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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.70 Le sujet à l'épreuve de la désinstitutionnalisation


Introduction

Le renversement de l'ordre économique mondial qui est en train de s'opérer n'est pas sans conséquences sur le pouvoir d'action des états. Confrontés à un endettement de plus en plus important ceux-ci ont de moins en moins de ressources pour assurer leur mission de service auprès du collectif. Cela se traduit par un désengagement progressif des pouvoirs publics au profit d'une libéralisation de certaines activités relevant jusqu'à présent de leurs responsabilités.

Ces transformations qu’on peut attribuer à la difficulté qu’ont les économies occidentales à changer de modèle stratégique (Blanc 2004) et à la défaillance des régulations que Liaudet (2007) attribue au dogmatisme ultra libéral à des effets sociaux et anthropologiques très profonds qui bouleversent peu à peu les identités des individus et fragilisent la cohésion sociale. Cela se traduit par ce que Robert Castel (2009) a appelé une montée des incertitudes.

Dans cet article, notre projet consistera dans un premier temps à faire le tour des transformations institutionnelles majeures qui sont en train de se développer. Nous nous efforcerons ensuite d'en analyser les conséquences sur la vie psychique des individus pour tenter, enfin, d’identifier comment ces derniers les supportent et les dépassent.

Dans cet exercice, les travaux des psychanalystes comme René Kaës, José Bleger, Elliot Jaques et Wilfred Bion  présentent une réelle utilité pour comprendre ce qui se passe quand les conventions qui structurent " les règles et les normes muettes " des institutions sont bousculées. Cela conduit notamment les individus à prendre en charge " une partie des strates indifférenciées de leur personnalité " autrefois encastrées dans les cadres. C'est peut-être ce explique l'intérêt grandissant de la population pour les pratiques de développement personnel et du coaching.

Pour conclure, nous suggérons d’instituer des espaces de délibération spécifiques pour permettre à chacun d’exprimer régulièrement ce qu’il ressent dans son lien avec l’institution. Cette pratique pourrait avoir 3 mérites :
  • D’abord éviter l’intoxication émotionnelle liée aux angoisses et émotions accumulées
  • Recevoir de nombreuses suggestions d’optimisation dont certaines pourraient être retenues (pas forcément toutes !)
  • Enfin, aider les acteurs à mieux distinguer les affects et les productions imaginaires qui relèvent de leur relation à l’institution et de leur propre problématique personnelle existentielle.

1. Qu'est-ce qui nous arrive ?

1.1 Effort de définition

Le langage à une double fonction : permettre de penser et de communiquer. Pour faciliter l'interaction avec le lecteur, nous proposons de commencer par un premier effort consistant à préciser de quoi nous parlons à travers les termes d'institution et de désinstitutionnalisation.

L’institution est un terme polysémique qui selon les disciplines a des significations différentes. Selon la sociologie de Durkheim les institutions sont " des faits sociaux " cristallisés " dotés d'une constance dans le temps, ayant capacité à contraindre et même à distinguer les groupes sociaux " (Lallement, 2010, Repenser l'institution : avec Durkheim et au-delà in Idées économiques et sociales n° 159, Réseau Canopé).

Pour Georges Lapassade et René Lourau, fondateur de l'analyse institutionnelle, l'institution n'est pas un phénomène impersonnel et statique où un ordre supérieur dicterait aux individus des règles, des croyances, des comportements auxquels ils devraient passivement se conformer. C'est un processus dynamique dialectique où s'affronte deux forces contradictoires : l'institué et l'instituant.

L'institué c'est la norme déjà présente imposée par l'institution en fonction de son histoire et de sa vocation. C'est elle qui conditionne les interactions entre les membres de la communauté, entre l'institution et son environnement selon des règles établies.

L'instituant c'est la remise en question par les acteurs et aussi par des événements extérieurs de ces normes qui se prétendent universelles et intemporelles. On peut les concevoir comme des forces de changement qui viennent du dedans comme du dehors s'opposer aux normes sédimentées du passé. 

