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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4. 46 Le phénomène des "entreprise libérées" à la lumière de l'analyse institutionnelle

Une analyse de Denis Bismuth


Le phénomène de l'Entreprise est il le signe d'un changement radical du modèle dominant ?

L’Entreprise libérée apparaît comme un phénomène de mode dont l’ampleur est à l’égal du désir inassouvi des entreprises face à leur impuissance, de trouver un modèle de gouvernance adapté à la réalité de la société post-industrielle.
 
Ce mouvement qui semble récent n’a fait que mettre des mots sur des pratiques produites empiriquement par des acteurs de terrain, pour répondre à des situations spécifiques, et circonstanciées ou pour développer un management correspondant à l’éthique et la morale du dirigeant.
 
Ces différentes tentatives de novation qui surgissent depuis très longtemps n’ont jusque là pas eu d’effet de transformation du modèle managérial dominant.
 
En effet, on peut constater que le modèle de direction des entreprises, en France, est plutôt un modèle taylorien, jacobin centralisateur des décisions qui fonde ses décisions sur les indicateurs rationnels, scientifiques et techniques, au mépris de la métis de l’acteur.
 
Ce modèle dominant qui depuis la troisième république a organisé et structuré la société industrielle. Mais la société post industrielle ou post moderne a introduit une sorte de dissonance entre les nécessités de l’organisation du travail et le modèle organisateur de sa gouvernance.
 
Pour autant le mouvement de l’entreprise libérée ne peut pas être considéré comme porteur d’une novation « révolutionnaire ». Il y aurait un risque à considérer l’entreprise libérée comme un modèle novateur révolutionnaire et qui permettrait de faire table rase du passé d’un modèle managérial obsolète.
 
Le surgissement du mythe de l’entreprise libérée peut nous intéresser, pas tant qu’il propose des pratiques managériales qu’on peut considérer comme nouvelles mais en tant qu’elle est un mythe, un phénomène de mode, un mouvement (Casalegno, Bismuth, 2016) . Ce qu’en analyse institutionnelle on appellerait  un analyseur.

Pour comprendre comment ce mythe peut être le signe d’un changement radical de modèle dominant on peut éclairer ce mouvement à l’aide du cadre de l’analyse institutionnelle.
 
L’analyse institutionnelle nous offre un modèle de compréhension des dynamiques de changement organisationnel. 

Les apports de l'analyse institutionnelle

Jusqu'à Mai 68, la question du changement était assimilé à une transgression. Il était vécu comme une menace. L'essentiel de l'effort  devait au contraire porter sur le respect de la norme. Pour s'intégrer dans la société, il fallait se mettre en conformité. Mai 68 a fait éclater cette conception "bourgeoise" en revendiquant violemment le changement comme nécessité

Cette période de l'histoire sociale a été particulièrement féconde. Elle a généré de nouvelles théories visant notamment à rendre intelligible l'emprise   qu'exerce  les  organisations sur le comportement des individus

Dans une organisation, les individus ne sont pas libres; ils sont institués. Cela signifie qu'ils sont joués par elles en fonction des normes qui les habitent. R. Lourau, un des représentants de ces nouvelles approches, qui vont donner naissance à ce qui deviendra la psychosociologie, prend l'exemple du contrat de travail pour montrer que derrière la rationalité juridique se joue la mise en subordination du collaborateur. En vendant sa force de travail contre une rémunération, le salarié vend sa force de travail. Il y a donc une dimension "institutionnelle" entre le salarié et l'entreprise qui l'emploi. il n'est pas libre de fonctionner comme il l'entend. Son comportement est surdéterminé, à son insu par le système qui le contient. 

Pour accéder à la compréhension de la dimension institutionnelle, il est nécessaire d'observer des "analyseurs". Les analyseurs peuvent être des événements, des personnes, des situations, des problèmes, des idéologies qui "provoque du  sens". Ils sont porteurs d'une dimension symbolique qui parle de l'imaginaire social; c'est à dire de la façon dont une société ou un groupe social se représente la réalité
 
« L’analyse institutionnelle s’intéresse à l’organisation en tant qu’institution, c’est-à-dire un ensemble de règles, de normes, de valeurs, de relations et de rapports de force....
L’institution est la cristallisation (institué) d’un rapport de forces (instituant) : généralement un groupe en domine un autre et l’origine de cette domination est occultée. Le rôle de l’analyste est de mettre en place un analyseur, dispositif ou événement, qui va forcer l’institution à prendre conscience de ses contradictions (Lapassade,?). 
 
