenue une pratique courante (à la mode ?) pour spécifier les grandes manoeuvres qui peuvent se dérouler dans un secteur concurrentiel. L’idée de groupes stratégiques (Porter, 1982) conduit à poser des frontières entre groupes d’entreprises qui adoptent des stratégies proches. On constate ainsi que les entreprises d’un même groupe stratégique sont protégées des agressions d’autres entreprises par les “ frontières ” du groupe. Elles subissent aussi des freins à la mobilité, l’appartenance à un groupe stratégique interdisant en principe l’accès à un autre groupe. Cette appartenance induirait ainsi une forte similarité des stratégies adoptées.

Cette analyse reste souvent fort théorique. En effet, lorsque l’on s’attache à définir des groupes stratégiques par des méthodes d’analyse de données multidimensionnelles (Bobowski et Odou, 1995), on fait le constat suivant :
1. Les frontières des groupes stratégiques ne sont pas toujours très nettes et les tests mis en oeuvre ne montrent pas toujours une très grande validité statistique.
2. Plus grave, lorsque l’on pénètre à l’intérieur des groupes stratégiques, on constate d’importantes différences de comportements stratégiques, un peu comme si les groupes stratégiques n’étaient que le plus petit commun multiple d’entreprises au demeurant fort différentes.
De façon plus générale, on peut s’interroger sur l’intérêt méthodologique et théorique de recourir à l’analyse statistique, fut-elle multidimensionnelle, pour comprendre le comportement stratégique des entreprises : en effet, s’il peut être intéressant ou habile de repérer des constantes sur des grands ensembles statistiques, cela ne peut concerner que des variables simples et surtout des populations où la notion d’individu a un sens clair et homogène. L’individu statistique du marketing (le consommateur, le produit) peut être considéré, dans une certaine mesure, comme suffisamment précis pour servir de base à l’analyse statistique. Mais lorsque l’individu est une entreprise, laquelle peut présenter une infinité de morphologies différentes (secteur, taille, forme juridique, degré de spécialisation, forme de management, stratégie etc. …) il devient illusoire d’espérer déduire quelque chose de sérieux d’une analyse uniquement statistique Comme le disait Sun Tsu : Au combat, seules existent la force normale et la force extraordinaire, mais leurs combinaisons sont illimitées; nul esprit humain ne peut les saisir toutes (Sun Tzu, 1972).

2. De la singularité stratégique

Forts des exemples cités, convenons de définir plus précisément les contours de l’idée de singularité, puis de lui apporter quelques connotations importantes dans le monde de la stratégie.

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2.1 Définir la singularité stratégique
Le dictionnaire nous apprend que singulier se dit d’une “ chose ou quelquefois d’une personne qui se fait remarquer par quelque trait peu commun, extraordinaire ”. Mais l’idée de singulier (par opposition à pluriel) caractérise aussi l’unicité d’une pratique ou d’un comportement. Dès lors la singularité est le propre de ce qui fait remarquer (et nous verrons plus loin le lien avec les logiques du paradoxe - qui étonne) et qui caractérise, qui différencie un individu ou une chose.

En matière de stratégie, on conviendra de définir la singularité à la fois comme le résultat et comme la démarche d’une logique de choix non conforme aux pratiques ou aux modes de pensée habituels. Singularité s’oppose ainsi à conformisme, logique de comportement ou de décision qui se réfère à une pensée commune que l’on adopte par habitude ou par convention. Il s’agit ici tout autant d’un mode de pensée et d’un mode d’action qui régit les choix et les modèles de décision. Ainsi, les modèles hérités du PIM’S ou des matrices de positionnement stratégique sont-ils de nature conformiste en ce qu’ils induisent des comportements hérités d’une logique de pensée commune (matrices) ou des pratiques habituellement efficaces mises en oeuvre par d’autres entreprises (PIM’S) ?

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2.2 Singularité ou différenciation ?
La logique de singularité ne recouvre pas celle de différenciation, largement diffusée depuis les travaux de Michael Porter (Porter, 1986). Les stratégies de différenciation sont celles qui s’attachent à servir un segment particulier du marché en mettant en avant les spécificités d’un produit perçues par la clientèle. Elles s’opposent aux stratégies de domination par les coûts liées à des choix de standardisation de produits. Ces logiques de choix sont donc largement liées tant au cadre de logiques dominantes, qu’à une segmentation de clientèle; elles sont souvent trop proches de considérations marketing plus que stratégiques.

Un exemple permettra de mieux cerner la distance séparant différenciation et singularité. Dans le milieu des années 80, le secteur de la grande distribution a connu l’avènement du “ hard discount ”. Ces moyennes surfaces, profitant de la baisse du pouvoir d’achat de certaines catégories de clientèles de la distribution ont choisi une logique de prix bas (domination par les coûts), associée à une simplification de l'offre (standardisation) afin d’offrir les prix les plus réduits possibles dans une gamme restreinte. Il s’agit là manifestement d’une stratégie singulière en ce qu’elle a remis en cause une logique bien acceptée par tous les distributeurs, lesquels avaient quelque peu oublié le modèle sur lequel ils avaient eux-mêmes bâti leur développement originel il y a 25 ans. Mais il ne s’agit pas d’une stratégie de différenciation au sens de M. Porter puisque les produits sont, au contraire banalisés et vendus au moindre prix.