L'institutionnalisation est la capacité d'une organisation à assimiler la contestation pour la transformer en nouvelle règle. C'est ce qui permet à l'institution de continuer à exister en opérant les transformations nécessaires.
 
Par exemple, on parle beaucoup en ce moment des entreprises libérées. Celles-ci se présentent comme des alternatives assez radicales des approches managériales classiques fondées sur l'autorité hiérarchique verticale. Au départ, marginales et souvent jugées excentriques, ces nouvelles formes sont aujourd'hui récupérées par l'académie à travers le concept d'innovation managériale (Bismuth, 2017). L'institué correspond au modèle hiérarchique établie, l'instituant est représenté par les nouvelles expériences qui ont été menées dans certaines entreprises. C’est de cette dialectique qu’a émergé le concept d'innovation managériale. 
 
Que signifie le terme de désinstitutionnalisation : On peut définir la désinstitutionnalisation comme un processus qui vise à réduire ou à supprimer le pouvoir et l'action des organisations chargées du bien commun : la santé, l'emploi, la retraite, la police, la justice, etc. pour le déléguer en partie ou en totalité sur les individus à travers des organisations privées.

L'endettement des états n'est pas la seule explication du phénomène. La poussée des conceptions libérales de l'économie en est une autre. Dans cette conception, l'institution est désignée comme ce qui fait obstacle à la liberté des individus. La désinstitutionnalisation aurait pour vertu d'augmenter la responsabilisation et de renforcer la capacité d'agir de la personne. Les Canadiens parlent à ce sujet d'empowerment.

La désinstitutionnalisation renvoie au sujet la responsabilité de son devenir et produit ce que Marcel Gauchet (L'avènement de la démocratie, tome IV) appelle  " une société des individus " arqueboutés sur leurs intérêts et séparés du collectif. C'est cette perte d'horizon et de repères communs qui expliqueraient le malaise du nouveau monde. Il invite les individus à dépasser le stade de la libération pour accéder à celui de la liberté. Cela passe pour lui par l’instauration de nouvelles formes d'institutionnalisation plus démocratique.

Cette thèse n'est pas sans ressemblance avec celle d'Ehrenberg (2010, La société du malaise, Odile Jacob) qui confirme le tournant des sociétés vers l'individualisme. Il parle de " déplacement de la discipline à l'autonomie " (2010 :13).
 
François Dubet dans son livre " Le déclin des institutions " éclaire, avec subtilité, le dégagement qui s'opère de la part des institutions. " Il ne s’agit plus de construire des ordres totaux dans lesquels chaque individu est relié au grand tout ou des ordres héroïques dans lesquels la liberté des uns se paie par la soumission du plus grand nombre, mais des ordres plus limités, plus autonomes, plus ajustés à la nature des problèmes traités. C’est à ce niveau intermédiaire que doivent se construire les institutions, quand elles ne peuvent plus être de grands orchestres, aucun dieu n’écrivant la partition, aucun chef n’en étant l’interprète " [11, p. 402].
 

1.2 Les institutions en transformation
 
Les institutions s'inscrivent dans un temps long. Elles ne sont pas imperméables aux contextes politiques dans lesquels elles évoluent au cours de l'histoire. Elles se modifient progressivement sous la pression des luttes idéologiques souvent vigoureuses qui font débat dans la société. Mais la plupart du temps, ces changements sont imperceptibles. C'est souvent à travers une rétrospective qu'il est possible de prendre conscience de leur ampleur. C’est ainsi qu'on peut s'interroger sur :
 
Durant les 30 glorieuses, le capital s'était engagé à fournir une certaine sécurité aux salariés en échange de leur subordination. Aujourd'hui ce compromis social est mis à mal. Une étude réalisée en 2016 par le ministère du travail concluait que sur la période 2000 - 2012 le nombre de contrats de travail à durée déterminée s'était accrue de 75% en France. Une autre étude confirmait qu'en 2015, 70% des contrats signés avaient des durées inférieures à 1 mois. Même si la situation s'est notablement améliorée en 2017, il reste encore près de 4,4 millions de personnes à la recherche d'un emploi auxquelles il faudrait rajouter 2, 1 millions de travailleurs pauvres et 3,1 millions de personnes sous statut d'auto entrepreneur dont le revenu ne dépasse pas  plus de 410 euros par mois en moyenne.  