Ce modèle tente de décrire comment les lois règles et principes s’instituent et comment l’émergence d’une nouvelle règle, d’une nouvelle façon de faire ou de penser, suit un chemin pas toujours aisé, pour devenir partagée par tous.
 
L’institué représente ce qui est stable acquis et ce qui structure l’organisation et lui donne sa solidité: les règles du travail (le prescrit de l’activité) les règles de la relation (le règlement intérieur), tout le dit (et souvent le non-dit) qui régit les relations entre les individus et les relations entre l’acteur et son activité. C’est en quelque sorte le modèle dominant. Dans l’entreprise le modèle dominant actuellement est le modèle taylorien, même s’il est largement remis en question.
 
Ce modèle taylorien institué se caractérise par une séparation de l’acteur et de l’activité. Cette séparation a au moins un avantage c’est de ne plus faire dépendre la production de l’engagement des acteurs et de leur professionnalisme. Une manière de se débarrasser de la variable humaine dans un processus de production où elle n’a pas sa place. Pour pouvoir normaliser et produire en masse en utilisant une main d’œuvre peu qualifiée il est nécessaire de contrôler l’activité.  
 
Tout l’effort du taylorisme repose sur le principe du contrôle de l’activité. L’acteur étant dépossédé de la propriété de son activité. Le modèle institué se transmet par les institutions les écoles les diverses formation mais aussi d’une manière implicite par l’organisation du travail. En ce sens le système bureaucratique (Crozier, Friedberg, 1997) est le moyen le plus sur de déposséder l’acteur de la propriété de son activité.
 
L’instituant représente la novation, une remise en question de la règle instituée. C’est à dire tout ce qui n’est pas encore stabilisé : la création, l’incertitude, l’impensé de l’organisation qui est en devenir. Il se constitue de tout ce que l’individu est obligé de faire pour tenter de concilier les attentes et les enjeux des protagonistes de la situation de travail. L’instituant c’est aussi la particularité de l’individu, qui avec son style personnel questionne le « genre de la maison » : habitudes ancrées dans l’histoire, valeurs en acte et non conscientes.
 
Cette opposition genre/style (Clot, ?) produit une dynamique créative que certaines entreprises utilisent intentionnellement pour générer du changement. L’instituant existe aussi dans la manière dont l’acteur transforme la prescription pour l’adapter au réel. Mais cet instituant est généralement vécu comme une transgression de la règle. Il existe souvent d’une manière cachée ou comme quelque chose à corriger.
 
Tant que cette transgression n’apparaît pas comme une nouvelle façon de faire elle n’est pas reconnue comme un instituant. C’est justement le processus d’institutionnalisation qui, sous certaines conditions, permettra le passage du statut de transgression au statut d’innovation.

Une tentative d'échapper au modèle asséchant de l'idéologie gestionnaire taylorienne

Dans le cas de l’entreprise libérée, la question qui se pose est bien la question de la débureaucratisation de la société. Rendre à l’acteur la propriété de ses actes en créant les conditions de son autodétermination participe de ce mouvement. Permettre que des communautés de travail se recréent pour compenser l’assèchement communautaire auquel a conduit le modèle organisationnel taylorien.
 
Le modèle taylorien en séparant l’acteur de l’activité permettait à l’organisation de fonctionner sans un engagement actif des acteurs et sans les confrontations qui y sont associées : « Débureaucratiser une organisation c’est forcer les gens à s’engager et à s’affronter  sachant que le fonctionnement bureaucratique économise l’engagement » (Friedberg, ?) 
 
Le modèle émergent (ou modèle s’instituant) semble à ce titre promouvoir l’idée qu’il est nécessaire d’aller vers moins d’organisation. Et pour cela il devient nécessaire de réinstaller la confiance (Rosonvallon, ?) qui est, avec la nécessité de se réapproprier leur activité, une condition de l’engagement des acteurs.
 
Le mouvement d’institutionnalisation est propre à toute organisation, tout système vivant. Tout élément instituant tend à s’instituer avec plus ou moins de succès. La novation apparaissant souvent au début comme une transgression et  tend à devenir la règle.

Les mouvements d’institutionnalisation sont rendus possible par l’existence de mécanismes de régulation interne au système : des instances de régulation telles que le CHSCT, les syndicats, les groupes de travail les groupes progrès etc. Lorsque ces instances de régulation se bloquent la dynamique d’institutionnalisation s’interrompt. 
 