Il est clair que les stratégies singulières peuvent utiliser les modalités de la domination par les coûts ou celle de la différenciation. Leur originalité tient essentiellement dans le fait de choisir un nouveau modèle de choix stratégique, plus que dans celui de choisir l’une des branches de l’alternative Coûts-Différenciation. Ces stratégies sont dans la nature des choses, l’observation de la vie des entreprises montrant une constante attirance vers ces stratégies non conformes à la logique habituelle. 3M a utilisé la singularité de son mode de management pour construire son développement, tout en jouant les stratégies de différenciation (l’effet de la marque 3M apposée sur les produits, l’innovation du Post It) ou de domination par les coûts (par des stratégies de part de marché sur des produits grand public).

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2.3 Le rôle du temps
La stratégie de la singularité comporte une dimension essentielle liée au temps. En effet, la création d’une ressource stratégique originale (analyse en termes de ressources) implique de pouvoir construire la performance sur cette base et de pouvoir en conserver le bénéfice pendant un temps permettant l’amortissement des coûts de création de cette ressource. Les stratégies singulières ne peuvent se concevoir que dans leur unicité, et donc dans la possibilité de capter l’avantage stratégique de façon durable. Les choix stratégiques de Canal+ permettent d’asseoir la destinée de l’entreprise sur des avantages stratégiques à long terme : il serait extrêmement difficile de rebâtir une autre entreprise audiovisuelle sur le même modèle tant les choix réalisés sont spécifiques et difficilement imitables. De même, British Airways s’est-elle dotée d’une capacité de rentabilité avant les autres, ce qui lui autorise tous les paris, toutes les nouveautés stratégiques. De la même manière, Nouvelles Frontières a choisi une très forte intégration de ses services et jouit aujourd’hui d’un avantage stratégique notable en matière de coûts. Cette stratégie reste unique en France pour des raisons historiques et structurelles.

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2.4 Les risques du métier
Singularité ne rime pas avec sécurité, malgré les apparences ! L’usage d’une stratégie de l’ordre de la singularité implique la prise de risque liée à la recherche d’un effet de surprise.
Les stratégies développées ainsi peuvent donc échouer, non parce qu’elles étaient intrinsèquement mauvaises, mais parce que, dans leur complexité, elles possédaient des germes de difficile mise en oeuvre.
Il est aujourd’hui assez facile de donner des leçons de stratégie à Air France lorsqu’on a constaté le redressement exemplaire de British Airways ou, plus récemment de Lufthansa.
Bien peu des analystes qui font aujourd’hui oeuvre de conseillers auraient parié sur les chances de B.A. à la veille de sa privatisation. Le risque a été beaucoup plus faible pour Lufthansa qui a pu profiter des enseignements de la politique de son concurrent afin de mener son redressement. Par contre, quelle que soit la politique des autres compagnies, British Airways _ restera un modèle d’engagement dans la voie étroite de la stratégie singulière, par exemple en inventant la classe affaires au moment où toutes les compagnies se battaient sur les prix…

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2.5 Une logique de la création de valeur
L’usage d’une stratégie de singularité repose sur la possibilité de créer de la valeur pour un marché (valeur client) alors même que ces marchés n’existent pas encore. Que faut-il pour créer de la valeur ?
Trois composantes d’une activité qui concourent à la création d’une valeur (Collis and Montgomery, 1995).
• La demande doit pouvoir exister pour crédibiliser la stratégie, de manière réelle ou potentielle. Les études de marché sont ici insuffisantes pour permettre une bonne appréciation de cette demande. Il convient en fait d’anticiper sur l’apparition d’une demande et de postuler son existence à terme. La dimension risque de ce type de stratégie resurgit ici pour justifier pleinement la logique de singularité
• La rareté est sans doute le trait dominant de ce type de stratégie car l’entreprise ne choisit pas la lutte frontale avec les concurrents, mais au contraire choisit le chemin difficile des voies détournées ou à tout le moins non-conventionnelles.
• La pertinence se construit de façon problématique sous la forme de scénarios et de supputations quant à la plausibilité de la stratégie. Elle est un construit qui ne peut se valider au contact des faits, mais uniquement ex post.

3. Les fondements épistémologiques de la singularité

Les stratégies basées sur la singularité sont largement pratiquées par les entreprises de tous secteurs. Disons par “ certaines entreprises ”. On peut s’interroger sur les bases qui justifient le recours à cette logique de singularité. Nous en identifions (provisoirement sans doute) quatre qui nous paraissent majeures : la nature de la stratégie, le jeu sur les ressources rares, la composante fondamentalement paradoxale de la stratégie et la théorie des la complexité.

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3.1 La nature de la stratégie
Dans un récent article, Michael Porter pose la question : “ What is strategy ? ” (Porter, 1996). Le constat est clair : “ Competitive strategy is about beeing different. It means deliberately choosing a different set of activities to deliver a unique mix of value ”. Sur cette lancée l’auteur définit ainsi la stratégie : “ la stratégie est la création d’une position unique et valorisable, ce qui implique un ensemble d’activités différent. S’il n’y avait qu’une seule position idéale, il n ’y aurait aucun besoin de stratégie. Les entreprises seraient ainsi confrontées à un impératif simple : gagner la course pour la découvrir et se l’accaparer .L’essence du positionnement stratégique est de choisir des activités qui sont différentes de celles des rivaux ”.