Le chômage de masse associée à la baisse continue des charges sociales (Casalegno J.C, Le Grand Livre de l'Economie PME, 2015) commencent à mettre en péril le système de protection sociale et à compromettre celui de la retraite par répartition. Cela se traduit pour les individus par la nécessité de mettre en place des assurances complémentaires privées pour sécuriser un taux de remboursement équivalent au système institué.

La loi du 4 Mai 2014 sur la formation professionnelle continue tout au long de la vie invite les salariés à prendre en charge une partie de la gestion de leur employabilité à travers notamment la mise en place d'un Compte Personnel de Formation. Pour les soutenir, ils peuvent bénéficier de l'appui d'un conseil en évolution professionnelle.
 
  • La famille : Une institution en mutation
 
La famille est un fait social complexe qu'on peut définir comme une institution dans le sens où il existe un ensemble de règles qui conditionnent les relations d'alliance et de filiation.

Les sociologues distinguent plusieurs formes :

- La famille traditionnelle patriarcale caractérisée par une figure d'autorité centrale qui assure la cohésion et la protection du groupe. C'est un modèle fortement hiérarchisé générant des relations inégalitaires entre les membres. Les rôles sont bien définis. Le père est généralement chargé d'assurer la survie économique tandis que la procréation, la gestion du foyer et l'élevage des enfants en bas âge est confié à la mère. Dans ce modèle, l'individu a peu de place. La famille prend en charge tous les membres de la famille selon le principe de la solidarité familiale. C'est un modèle qui s'est développé à l'origine essentiellement dans les milieux ruraux.

- La famille nucléaire : avec l'avènement de l'industrialisation, les paysans migrent vers les villes pour fuir la pauvreté profitant des besoins en emplois suscités par le développement économique. Cela entraîne un relâchement des membres de la famille traditionnelle pour faire place à une famille plus restreinte composé du père, de la mère, du père et de 2 ou 3 enfants.

Avec la révolution industrielle s'opère une re définition des rôles entre les hommes et les femmes. Les femmes acquièrent (enfin) le droit de vote, puis l'indépendance financière. La contraception permet de maîtriser les grossesses. Les décisions sont prises de façon plus collective. Les mariages ne sont plus des mariages de raison mais des mariages d'amour. On assiste peu à peu au développement des unions libres.

Durant cette période, la société par le biais d'institutions publiques ou privées prend en charge les besoins jadis assumés par la solidarité familiale et même l'église.

Dans ce modèle, les individus aspirent au bonheur. Cette aspiration les place de plus en plus souvent en tension avec le renoncement à soi imposé par les responsabilités familiales. C'est ce conflit qui explique que près de 44% des couples divorcent aujourd'hui. Selon l'Insee, on assiste parallèlement à une baisse régulière des mariages et une croissance de plus en plus grande des pactes civiles de solidarité, tandis qu'émergent des mariages et des pacs de personnes du même sexe.

- La famille monoparentale : Une famille sur 5 fonctionne aujourd'hui en France sur ce modèle. Leur nombre ne cesse de croître depuis 40 ans. Dans 8 cas sur 10, le parent ayant la charge des enfants est une femme. C'est le système de famille le plus vulnérable qui cumule généralement les difficultés en termes d'emplois, de revenus, de logement (Insee Première N° 1195 - 20/6/2008).
 
- Déclin de l'éducation : Entre Œdipe et Narcisse ?