Cette interruption du processus n’empêche pas l’existence permanent d’un institué, d’une novation ou de tentatives d’adaptation des acteurs de l’entreprise. C’est le changement permanent qui pousse dans les interstices de l’institué sans forcément qu’on y prête attention ou qu’on le formalise.
 
Lorsque cet institué émergent ne peut accéder au statut d’institué du fait de l’interruption du processus d’institutionnalisation, le système se met  en tension. La tension devenant de plus en plus forte, elle se résout par des réajustements sismiques qui peuvent prendre des formes assez violentes. C’est alors ce qu’on appelle une crise.
 
Cette mise en tension  émerge et ne devient visible qu'à partir du moment où se déclenche un conflit. Conflit dont la violence attire l’attention de tous contrairement à la mise en tension qui est généralement silencieuse. Le conflit étant la forme extrême que prend une confrontation non prise en compte. Au stade du conflit il est souvent trop tard pour que l’on solde la tension sans dégâts. L’affaire de la chemise du cadre d’Air France est une des nombreuses illustrations de ce phénomène.
 
L’instituant et l’institué sont dans une tension permanente et l’entreprise peut trouver un équilibre dynamique dans le respect de l’équilibre entre ces deux termes de la tension. Toute tentative de prise de pouvoir de l’un sur l’autre est une menace pour l’écologie du système.
 
Si l’institué devient tout puissant on tend vers le totalitarisme  et la mort de la dynamique du système. C’est souvent ce que l’on trouve dans de grands groupes industriels dirigés par une bureaucratie puissante et où les critères économico-financiers et organisationnels ont toujours le dernier mot au mépris de la réalité.
 
Si l’instituant est tout puissant le système est en danger d’explosion : il n’y a plus de limites plus de stabilité, l’absence de structure met en danger l’organisation du système. C’est  l’anarchie et la mort de la dynamique du système. C’est ce que l’on va trouver dans les start-up à fort potentiel  qui ne survivent pas pour des raisons d’organisation.  L’ensemble n’étant plus contenu par un institué structuré et structurant.
 
Le mouvement d’institutionnalisation n’est pas forcément un long fleuve tranquille. Il existe sous la forme  de confrontations  successives. Pour que cette dynamique perdure il est nécessaire d’ « instituer la confrontation ».  Cette confrontation existe déjà d’une manière plus ou moins bien structurée en ce qui concerne les conditions de travail au travers des relations syndicat/ patronat. Mais peu de chose existent en matière de confrontation sur l’activité. Parler des conditions de travail ce n’est pas parler du travail. 
 
Selon le modèle de l’analyse institutionnelle, le mouvement d’institutionnalisation est visible au travers d’analyseurs. Les analyseurs sont les manifestations visibles de ces mouvements. Il peut s’agir d’une personne, d’une pratique ou d’un événement, qui condense, à un moment donné, des contradictions institutionnelles, qui pose un problème pour l’équipe et qui peut provoquer une situation de crise. (Monceau, ?). 

L'analyseur peut être lent et invisible : une organisation change même quand on ne le voit pas. Mais il peut être le fruit d’un brutal  et imprévisibles mouvements telluriques de forces trop longtemps contenues. Par exemple mai 68 est un analyseur particulièrement fort et imprévisible d’un mouvement d’institutionnalisation. On peut voir comment des éléments instituants de ce mouvement comme par exemple Daniel Cohn-Bendit ont pu s’instituer et devenir aujourd’hui une part active de « l’institué ». Sa présence dans  les instances  de l’Europe, exemple flagrant d’institué, n’est pas une preuve de la trahison de ses valeurs, mais un indicateur de l’évolution d’un système.
 
Ainsi évoluent les organisations qui ne peuvent pas empêcher qu’existent en leur sein les contre-pouvoirs, sous peine de courir à leur propre perte. Des contre-pouvoirs qui génèrent la confrontation nécessaire au changement permanent. On va retrouver dans cette façon de considérer le changement comme un phénomène émergent permanent, l’approche  de la philosophie dites « chinoise (François Julien, ?) » des choses qui propose de se situer dans la propension des choses, utiliser la métis, l’intelligence de l’action pour s’intéresser au potentiel de situation, tirer partie de ce  qui émerge. Plus efficace que tous les processus de changement décrété par l’institué, la direction de l’entreprise, qui n’ont comme résultat que de lever des résistances  chez les acteurs qui comprennent tout de suite  que ces processus descendant ne servent qu’à renforcer cet institué.