Pour parvenir à des logiques stratégiques nouvelles, l’histoire est ainsi d'un recours instructif : Camaïeu a échoué parce qu’il a réussi : le circuit court et les prix bas étaient fort bien adaptés à une clientèle féminine. Le concept n’était sans doute plus aussi efficient lorsque l’entreprise s’est attaquée au monde de l’homme ou de l’enfant. C’est en oubliant les choix historiques de son succès que cette entreprise s’est fourvoyée en voulant devenir généraliste comme les autres… (Miller, 1993). Il en est certainement de même pour Chevignon dans le même domaine ou pour Vert Baudet dans la VPC pour enfants.

Tout comme dans les jeux de stratégie ou de société, la bonne stratégie d’entreprise est celle qui permet de se singulariser. La frontière entre singularité et conformisme est pourtant souvent fort ténue et ô combien facilement transgressée.

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3.2 Les ressources rares et le “ Resources Based Management ”
C’est certainement dans le champ du courant du Management Basé sur les Ressources qu’il faut rechercher l’enracinement des stratégies de la singularité : ces stratégies prennent appui en effet sur la création d’une ressource rare que les concurrents auront des difficultés à imiter . Le courant du “ Resources Based Management ” est apparu à la fin des années quatre vingt sur la base des théories économiques de la rente, pour expliquer ce qui pouvait contribuer au succès et à la performance de la firme (Arrègle, 1995 et 1996).

Cette RBV (“ Resources Based View ”) de l’entreprise considère les entreprises comme des ensembles très différents d’actifs et de capacités. Deux entreprises ne seront jamais identiques en termes de ressources accumulées par l’expérience, basées sur des actifs ou liées à la culture. Les ressources de l’entreprise peuvent être de nature physique (des actifs réels), intangible (savoir-faire, brevets ou licences) ou organisationnelle (organisation, processus mis en oeuvre, styles de direction…).

C’est sur la base de ces ressources que se construit la stratégie de compétitivité : la ressource peut ainsi être assimilée à une rente au sens de Ricardo (Mac Grath, Mac Millen and Venkataraman, 1995), un facteur de succès unique dont la seule possession permet d’atteindre une rentabilité : point n’est besoin d’exploiter un savoir-faire technologique si la cession de licence apporte une rentabilité suffisante. Bien plus, dans certains secteurs d’activité (domaine des marques de prestige, des logiciels ou matériels informatiques ou des médicaments par exemple), il peut s’avérer préférable de ne pas exploiter soi-même la ressource, les coûts de mise en production (et les risques liés) pouvant conduire à un affaiblissement significatif des taux de profits. Les grands couturiers gagnent sans doute plus en cédant le droit d’utilisation de leur marque à des licenciés qu’en mettant en place eux mêmes des outils de production intégrés. IBM, en décidant de confier à ACER la fabrication de sa gamme de micro-ordinateurs a sans doute compris qu’ainsi, elle pouvait mieux contrôler ses ressources rares tout en profitant de celle de son partenaire : une capacité industrielle sans doute unique aujourd’hui dans le monde de la microinformatique. Cette logique de rente est alors renforcée par des investissements importants sur la notoriété de la marque : collections, système juridique sophistiqué de protection des marques, utilisation des médias en cas de contrefaçon etc.…
Le jeu sur le nom de Coca Cola est un exemple de la manière dont une société peut jouer de façon forte sur une rente créée avec le temps.

C’est la possession ou la création d’une ressource rare, tangible ou intangible qui permet la mise en oeuvre d’une logique de singularité : les accords de non-concurrence USA-Grande Bretagne pour British Airways (en association avec des abaissements conséquents des coûts de transport et avec des améliorations substantielles de qualité) ; l’expérience dans la gestion des hommes chez 3M ; les contraintes (utilisées comme source d’avantage concurrentiel) associées à la création d’une chaîne privée pour Canal+.

La qualité stratégique d’une ressource, dont dépend la stratégie de singularité repose sur le caractère difficilement imitable de la ressource. D’où la possibilité d’en tester les qualités en termes de rareté (Mac Grath, Mac Millen and Venkataraman, 1995) : Inimitabilité (la ressource est-elle difficilement copiable ?), durabilité (à quelle vitesse la ressource se déprécie-t-elle ?), appropriation (qui bénéficie de la valeur créée par la ressource ?), substituabilité (la ressource peut-elle être remplacée ?), supériorité concurrentielle (quelle est la ressource la meilleure ?).

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3.3 Paradoxe
Paradoxe, du grec paradoxos, se dit de ce qui est contraire à l’opinion commune, de doxa, opinion. Le dictionnaire nous livre ainsi deux définitions complémentaires du mot : " Opinion, chose ou être qui va contre la manière habituelle de pensée, qui heurte la raison ou la logique ". Cette idée reflète parfaitement la nature profonde du comportement stratégique. Si vis pacem, para bellum nous dit l’adage latin : si tu veux la paix, prépare la guerre. Cette maxime, qui ne semble pas heurter notre raison est pourtant fondamentalement paradoxale! Comment accepter de préparer la guerre lorsqu’on souhaite la paix, si ce n’est parce que l’esprit humain est prêt à accepter l’idée même du raisonnement paradoxal ?