La structure familiale n'est pas sans effet sur la structuration des identités des enfants. La fonction paternelle et la fonction maternelle n'ont pas le même impact selon le modèle dans lequel elles s'exercent. Elles sont complémentaires pour la construction du sujet. Selon la psychanalyse le père est le tiers qui permet de séparer l'enfant de la mère contribuant ainsi à son autonomisation tandis que la mère contribue par sa présence bienveillante à la création d’un sentiment de sécurité.

Dans la famille hyper moderne, le père est mis à distance. La différenciation d'avec la mère est d'autant plus difficile à réaliser que l'enfant est venu combler un manque. Il est plus difficile pour elle de refuser de répondre à ces demandes de crainte de perdre son amour. Dans cette relation, l'enfant peut en arriver à penser que tous ses désirs (ou presque) lui sont permis. S'il y gagne est confiance sur lui-même, la conscience des limites dans une telle dynamique devient plus floue. C'est ce qu'explique Ehrenberg (2010) en parlant à ce sujet de " déclin des structurations œdipiennes ". Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac (1991) semblent également confirmer cette hypothèse en démontrant que de tels apprentissages vont contribuer à produire des individus en quête narcissique indéfiniment à recommencer.

Barbara Lefebvre est enseignante et auteure du livre " Génération : J'ai le droit ! " témoignent des conséquences d'une telle configuration. Cela se traduit dans la classe par des comportements d'élèves qui ont beaucoup de difficultés à sublimer leurs activités pulsionnelles : " Dès la 6°, les élèves se lèvent en plein cours, tutoient et interrompent l'enseignant.... c’est la preuve que quelque chose n'est pas cadré. Je vois dans cette génération deux rejets, deux crises : une crise de l'autorité et une crise de la culture. "

Philippe Meirieu explique que la dynamique familiale n'est évidemment pas le seul facteur qui origine ces comportements " problématiques ". Ceux-ci sont amplifiés par l'exaltation des désirs suscités par la société de consommation et les modèles narcissiques proposés par un grand nombre d'émission de Télévision. Comment alors demander à l'enfant de se concentrer dans un apprentissage alors que tout l'invite à satisfaire ses pulsions immédiates  ?
 
  • La crise du travail comme révélateur
 
Le travail occupe une place centrale dans l'existence humaine. Le problème aujourd'hui est qu'il est encore envisagé largement sous l'angle du productivisme gestionnaire (Askenazy, 2004). Il est essentiellement abordé sous le prisme de la rentabilité, c'est à dire de critères économiques et financiers. Du coup, la dimension subjective et socio culturelle en est de plus en plus exclue.  

Dans cette conception, encore dominante, le travail est vécu comme une aliénation car le sens de l'action se limite à enrichir d'invisibles actionnaires. Il devient un moyen au service d'une idéologie abstraite où celui qui produit a le sentiment d'être dépossédé du sens de son action. Dans cette situation, l'Homme devient, selon Hannah Arendt (1950 :187), " un animal laborans " qui produit des biens et des services dont la seule valeur est comptable. Et encore elle lui échappe !  

Cette représentation du travail provoque un manque à être (Gaulejac, 2011), car l'acte ne procure aucune forme de reconnaissance. Il est coupé des aspirations de l'Idéal du Moi, instance glorifiée par les nouvelles formes d'éducation évoquées plus haut. Dans cette nouvelle configuration socio-psychique, le sujet a plus que jamais le besoin de se réaliser.

Cela signifie qu'il lui faut poser des actes qui soient en cohérence avec l'idéal de lui-même. C'est la condition pour nourrir l'estime de soi, en d'autres termes son narcissisme. Il a besoin de fabriquer des objets ou de produire des services " qui changent le monde ". C'est ce qui lui permet de s'inscrire dans le symbolique et trouver le sens de son utilité.

Le travail ne relève pas seulement de l'avoir. Les acteurs ne travaillent pas seulement pour se nourrir ou consommer. Ils travaillent aussi pour s'accomplir.