L'entreprise libérée comme analyseur

Ce qui va nous intéresser ici ce n’est pas tant le contenu de ce qu’on appelle l’entreprise libérée mais le mythe. Le mythe fondateur, le mythe qui autorise  comme le dit Gaëlle  Clavandier (2009) : "L’adhésion vient du fait que le mythe autorise à penser le monde autrement".
 
Un mythe  qui cristallise en les organisant, les forces de changement. Ce mythe a une fonction d’analyseur tel que le définit le modèle de l’analyse institutionnelle.
 
Comme mythe, il catalyse les désirs, autorise les individus à partager leur intime conviction  et les mobilisent pour se mettre en marche vers un changement.
 
Sans être de la novation au sens d’un surgissement d’une pratique ou d’un modèle qui n’a pas de précédent, l’Entreprise Libérée  apparaît comme l’analyseur d’un changement du modèle dominant qui propose d’organiser le rapport au travail et de reconfigurer les modes de gouvernance.
 
Au delà de la nécessité de chercher à valider ou invalider le contenu des propositions des porteurs du mythe de l’entreprise libérée, il peut être intéressant d’observer la manière dont l’ensemble du corps social et principalement l’entreprise s’empare de cet espoir. Observer si effectivement ce mythe fonctionne comme un analyseur et peut apparaître comme un signe précurseur d’un changement de modèle dominant, de modèle « institué ».
 
Ce pourrait être le moyen d’anticiper sur les changements de paradigmes de gouvernance avec toutes les conséquences qui se ne manqueront pas de se faire jour sur les compétences à développer chez les managers, sur les évolutions du contrat de travail implicite et explicite ou encore sur la valeur du travail.

Questionner le rapport entre l’institué et le modèle dominant : Faut-il un modèle dominant ?

Ce moment historiquement intéressant de l’émergence d’un mythe fondateur, peut aussi nous aider à poser la question de notre rapport entre le modèle dominant et l’institué en général.
 
En poussant à l’institutionnalisation d’un nouveau modèle, ce mouvement de l’entreprise libérée renforce implicitement l’idée qu’il doit y avoir un modèle dominant et que la réalité exige qu’on en change. Mais il ne questionne pas la nécessité d’avoir un modèle dominant.

Ainsi la question se pose de savoir s’il est absolument nécessaire d’avoir un modèle dominant. Au fond, changer de modèle institué ne résout en rien la question d’un modèle centralisateur et dominant. Quel que soit le modèle, le problème est le fait d’avoir besoin d’un modèle dominant. On peut chercher à changer de tyran et reproduire un modèle tyrannique. Peut-on envisager qu’il puisse y avoir dans une société une cohabitation de modèle ?

De la même façon se pose la question de savoir si l’existence d’un modèle dominant indique qu’il doit impacter de la même façon toutes les formes de gouvernance ?  La question du modèle dominant dans les entreprises n’est elle pas un écho d’une question sociétale plus généralement.

L’état encore fortement jacobin en France, doit-il être pris dans le même mouvement de changement ? Faut-il changer de modèle et passer d’un modèle social à un autre ? Ou peut-on laisser exister une diversité de modèle en fonction de circonstances ? Ce qui revient à poser la question de la forme de l’institué. Peut-on envisager une société organisée sans un modèle institué fort et stable ? Peut on avoir un modèle robuste et divers qui à la fois joue son rôle structurant et en même temps se dote d’une agilité qui laisse un espace à l’émergence permanente d’un instituant ?

Bibliographie

Bismuth D. (2015) La fin de la troisième république ?  
Bismuth D (2015) : De la mythologie de contestation à la construction d'une légende
Bismuth D. (2015)Dialogue social, communication et relation dans l’entreprise  
Casalegno JC (2015) Les entreprises libérées : Une mythologie de contestation.
Clavandier G: (2009) sociologie de la mort. Vivre et mourir dans la société contemporaine  Armand Colin
Clot Y (2008) Travail et pouvoir d’agir. Ed.PUF
Crozier M friedberg  E. (1977)   L’acteur et le système. ed Seuil     coll  points  politique 
Friedberg E (1993) le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée. Seuil coll sociologie
Gomez P.Y. (2013) Le travail invisible. enquête sur une disparition ed. F.Bourin
Jullien F (2006) Traité de l’efficacité. Ed.Grasset, et (2009) Les transformations silencieuses ed. Grasset,
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Lapassade G, Lourau R, (1971) Clefs pour la sociologie , Seghers,
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Denis Bismuth Consultant Metavision
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