On peut ici s’interroger sur l’intérêt d’utiliser cette idée de paradoxe en matière de stratégie tant il est parfois mal compris et tant il contient de ce mystérieux mélange d’irrationnel et d’impondérable. Il nous paraît que le concept de singularité, tout en reprenant l’essentiel de l’idée de paradoxe (singulier, qui étonne …) est plus à même d’être développé de façon opérationnelle dans l’entreprise. Après tout, le paradoxe nous vient soit de la logique, soit de la psychothérapie et rien ne dit que le pont entre individualité caractérielle et entreprise soit réellement toujours très solide. Par contre, la singularité comporte en elle même une dimension plus propice à une application en entreprise, celle de l’action. La singularité est le propre de l’homme (les hommes de marketing l’ont bien compris), même si elle reste souvent le pâle espoir de consommateurs finalement très conformistes. On constatera ainsi que la logique que nous continuerons pour l’instant à appeler paradoxale, par souci de repérage avec la littérature, dépeint très exactement le comportement singulier des entreprises en matière de stratégie.

En matière de stratégie (militaire bien sûr, mais d’entreprise également), la réflexion, la décision font ainsi appel à une logique de nature paradoxale. Comme le souligne E. Luttwak (Luttwak, 1989), “ La stratégie contredit souvent la logique linéaire en suscitant la convergence, voire l’inversion, des contraires. Elle tend aussi à récompenser une conduite paradoxale, tout en pénalisant la conduite inspirée par la logique ”. Les concurrents cherchent ainsi à surprendre l’adversaire en adoptant une attitude nouvelle, non conformiste — singulière — et en identifiant d’autres voies d’action. Danny Miller utilise parfaitement cette idée en utilisant le paradoxe d’Icare (héros de la mythologie qui réussit si bien à voler avec ses ailes de cire qu’il se rapprocha du soleil qui fit fondre ses ailes et le précipita dans la mer Egée) (Miller, 1993). “ Les héros qui ont inventé la formule gagnante sont portés au pinacle et obtiennent l’autorité suprême au sein de l’entreprise alors que les autres deviennent des citoyens de troisième classe. La culture d’entreprise devient de plus en plus monolithique, ce qui contraint la firme à ne considérer qu’un nombre sans cesse plus restreint de facteurs et à s’en tenir à une voie étroite qui mènerait supposément à la victoire. Les rôles, les politiques, les processus de décision et même les marchés cibles en viennent graduellement à refléter cette stratégie centrale à l’exclusion de toute autre considération. L’idéologie triomphante convertit peu à peu les politiques de l’entreprise en lois inaltérables et en rituels rigides ”.

La logique paradoxale, donc singulière est ainsi un mode de comportement essentiel en matière de management stratégique. Elle permet de développer des stratégies gagnantes car elle induit des positions favorables en système concurrentiel. Elle caractérise aussi des comportements décisionnels que l’on peut qualifier de “ non-rationnels ” mais qui peuvent se matérialiser en comportement suicidaires dans des entreprises ou la culture limite fortement la capacité à se remettre en question. Elle peut aussi être à l'origine d'erreurs stratégiques lorsque le paradoxe relève d'une impossible remise en question de pratiques bien établies.

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3.4 - Les chemins de la complexité ou la stratégie “ chemin faisant ”
C’est dans un univers complexe que peuvent le mieux s’exprimer les stratégies utilisant les logiques de la singularité. La difficulté de décryptage d’un système concurrentiel est à la source de la multiplicité des choix de stratégie (unitas multiplex de Morin - Morin, 1986). Ce faisant, la complexité appelle la singularité liée à un énorme besoin de curiosité du stratège.

Comme le souligne Edgar Morin : “ L’intelligence est l’aptitude à s’aventurer stratégiquement dans l’incertain, l’ambigu, l’aléatoire en recherchant et utilisant le maximum de certitudes, de précisions, d’informations. L’intelligence est la vertu d’un sujet qui ne se laisse pas duper par les habitudes, craintes, souhaits subjectifs. C’est la vertu qui se développe dans la lutte permanente et multiforme contre l’illusion et l’erreur … ” (Morin, 1986). La stratégie se satisfait ainsi d’une navigation dans l’ambigu (Landry, 1995) voire même utilise l’ambiguïté comme source de singularité (ce que les autres compétiteurs n’auront pas détecté dans l’océan des bruits…).

Il n’y a pas de trajectoire prédéterminée pour la stratégie (comme le postulaient les approches planificatrices) mais la stratégie se construit “ chemin faisant ” comme le souligne Jean-Louis Le Moigne (2). Cette idée cherche à réconcilier les deux courants de pensée classiques en stratégie : celui de la planification (école du design) et celui de l’émergence.

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[3.5 Les stratégies singulières, entre planification et émergence]i
La logique de la singularité peut sans doute apporter une pierre au vieux débat (que nous ne décrirons pas ici tant il est devenu “ classique ”) entre design et émergence de la stratégie. Ce débat porte essentiellement sur la manière dont les stratégies apparaissent et l’on se plaira à constater que les entreprises ont bien souvent dépassé la querelle en utilisant tour à tour les deux modes d’action selon leurs besoins. Mais si l’on se place dans une perspective portant sur la valeur de la stratégie (ce qui lui confère une qualité intrinsèque) on admettra que l’essence même de la stratégie est pour chacun, et en particulier pour l’entreprise, de faire ce que les autres n’ont pas encore fait, utilisant en cela une bonne logique de positionnement dynamique.

Planifier une stratégie singulière peut apparaître au demeurant fort judicieux, si cela permet d’y impliquer tous les moyens nécessaires à la réussite. La prise de participation d’Auchan dans les Docks de France ne constituait que l’annonce d’une O.P.A. complètement planifiée. La faiblesse de la participation a en fait masqué les intentions du raider, lui-même peu habitué à ces pratiques de croissance externe (comme dans l’ensemble de la grande distribution française). La loi Raffarin limitant les possibilités de création de nouvelles surfaces de vente en a sans doute été l’aiguillon, non planifié.