Le travail a aussi une fonction sociale. Il permet d'appartenir à une communauté, d'acquérir un statut, d'exister dans la société. C'est aussi ce qui lui permet d'exister dans la société : " Le travail est bien plus qu'un travail : c'est un signe d'appartenance, un marqueur, un statut " (Meda, 2010).
 

Si on analyse l'entreprise du point de vue institutionnel, on s'aperçoit qu'elle est un espace d'affrontement politique où s'opposent encore avec virulence les intérêts des parties prenantes. Des régulations plus démocratiques restent encore à inventer... C'est sans doute ce qui se joue dans les approches assez radicales proposées par le mouvement " des entreprises libérées ".
 

2. Les sphères invisibles du lien institué

La rapide description de quelques transformations institutionnelles mettent clairement en évidence qu'un espace est en train de se créer entre le cadre et les acteurs. C'est précisément cet "entre" que nous souhaitons explorer pour comprendre ce qui se joue dans la profondeur de la subjectivité des individus.

Kaës reprenant les travaux de Berenstein et Puget (1997) considère que la subjectivité est constituée de 3 espaces : l'intrapsychique qui définit l'activité du Moi en lien avec ses objets intérieurs, l'intersubjectif ou lien de soi avec l'extérieur de soi et enfin le transubjectif qui articule le sujet avec les contextes dans lesquels il évolue.

Ces 3 espaces ne sont évidemment pas organisés de façon séquentielle. Ils s'entrecroisent, se mélangent et se confondent. Slöterdijk fait appel à la métaphore des sphères pour comprendre cette interpénétration dont le Moi n'est que l'écume. Ces sphères dit-il sont " les parois de la maison de l'Etre " (Slöterdijk, 2010, Sphères II : 203). Elles sont les contenants dans lesquels l'être se déploie. Le premier contenant est la matrice de la mère dont le Moi garde le souvenir dans son ontologie. Les groupes sociaux comme les institutions sont des systèmes amniotiques et immunologiques. Ils nourrissent les zones océaniques du Moi et le protègent : " L'encerclement originel .... fixe à toute géométrie du social ou géométrie politique ultérieures cette mission formelle : répéter la structure fondamentale de la claustration dans la mère par les moyens de la vie rendue publique ". Ainsi pour Slöterdijk, " Nous ne quittons jamais vraiment l'utérus qui s'étend parfois au cours de la vie prenant d'autres formes et d'autres proportions " (189). On retrouve donc chez le philosophe des homologies avec les 3 dimensions de l'appareil psychique groupal décrit par Kaës.

Pour José Bleger (1988 :49), l'institution a une fonction de contenant. Elle absorbe les parties indifférenciées du Moi issues des relations primitives symbiotiques avec la mère. C'est ainsi qu'il distingue le Moi interactif qui permet " la sociabilité par interaction " avec autrui du Moi syncrétique qui est composé des strates primitives de la personnalité qui sont déposées dans le cadre ; celui pouvant être un groupe ou une institution ou les deux. Il existerait selon lui un clivage entre le Moi interactif et le "Moi syncrétique". Si le premier fonde son action sur l'échange et la parole, le second constitue " la partie muette " du Moi peu accessible à la conscience ; encore moins à la parole. Le lien syncrétique constitue un arrière fond non différencié de son contenant car confondu avec lui. La sociabilité syncrétique se caractérise par " un état de fusion ou de non-discrimination " avec le système. Elle est plus collective qu'individuelle car elle est le résultat de conventions, règles et normes implicitement partagées par tous.

Dans la logique classique, ajoute Bleger, nous séparons les entités individu, groupe, institution. En réalité un individu n'existe jamais isolément. Une partie de lui-même est le groupe et l'institution qui le contient.

Le philosophe Sloterdijk résume à sa manière cette description en faisant appel à la métaphore de la périchorèse du Dieu trinitaire (Père, Fils et Saint-Esprit) pour traduire la consubstantialité des 3 dimensions de l’intrapsychique, de l'intersubjectif et du transubjectif. Ce qu'il traduit par cette phrase : " Nul n'est lui-même et tous sont les uns parmi les autres ". (Sloterdijk : 2010, Sphères I : 683).

