Le Temps des Valeurs

4.59.C L’entreprise libérée : une philosophie pratique stimulée par un écosystème par Isaac Getz et Laurent Marbacher (3)


Les raisons de la libération d’entreprises aujourd’hui et son impact économique et humain

Aujourd'hui l’entreprise libérée rencontre beaucoup d’intérêt, voire un enthousiasme majeur. Plus important encore, le nombre d’entreprises qui se lancent concrètement dans la libération est en croissance constante. Chaque semaine, nous prenons connaissance d’une ou plusieurs entreprises qui ont entamé leur libération – et nous ne prétendons pas avoir une vue exhaustive du phénomène. Comme nous l’avons évoqué ci-dessus, l’écosystème a constitué un facteur important de cette accélération, mais il n’est, à notre sens, certainement pas le seul.
 
En effet, les alternatives – théoriques et surtout pratiques – au modèle traditionnel d’organisation hiérarchiques sont apparues quasiment avec la naissance de celui-ci. Au début du XIXe siècle, Robert Owen a déjà construit et conceptualisé les usines et les communautés d’ouvriers ; dans les années 1820, c’est le tour de Charles Fourier et de ses phalanstères ; dans les années 1830, c’est l’université autogérée de Thomas Jefferson en Virginie. Au XXe siècle, pour ne citer quelques autres praticiens et théoriciens, c’est Bata et ses usines d’avant la Deuxième Guerre mondiale, c’est McGregor dans les années 1960, la Sociocratie de Gerard Endenburg aux Pays-Bas dans les années 1970 (21), l’approche socio-dynamique et d’auto-organisation de Jean-Christian Fauvet dans les années 1980 (22), c’est Tom Peters et ses équipes autogérées dans les années 1990 (23), Garry Hamel et sa fin du management dans les années 2000 (24)… Et pourtant, malgré leur statut des véritables stars – à l’exception de Fourier et d’Endenburg – aucune de ces alternatives n’a suscité une adhésion pratique importante.
 
Par exemple, les organisations patronales ont rejeté les approches proposées par Owen et plus tard par McGregor. Owen, ainsi qu’Endenburg, ont fait du lobbying politique pour modifier les lois en faveur des modes d’organisation d’entreprise qu’ils prônaient – Endenburg avec succès aux Pays-Bas en créant le nouveau statut d’entreprise « sociocratique » – sans toutefois susciter beaucoup d’adhésions. Peters et Hamel, appelés aux États-Unis des übergurus et publiant régulièrement dans les pages de la Harvard Business Review et dans d’autres titres de la presse influente auprès des patrons, n’ont pas réussi, eux non plus, à susciter la mise en œuvre de leurs thèses.
 
Nous avons décrit l’écosystème qui a contribué à l’essor des entreprises libérées depuis 2012 en France et ailleurs. Toutefois, un autre facteur important a contribué à cet essor : le changement d’époque. Le prospectiviste Marc Halévy considère que ce tournant est survenu  en 2005, et qu’il a été bien sûr exacerbé du fait de la crise financière. Selon Halévy, mais aussi selon J.-F. Zobrist, par exemple, vers le milieu des années 2000, l’imprévisibilité et la turbulence du monde sont devenues telles que le modèle de la bureaucratie hiérarchique, qui, jusque- là, parvenait à absorber les coûts cachés du contrôle et à s’adapter vaille que vaille, a atteint ses limites. On a vu des groupes auparavant intouchables comme Kodak, Sony, Nokia Mobile, PSA, SFR, Areva s’effondrer ou perdre leur indépendance de façon précipitée. En effet, la bureaucratie hiérarchique est le contraire de l’entreprise agile, réactive, résiliente, voire anti-fragile – pour prendre le concept de Nassim Taleb - capable de s’adapter, voire de profiter de l’environnement turbulent. Il ne s’agit donc pas seulement d’entreprises qui ont le dos au mur, mais aussi de celles qui, conscientes de leur inadéquation à notre époque, ont décidé de transformer leur modèle de bureaucratie hiérarchique.
 
Les patrons libérateurs donnent des explications différentes des bénéfices qu’ils espèrent récolter ou récoltent déjà pour l’entreprise. Toutefois, ils se retrouvent tous dans une sorte de chaîne naturelle de bénéfices de l’entreprise libérée.
 
Le premier bénéfice consiste en la création d’un mode organisationnel naturel pour l’homme – c’est un bénéfice humain. Comme nous l’avons déjà largement expliqué, le modèle traditionnel de la bureaucratie hiérarchique ne saura pas satisfaire – par la nature de ce modèle fondé sur la méfiance et le contrôle – les besoins psychologiques universels des salariés. Il ne les satisfait pas, parce qu’il est tourné uniquement vers les besoins de l’entreprise. Ainsi, l’entreprise part du besoin de l’actionnaire, par exemple l’atteinte d’un EBITDA 11 %, pour concevoir un modèle économique et des processus qui permettent d’espérer le réaliser, pour ensuite déterminer les ressources nécessaires pour faire marcher ces processus. La dernière de ces ressources est la ressource humaine. Dans ces conditions, il est normal que les « besoins de la ressource humaine » soient une notion marginale, voire incongrue. Ce n’est pas le cas dans l’entreprise libérée qui commence par créer un mode organisationnel qui satisfait aux besoins naturels des salariés. Le constat de ce bénéfice – dans les faibles taux d’absentéisme et de turnover, mais aussi dans le changement de posture, dans la fierté des gens ou simplement leurs sourires – ouvre la possibilité de récolter les bénéfices économiques qui en résultent.
 