Choisir entre planification et émergence ne résout pas le problème de la stratégie ; il ne s'agit que d'en étudier les moyens apparents d’apparition. Peut-on rêver d’un management idéal ? (Mintzberg, 1996).

4. Pour un paradigme de la singularité stratégique


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4.1 L’entreprise comme auto-éco-organisation
“ Le propre d’un être vivant, c’est de se distinguer, par son individualité, sa singularité, des autres êtres et de son environnement ” (Morin, 1980).“ Alors que la machine artificielle est sise dans un environnement qui lui est extérieur, la machine vivante contient en elle, d’une certaine façon, cet environnement au sein duquel elle se situe. En effet, tout en étant singulière et autonome, l’auto-organisation vivante intègre en elle l’ordre et l’organisation se son environnement, l’ “éco-organisation”, et elle constitue en réalité une auto-éco-organisation. L’existence des machines vivantes semble donc beaucoup plus précaire et fragile que celle des machines artificielles puisqu’elle dépend de sa relation écologique et que l’auto-organisation dépend de l’éco-organisation. Mais c’est dans cette dépendance qu’elle puise une autonomie inconnue aux machines artificielles ” (Morin, 1986). Si l’on accepte de rapprocher l’entreprise d’une organisation vivante (du moins le stratège s’en rapproche-t-il), on peut poser le principe auto-éco-organisateur en énonçant la complémentarité ontologique entre la singularité nécessaire à l’identité de l’organisation et la symbiose de cette même entreprise par rapport au milieu que serait son environnement économique. “ La relation auto-écologique est à la fois d’opposition/distinction et d’implication/intégration, d’altérité et d’unité ” (Morin, 1980). Ainsi, la logique de singularité s’analyserait en tant que nécessité existentielle; la logique de conformisme étant une déviation où la dimension écologique prend le dessus sur celle de l’auto-organisation.

Cependant la relation complexe entre nécessité de s’identifier soi-même (singularité) et nécessité d’être partie d’un environnement (implication-conformation) marque bien la difficile frontière entre choix individuels et contraintes collectives. Elle justifie le développement de stratégies conformistes quand les contraintes concurrentielles rendent encore plus difficiles les choix singuliers.

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4.2 La logique des cas particuliers
En termes de méthodologie de recherche, il est trop souvent question de mettre en évidences les traits dominants, ressemblances, corrélations ou similarités. Parlant tour à tour des phénomènes et de leurs méthodes de mesure, on trouve ici une logique de pensée qui tend à reconnaître l’appartenance à des catégories identifiées, mais à exclure la différence ou la dissimilarité. Ainsi, dans les modèles de régression ou de classification, on rejette dans l’élément résiduel, tout ce que l’on ne parvient pas à insérer dans le modèle (quand on n’a pas préalablement évacué les “ points aberrants ” i.e. ceux qui nous gênent pour un traitement homogène). Même si cela peut être parfois caricatural, on constate à l’évidence que les méthodes de ce type ne fonctionnent bien que si les ensembles étudiés restent homogènes.

Peut-on faire ce type d’hypothèse sur des populations constituées d’entreprises ? Certes non, car ce cas particulier, pourra peut-être devenir demain un Coca Cola, un 3M, un IBM (l’archétype du modèle unique !), un Mac Donald's ou un L’Oréal. La réalité stratégique est ainsi faite, que les plus belles révélations sont celles qui proviennent d’entreprises que l’on qualifiera d’atypiques; celles qui sont parvenues à se singulariser tout en étant souvent en forte compétition avec d’autres.

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4.3 Au delà de la stratégie ordinaire
L’étude de la singularité n’est pas forcément plus facile que celle des stratégies convergentes et similaires. Mais on se hasardera à tenter le parallèle avec la fameuse règle des 20-80. Quatre-vingt pour cent des décisions stratégiques concernent sans doute la “ stratégie ordinaire ”, celle qui induit 20% de la réussite des entreprises. On retrouvera ici beaucoup de comportements d’imitation, de suiveurs ou en général de l’ordre de la tactique3. Par contre, on peut penser (cela resterait bien sûr à vérifier) que 20% des choix stratégiques relèvent de la “ stratégie extraordinaire ”, celle qui fait 80% des grandes réussites. Cette stratégie extraordinaire ne peut bien sûr ni se dérouler tous les jours, ni être systématique. Mais c’est sur sa base que se construisent les grands destins, dans tous les secteurs d’activité. Les changements nécessaires à cette “ grande stratégie ” ne sont sans doute pas de l’ordre de la continuité mais de celui de la reconstruction ou de la destruction créatrice (Boisot et Mack, 1995).
Les organisations doivent faire parfois de grands choix. De la qualité de ces choix dépendra leur pérennité. Ainsi en fut-il de Komatsu, de Disney, de Toyota) ou de CNN. Ces choix singuliers doivent perdurer pour être à la source d’une compétitivité durable.