Didier Anzieu est assez proche de cette conception quand il parle du Moi-Peau. Il fait allusion au concept d'enveloppe comme si le Moi d'un individu était enveloppé de manière indissociable dans le groupe et l'institution. 

Les travaux d'Elliott Jaques confirment d'une certaine façon la notion de clivage entre le Moi interactif et le Moi syncrétique proposé par Bleger. S'il n'y a pas de conscience entre les deux, ce n'est pas seulement parce que celle-ci a perdu le souvenir des traces amniotiques de ses origines comme le pense Slöterdijk mais c'est parce que ce clivage à une fonction : protéger l'individu des terreurs et des angoisses de la partie psychotique de son Moi. Ce clivage est assuré par le fait institutionnel lui-même. Il a une fonction de défense contre " l'angoisse primaire " contenu dans le Moi syncrétique. 

On peut comprendre à partir de là combien la transformation d'une organisation ou d'une institution puisse affecter en profondeur l'intériorité du sujet .
 

3. La défaillance des contenants génère des individus incertains

Les préoccupations de rentabilité et d'efficacité qui envahissent de plus en plus la sphère des institutions publiques se traduisent par la remise en cause plus ou moins radicale des missions et activités assignées au secteur public. L'actualité confirme chaque jour le parti pris des derniers gouvernements en place de prendre cette direction. On le retrouve dans le secteur de la santé, ; de l'assurance maladie, retraite, du courrier etc. et plus récemment dans le domaine des télécommunications et des transports.
 
Notre propos n'est évidemment pas de porter un jugement de valeur sur ces choix qui consistent à placer ces organisations et ces institutions sur un marché libéral ouvert à la concurrence mais de tenter de mettre à jour les effets de ces orientations sur la subjectivité des acteurs.

Nous avons montré dans le chapitre précédent qu'il existe un lien " consubstantiel " entre le sujet et le contenant qui intégrait des parties profondes et muettes de sa personnalité (Bleger).
 
Elliott Jaques confirmant les travaux de Bleger pose l'hypothèse que le Moi syncrétique n'est pas accessible à la conscience parce que le contenant, l'institution a une fonction de défense contre " l'angoisse primaire ". Kaês parle à ce sujet de pacte dénégatif.

Quand les frontières entre l’institution et l'individu se déplace, le Moi syncrétique devient flottant car une partie des éléments archaïques déposés dans le contenant se libère et se diffuse de façon insidieuse. On retrouve leur présence sous la forme de comportements persécutants ou dépressifs envers l'organisation qui est perçue comme décevante, insatisfaisante car elle n'est plus à la hauteur des idéaux qui la sous-tendaient. Cela se manifeste souvent sous la forme de ce que Ehrenberg appelle des " jérémiades ". En réalité il s'agit d'une plainte...
 
Quand cette rupture est brutale (ce fut le cas par exemple de France Télécom), elle est génératrice de crise. Quand elle est progressive, elle suscite un malaise.

Dans cette expérience, les individus sont " décontenancés "... Ils font l'expérience d'un dés étayage qui fragilise leur Moi qui devient incertain. N'étant plus soutenu ils deviennent orphelins de ce qui leur permettait dans l'imaginaire de se tenir droit et de se sentir protéger de... la mort.

Cette situation est d'autant plus inconfortable qu’ils vont se retrouver " surchargés de responsabilités et d'épreuves qu'ils ne connaissaient pas auparavant " (Kaês, 1996) et qu'ils devront désormais mobiliser leurs propres capacités personnelles ".

Durant cette période, en effet, ils perdent un code pour en acquérir un autre. C'est le temps du changement. Il est toujours vécu dans l'inquiétude, voire parfois la souffrance jusqu'à qu'ils soient parvenus à se réinventer.

Plusieurs signes peuvent confirmer ce malaise généralisé qui semble intoxiquer la société française :

- En 2017, les Français ont encore consommé près de 22 0000 000 000 mg de benzodiazépines (Rapport ANSM 5 Avril 2017). Le pays malgré quelques progrès reste le second consommateur européen d'anxiolytiques, hypnotiques ou somnifères) après l'Espagne

- Selon une étude de la CNAM (2015), la consommation d'anti-dépresseur aurait augmenté de 0,67% soit 33 660 173 boites remboursées

- En 2018, L'observatoire Français des drogues et toxicomanies montre qu'entre 2000 et 2016 :
 
- La diffusion de substances stimulantes (Cocaïne, MDMA/ecstasy et amphétamines a triplé en France pour les jeunes âgés de 17 ans

- L'usage du cannabis a doublé entre 1990 et 2016 pour les personnes entre 18 et 44 ans. 1,4 millions de personnes entre 11 et 75 ans en ferait une consommation régulière.

- Un sondage réalisé en 2017 par Randstad indique que 66% des salariés estimaient que la situation économique allait se dégrader. Une autre étude réalisée par Statista (2016) sur 18000 personnes confirmait cette perception en indiquant que seulement 3% des Français estimaient que le monde irait mieux à l'avenir. La France a été classée parmi les pays le plus pessimistes du monde.
 

4. La fonction alpha au service de la désintoxication institutionnelle

L'expérience de la désinstitutionnalisation généralisée est vécue comme un affaiblissement significatif de la sécurité ontologique qu'apportait un contenant stabilisé. Cela est générateur d'angoisse qui, non régulée, va peu à peu intoxiquer l'appareil psychique groupal et individuel.

Pinel (In Kaes all, 1996 :68) nous donne des éclaircissements sur cette question en expliquant que cette intoxication procède de l'impossibilité pour les acteurs de retraiter ces objets archaïques par le travail de la pensée puisque ceux-ci sont " irreprésentables ".

Cette impossibilité de métaboliser ces éléments non différenciés selon Bion (1963) s'explique par le fait qu'ils sont ressentis mais pas reliés à un signifié. En d'autres termes qu'ils ne sont pas identifiés, digérés et transformés en pensées par le Moi. Ce sont des " restes non élaborés " (Pinel : 113) qui sont amenés au fil du temps à encombrer l’appareil psychique groupal. Dans les cas où aucune régulation n’est permise, cela peut même conduire à une véritable sidération institutionnelle. C’est par exemple une situation que nous avons rencontrée lors d’une intervention dans une entreprise ayant été confrontée à des restructurations répétées menées de façon purement technocratiques. Devant l’état de " dépression " de l’ensemble de la communauté des ouvriers, la direction nous a sollicité pour conduire des travaux de groupe dans le but d’améliorer la communication interne. Lors de la première réunion, nous avons été confrontés à " un silence à couper au couteau ". Les ouvriers ne pouvaient plus parler. L’analyse de notre propre contre-transfert nous a permis de comprendre que le groupe occupait probablement une position schizo-paranoïde qui nécessitait de passer par une expression plus émotionnelle pour être provisoirement dépassée. L’accès aux contenus refoulés a été rendu possible grâce à l’outil de la " collection de timbres " proposé par Eric Berne. Les ouvriers ont bien voulu remplir, alors, le test. E  en effet, ils avaient de quoi dire.

Si ces éléments sont actifs dans les groupes institutionnels, ils le sont aussi dans la subjectivité des individus (Kaës, 2012). Mais puisque ceux-ci ignorent l'intensité du lien inconscient qui les relie aux institutions, ils auront bien du mal à distinguer ce qui relève de la sphère institutionnelle de ce qui relève de leur propre problématique existentielle tout en ressentant un certain malaise. En d'autres termes chaque être à l'intérieur de son mal-être individuel est porteur du mal-être social.