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4.4 La reconnaissance des formes stratégiques
“ Les psychologues de la Gestalt nous ont appris que la perception que nous avons du monde n’est pas une somme d’éléments séparés. Notre perception se constitue en ensembles organisés des “ formes ” globales qui donnent sens à ce que nous voyons. ” (Muchielli, 1995). L’idée d’appliquer la théorie de la forme au management n’est pas nouvelle (Louart, 1996), mais elle nous paraît tout à fait pertinente en matière de recherche de singularité. L’émergence d’une forme (e.g. un nouveau chemin stratégique) peut s’expliquer par certaines “ lois ” de l’organisation perceptive. Les “ bonnes formes ” tendent à s’imposer à la perception. mais qu’en est-il des formes mal reconnues, nouvelles, dispersées, déviantes, dissymétriques ? Ne serait-ce pas là aussi la marque d’une difficile reconnaissance de formes stratégiques nouvelles, diffuses et que la plupart des entreprises ne vont pas détecter, mais que les stratèges, les vrais vont être capable d’identifier par des processus qui relèvent plus de la créativité imaginative que de la méthode.

La singularité rejoint ici le génie du stratège (Ohmae, 1991), celui qui est capables de “ reconnaître ” une forme stratégique, là où d’autres (tous les autres ?) ne voient que du bruit. Sans doute cette théorie doit elle permettre de mettre en parallèle singularité et difficile “ mise en forme ” d’un univers complexe. Comme le précise Alain Martinet, “ La forme permet pour partie d’accomplir la visée paradoxale de la stratégie : guider par des principes généraux une action qui est toujours contingente ” (Martinet, 1990).

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4.5 La singularité comme mode d’intention stratégique
La stratégie ne se conçoit pas sans intentionnalité. Les analyses proposées par Hamel et Prahalad ont bien mis en exergue cette nécessité d’une conception très globale des choix stratégiques qui met en avant la nécessité d’une ambition, bien avant que n’apparaissent les moyens concrets d’y parvenir (Hamel and Prahalad, 1989). Il sera certes intéressant de relier le principe de singularité à celui plus directement opérationnel de “ strategic intent ”.

Retenons de cette approche qu’elle peut permettre de mettre en application la nécessaire auto-éco-organisation, dans sa dimension d’auto-organisation. L’entreprise se choisit un destin singulier qui lui permet d’entrevoir des modalités d’action efficace, sans qu’il soit besoin de les associer aux comportements actuels, même validés des entreprises en compétition. L’intention stratégique relie le concept de singularité à celui de vision à long terme de l’entreprise. Elle explique le fait que les stratégies non conformistes de l’entreprise ne sont pas “ visibles ” par ceux qui n’ont pas l’intelligence ou l’intelligibilité stratégique de la vision du décideur.

Peter Drucker
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4.6 De la théorie des affaires à la singularité stratégique
L’idée de “ théorie des affaires ” a été proposée par Peter Drucker, (1994) pour exprimer à la fois le malaise de certaines entreprises (à la recherche de leur modèle) et l’inefficacité des outils du nouveau management (downsizing, outsourcing, total quality management ou reengineering) en matière de développement d’entreprise. Selon cet auteur, la théorie des affaires explique à la fois le succès de sociétés comme General Motors ou IBM, qui ont dominé l’économie américaine pendant la dernière moitié du vingtième siècle, et les challenges auxquels elles ont été confrontées. En fait, ce qui sous-tend le malaise de tant de grandes organisations qui ont réussi de par le monde, c'est le fait que leur théorie des affaires ne fonctionne plus désormais.

Une théorie des affaires (celle que devrait posséder toutes les entreprises) comporte des hypothèses sur l'environnement de l'organisation, sur la mission spécifique de l'organisation et sur les compétences clés nécessaires à l'accomplissement de la mission. C’est au travers d’une théorie des affaires propre à l’entreprise que peut se révéler toute sa singularité. Étroitement associée à la recherche d’une position originale, cette conception générale des affaires induit une approche singulière du développement propre à assurer le succès et la pérennité à long terme. On notera ici l’association d’une mission spécifique et des compétences clés nécessaires à son accomplissement, relativement indépendamment des autres entreprises. Notons encore ici le rôle déterminant d’une réflexion sur l’histoire de l’entreprise et de ses choix majeurs.

5. Changements, singularité et stratégie…

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Le 20 janvier 1997, Boeing annonçait le gel de son projet de super-jumbo 747X pas assez nouveau, trop " conforme " au programme B747 ont décrété les compagnies aériennes. A contrario, le choix d'Airbus d'imaginer un modèle d'avion complètement nouveau (A3XX) semble mieux convenir car il pourrait constituer un changement majeur dans la manière de transporter des passagers… Un exemple de ce qu'il faut éviter (chez Boeing), lorsque des changements majeurs sont attendus.

Si, au vu de cet exemple, il peut sembler attrayant de retenir l’idée de singularité comme logique fondamentale des stratégies efficaces, il reste à poser les principes de la découverte du chemin singulier conduisant à la découverte d’une “ autre stratégie ”. Le titre de ce paragraphe est, on l’aura remarqué, une paraphrase d’un ouvrage collectif signé de P. Watzlawick, J. Weakland et R. Fisch. Ces auteurs, membres de ce qu’il convient d’appeler l’école de Palo Alto ont cherché à exprimer une vision du changement qui fut leur pratique de thérapie en matière de comportements humains et sociaux (Watzlawick, Weakland et Fisch, 1975).