Ce qui relève du singulier est intriqué dans le commun et réciproquement. Mais c'est dans le sujet lui-même que ce mélange qui le constitue est vécu, ressenti éprouvé. C'est sans doute cette confusion des sphères qui explique peut-être que c'est en se concentrant uniquement sur lui-même qu’il peut espérer son salut ou du moins alléger son fardeau d'angoisses conjointes. C'est d'ailleurs ce que lui promettent avec emphase les nombreuses techniques de développement personnel ou de coaching qui aujourd'hui inondent sous des formes diverses ce qu'il faut bien appeler le nouveau marché de l'angoisse.

Bion penserait que ce n'est pas suffisant. Pour retrouver cette sécurité, il faudrait aider les acteurs à penser la transformation permanente comme une nécessité et l'accompagner en créant des espaces de délibération institutionnelle où chacun démocratiquement pourrait exprimer les joies, mais aussi les insatisfactions, les colères qu'il éprouve à vivre l'institution. Cette libre expression permettrait aux directions des établissements d’ établir " la fonction alpha » de décodage que la mère a su si bien mettre en place très tôt dans l'existence des individus pour leur permettre d'assimiler les contenus psychiques bruts, fantasmes, désirs et attentes inconscientes de leurs collaborateurs ? Cela supposerait évidemment qu'elles aient une connaissance elles-mêmes de ces dimensions cachées du lien institutionnel, qu’elles n’en n'aient pas peur, et qu'elles en comprennent l'intérêt pour développer la maturité collective de leur communauté.

Nous avons -nous-mêmes pu expérimenter ce dispositif dans le cadre d’une formation de longue durée au métier du conseil à l’IFACE (ESC Paris). Cet institut proposait un parcours fondé sur le principe de l’inversion pédagogique avec très peu de contenu mais un gros travail sur le contenant à travers différentes instances destinées à intervenir sur le champ de l’intrapsychique dans le cadre de groupes Balint, sur celui de l’intersubjectif par une instance intitulée Travail d’Evolution du Groupe, sur le transubjectif lors de réunions dites institutionnelles. L’ensemble de ces instances étant évidemment animé par des intervenants ou permanents analystes d’obédiences diverses.

Les réunions institutionnelles avaient lieu tous les lundis de 10h à 12h. Toute la communauté des apprenants et de l’encadrement était réunie en cercle dans une grande salle, soit une cinquantaine de personnes. Le directeur lançait la réunion toujours de la même façon : " Comment avez-vous vécu la semaine qui vient de s’écouler ? Qu’avez-vous à dire ? ". Les personnes qui éprouvaient le besoin de s’exprimer pouvaient le faire. Les intervenants n’intervenaient que dans la dernière partie de la réunion pour reformuler les points essentiels. Certaines propositions pouvaient être retenues.

Nous avons reproduit les grands principes de ce type de dispositif d’accompagnement dans le cadre de plusieurs journées d’analyse des pratiques auprès de 150 consultants en développement professionnel. Chaque journée était structurée en trois temps bien distincts d’une durée de 2 h précises : Une première séquence centrée sur le lien institutionnel, une deuxième sur l’analyse des pratiques de type Balint et enfin une troisième sur les " outils cachés " utilisés par les consultants avec leurs clients alors qu’ils étaient confrontés à un exercice très normée de leur pratique.

Avec le recul, l’efficacité d’une telle approche n’est pas nécessairement liée aux capacités de séduction des animateurs mais au fait qu’en segmentant les contenants en plusieurs séquences, les participants apprennent à bien distinguer des contenus psychiques généralement mélangés qui ne relèvent pas du même champ. Le travail sur le contenant est un exercice salutaire qui peut contribuer au développement d’un plus grand discernement.
 

Auteur

JC Casalegno, Enseignant chercheur consultant en Management, Groupe ESC Clermont
 

Bibliographie

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Auber N. et De Gaulejac V. (1991), Le coût de l’excellence, Seuil
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