Ce travail d’analyse nous permet d’entrevoir une logique de changement applicable au domaine des choix stratégiques de l’entreprise, tout comme il permet d’envisager des stratégies de changements comportementaux dans des contextes parfois difficiles. Le modèle de base sur lequel repose cette analyse et celle de la théorie des groupes et des types logiques : “ la théorie des groupes nous fournit un modèle pour penser le type de changement se produisant à l’intérieur d’un système qui, lui-même reste invariant; la théorie des types logiques ne s’occupe pas de ce qui se passe à l’intérieur d’une classe, c’est à dire entre ses membres, mais nous fournit un modèle pour examiner la relation entre un membre et sa classe, ainsi que la transformation particulière que constitue le passage d’un niveau logique à un niveau supérieur ” (Watzlawick, Weakland et Fisch, 1975).

Prenons un exemple du domaine de la stratégie : les constructeurs automobiles recherchent en permanence de nouveaux modèles de véhicules leur permettant de développer leur part de marché et leur performance globale. L’amélioration continuelle des modèles existant constitue ce que les tenant de l’école de Palo Alto nommeraient un changement de type 1 c’est à dire “ toujours plus de la même chose ”. Par contre, le phénomène monospace initié par le Renault Espace a constitué un changement de type 2 en créant une nouvelle classe de besoins automobiles liée non plus à des critères de performance-confort-prix, mais à l’appartenance des acquéreurs de ces véhicules à une catégorie à part d’utilisateurs de voitures (convivialité, espace de vie, adaptation à de nombreux besoins, style de vie etc.…). Lors de la décision de lancement de ce véhicule, les dirigeants de Renault ont estimé que le monospace serait le modèle de véhicule qui s’imposerait lorsque l’on aurait dépassé toutes les vanités automobiles… Trop engagé dans la recherche de solutions à des problèmes de court terme ( en référence à des changements de type 1), Peugeot avait quant à lui refusé le concept novateur qui lui avait été proposé en premier par Matra). Deux attitudes fort différentes à l’égard du changement, à la source de toute stratégie.

Beaucoup de situations stratégiques d’entreprises peuvent s’analyser en termes de types de changement. La recherche de solutions à des problèmes (de pertes de parts de marché, de compétitivité, d’organisation) constitue sans doute l’essentiel du temps de réflexion des analystes au sein des entreprises. C’est alors la solution qui est le problème. Si l’on cesse de vouloir résoudre le problème (comme celui de l’insomniaque), on peut résoudre le problème.

Sans revenir en détail sur la démonstration de cette approche du changement (et en acceptant de faire nôtres, dans le champ de la stratégie, les conclusions validées dans le domaine du comportement individuel 4), rappelons les quelques conclusions que nous livrent P. Watzlawick, J. Weakland et R. Fisch :
a) Le changement 2 modifie ce qui apparaît, vu du changement 1 comme une solution, parce que, vue dans la perspective du changement 2, cette “ solution ” se révèle être la clef de voûte du problème que l’on tente de résoudre (dans le cas du monospace, on mue le concept de voiture en produit associé à un mode de vie).
b) Alors que le changement 1 semble toujours reposer sur le bon sens (par exemple sur une recette du genre “ plus de la même chose ”), le changement 2 apparaît bizarre, inattendu, contraire au bon sens : il existe un élément énigmatique et paradoxal dans le processus de changement. Il n’est que de se souvenir de la litanie de toutes les solutions qui ont été imaginées pour sortir du problème de l’emploi pour se convaincre que certains problèmes ne peuvent être résolus sans qu’il soit imaginé un changement (de société, de modèle social, de relations collectif-individuel etc.) appartenant à une autre classe logique, à une méta classe.
c) Appliquer des techniques de changement 2 à la “ solution ” signifie s’attaquer à la situation ici-maintenant. Ces techniques s’occupent des effets et non des causes supposées; par conséquent, la question capitale est quoi ? Et non pourquoi ?
d) Le recours à techniques de changement 2 dégage la situation du piège générateur de paradoxes que crée la réflexivité de la tentative de solution. Il place la situation dans un nouveau cadre.

Dans ce contexte de changement 2, le seul susceptible de conduire à des choix stratégiques novateurs, il nous parait important de proposer une première approche méthodologique de la singularité stratégique. Les quelques préceptes suivants devraient nous y aider.
A. Les modèles d’aide au choix de stratégie reposent largement sur des approches explicatives qui, définissant les causes d’un résultat attendu enferment le stratège dans un champ de solutions qui relèvent du changement de type 1. A contrario, l’identification de choix souhaités relève bien plus d’une logique de compréhension5 de ce qui constitue une issue au problème. Le choix d’une logique de Trains à Grande Vitesse a ainsi constitué, pour la SNCF, une décision contribuant à faire entrer l’entreprise dans un champ de solutions radicalement nouveau. Même si cette orientation ne permet pas (bien au contraire) de résoudre la question du maillage serré du territoire (d’ailleurs largement réalisé par le réseau routier !), elle place la SNCF dans une situation stratégique tenable au sein du contexte européen tant en ce qui concerne le service offert (confort et rapidité) qu’en ce qui concerne la
création d’une ressource rare génératrice de rente à long terme dans le domaine technologique (maîtrise de la vitesse sur rails comme vecteur de développement d'une ingénierie internationale).
B. Le recours à la logique de changement 2 explique que certaines entreprises inventent des modalités stratégiques qui sortent des règles habituelles de pensée du moment. La dichotomie Volume-différenciation a contribué à enfermer les choix stratégiques dans un espace restrictif : “ Tant qu’on recherche la solution à l’intérieur de la dichotomie a et non-a, on est pris dans une illusion du choix possible, et on y reste pris aussi bien en choisissant l’une que l’autre des solutions possibles. C’est justement en acceptant la question qu’on doit faire un choix et qu’il n’y a pas d’autre moyen de sortir du dilemme, qu’on maintient le dilemme et qu’on ne peut voir la solution qui, bien que potentiellement disponible, contredit le bon sens.
C. L’une des leçons importante du principe de changement 2 est celle de la nécessité du recadrage (n’est-ce pas là la source essentielle de ce que d’aucun on appelé le re-engineering ?). “ Recadrer signifie faire porter l’attention sur une autre appartenance de classe, tout aussi pertinente, d’un même objet, ou surtout introduire cette nouvelle appartenance de classe dans le système conceptuel des personnes concernées. Si, une fois de plus, nous résistons à la tentation habituelle de demander pourquoi il en est ainsi, nous pouvons voir ce qui est en cause dans le recadrage ” (Watzlawick, Weakland et Fisch, 1975) :
- Les classes, au travers desquelles nous voyons le monde sont des constructions de l’esprit, pas forcément des réalités du monde.
- Lorsqu’un objet est affecté à une classe, il devient très difficile de l’affecter à une autre classe.
- Dès que nous constatons l’autre appartenance possible (recadrage), il devient alors très difficile de revenir à l’ancienne conception de la réalité : un changement s’est produit qui s’impose à nous. Ce changement constitue en quelque sorte la nouvelle réalité6.
Pratiquement, il devient essentiel de procéder sans cesse à des reformulations de situations stratégiques. Le dialogue permanent avec de multiples systèmes de représentation (les structures de classes de problèmes) est sans aucun doute à l’origine des choix stratégiques majeurs. Ainsi apparaissent les possibilités de stratégies de rupture, de stratégies non conformistes (de type 2) et donc de stratégies singulières.
D. La pratique du changement de type induit une démarche en quatre temps qui, pour ressembler à première vue au modèle bien connu de H. Simon (intelligence, modélisation, choix) n’en est pas moins radicalement différente :
1 - Définir clairement le problème en termes concrets : le problème ne peut être résolu que s’il est formulé et que s’il s’agit d’un réel problème. Il faut donc insister sur la nécessaire intelligence stratégique des problèmes au cours d’un processus de diagnostic stratégique.
2 - Examiner les solutions déjà essayées (qui posent problème donc) : prise de conscience de l’impossibilité d’arriver à une solution par des changements de type 1.
3 - Définir clairement le changement auquel on veut aboutir : Il s’agit sans doute ici d’une bonne manière de justifier les logiques du strategic intent (Hamel et Prahalad, 1989).
C’est par le moyen d’un objectif ambitieux, sortant largement du champ des possibilités actuelles que les choix stratégiques peuvent être envisagés (impossibilité de ne pas retenir des changements de type 2). L’objectif n’est alors généralement pas la solution à un problème, mais la découverte d’un champ d’action susceptible de rendre les problèmes antérieurs largement caducs. Les exemples donnés par Hamel et Prahalad relèvent tous du changement de type 2.
4 - Formuler et mettre en oeuvre un projet pour effectuer ce changement : le processus de changement intervient ici dans la conception du chemin pouvant conduire à une nouvelle stratégie : définition du contenu de la stratégie comme processus d’action dans la droite ligne de la rationalité procédurale de H. Simon (Simon, 1983).

Conclusion

Les 4 Temps du Management
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Vouloir conclure sur le thème de la singularité peut paraître à la fois présomptueux et bien peu conforme à l’idée même de singularité qui voudrait peut-être que la présentation de cet article soit, elle aussi, non conformiste. Mais à vouloir pousser trop loin le goût ou le souci de l’originalité, on risquerait d’en perdre le sens de la mesure. Concluons donc sur ce qui faisait notre projet au début de ce texte : nous souhaitons avoir entrouvert une brèche dans la conception trop commune de l’unicité de la conception des modes de développement des entreprises. Nous ne sommes bien évidemment pas les premiers à faire oeuvre de pensée contingente.

Mais, au delà du mot que nous avons retenu comme fil directeur, il nous paraît essentiel de modifier l’attitude générale que nous devons avoir vis à vis de situations stratégiques qui demandent décision. Soyons en certains, la généralité n’est pas la meilleure garantie de bons choix stratégiques. Même si nous avons besoin d’une sécurité de décision, il nous paraît indispensable d’accepter que les cas particuliers sont peut être plus qu’on ne le croit la règle générale, même si cette expression peut paraître paradoxale (elle l’est, mais volontairement).

Les recherches dans le champ de la singularité peuvent nous conduire tout autant dans le domaine des modes d’organisation possibles pour faire face au temps toujours plus compté pour la réactivité stratégique (la chrono-compétition), de la manière dont les entreprises peuvent se construire ou s’inventer de nouvelles ressources rares, ou sur le rôle que peut jouer la technologie dans cette singularisation stratégique.

Gageons que les méthodes de recherche devront également être adaptées, laissant à l’analyse clinique et à la démarche ethnographique le soin d’apporter des enseignements, toujours particuliers et partiels, mais ô combien porteurs d’une nouvelle intelligence stratégique.

Dernier aspect, le concept de singularité semble englober nombre de problématiques développées dans le domaine du management stratégique depuis une décennie. Cette capacité de reformulation synthétique est peut-être l'un des traits essentiels de cette compréhension des logiques de choix comme méta-concept stratégique.

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Pour faire connaissance avec l'auteur

Christian Marmuse est professeur des Universités à l'Université Lille 2 - Droit et Santé. Il est directeur du Master Entrepreneur.

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