En effet, dans l’entreprise libérée, les salariés auto-motivés et engagés, jouissent de la liberté et de la responsabilité complètes, d’en- treprendre toute action qu’eux-mêmes estiment la meilleure pour l’entreprise. S’ils partagent la vision-rêve de l’entreprise, il est naturel que, chaque jour, ils fassent de leur mieux pour la réaliser – plutôt que de faire « le minimum syndical » comme le dit si bien l’expression. Ainsi, la vision détermine la forme du principal bénéfice  économique.
 
Par exemple, si la vision est d’« enchanter le client » comme chez IMATech, les actions des salariés contribueront à l’excellence du service, et donc au bénéfice économique qui en résulte. Si la vision est « d’être la compagnie aérienne la moins chère », comme chez Southwest Airlines, les actions des salariés contribueront à la productivité et à la croissance, et donc au bénéfice économique qui en résulte. En résumé, les bénéfices économiques ne sont pas le but mais la conséquence des bénéfices humains qui viennent d’être décrits.
 
De manière plus générale, l’impact des entreprises libérées va bien au-delà de ces bénéfices humains et économiques. Dans notre société l’entreprise libérée est peut-être le dernier lieu où beaucoup de jeunes peuvent trouver des repères qu’ils n’ont reçu, ni dans leur famille, ni à l’école. L’entreprise libérée est aussi, peut-être, un moyen de réformer le service public car elle a démontré sa pertinence dans cet univers, apparemment symbolique de la bureaucratie hiérarchique et du « commande-et-contrôle », comme des ministères ou même la Marine (26). Si l’entreprise libérée réussissait dans la Sécurité sociale française – où plusieurs démarches en ce sens sont initiées – les impacts seraient énormes, à la fois pour la qualité du service public, pour les finances de l’État et pour l’indépendance économique, et donc politique, du pays.
 
Nous restons donc optimistes sur le fait que la dynamique de libération déjà à l’œuvre va se poursuivre, tout en gardant bien à l’esprit que - comme le dit le leader libérateur Bob Davids – « ce qui est le plus rare sur la planète, ce n’est ni le pétrole, ni l’argent, mais bien le leadership libérateur ». 

Notes de bas de pages

(1) Getz, I. (2009). Liberating leadership : How the initiative-freeing radical organizational form has been successfully adopted, California Management Review, 51, 32-5 8  [Le leadership libérateur, forme radicale de l’organisation. L’Expansion Management Review, Septembre 2010, 63-81)] ;
Getz, I. (2012). Des salariés libres d’agir : théorie ou destin ? Gérer et Comprendre, Juin, 27-38 ;
Carney B. M. & Getz, I. (2009). Freedom, Inc. : Free your employees and let them lead your business to higher productivity, profits, and growth, Crown Business [Liberté & Cie, Fayard, 2012]. Voir par ailleurs les nombreux articles et reportages dans les médias sur ces entreprises (une partie est répertoriée sur www.liberteetcie.com).
(2) Carney & Getz, ibid.
(3) Voir Fig. 2, Getz 2012, ibid.
(4) McGregor, D. (1957). The human side of enterprise, in D. McGregor, The Human Side of Enterprise, New York: McGraw-Hill, 1960, 341-356.
(5) A. Maslow (1943). A theory of human motivation. Psychological Review, 50, 370-396.
(6) Cf. McGregor, D. (1960). The Human Side of Enterprise, New York: McGraw-Hill, 1960. [La dimension humaine de l’entreprise, Trad. J. Ardoino et M. Lobrot (Paris : Gauthier-Villars, 1971) ].
(7) McGregor, D. (1960), ibid. En même temps que McGregor les chercheurs comme Chris Argyris et Rensis Likert on aussi formulé les théories remettant en cause l’organisation « autocratique »traditionnelle et proposant des principes de l’organisation centrés sur l’homme (voir pour les détails Getz, I. (2011). 1960s’lessons learned: Liberating leadership and transformational scholarship. Journal of Management Inquiry, 20 (1), 8 – 12.)
(8) Une des associations les plus importantes à l’époque regroupant des dizaines de grandes entreprises américaines.
(9)  The  Economist,.
(10) E. Schein (1967). Introduction. In D. McGregor, The Professional manager (New York: McGraw- Hill), p. XI-XII.
(11) Townsend, R. (1970). Up the organization : How to stop the corporation from stifling people and strangling profits, Commemorative ed., San Francisco: Jossey-Bass, 2007. [Au-delà du management: comment empêcher les entreprises d’étouffer les gens et de bloquer les profits. Trad. P. Girard (Paris : Le Cherche Midi, 1991) ].
(12) Communication personnelle avec Bob Davids, patron libérateur que Townsend a appelé son « meilleur élève ».
(13) Semler, R. (1993). Maverick ! New York: Random House [À contre-courant, Vivre l’entreprise la plus extraordinaire au monde, Paris, Dunod, nouvelle édition française.]
(14) Cf. Carney et Getz (2009/2012), ibid., pour les détails.
(15) Notamment Jean-François Zobrist, (2007) La belle histoire de FAVI : l’entreprise qui croit que l’homme est bon, tome 1, Nos belles histoires, Paris, Humanisme et Organisations).
(16) Par ex., Carney et Getz (2009/2012) ibid. ; Getz, I. (2006), La botte secrète: avoir des salariés impliqués et plein d’initiatives, Les Échos, 7 décembre, p. 10-11 ; Getz (2009) ; Getz (2012), ibid. ; Marbacher, Des salariés libres dans des entreprises prospères, Enjeux-Les Échos, janvier 2010.
(17)  Notamment Michel Munzenhutter, Jean-Michel Queguiner et Jean-François Zobrist.
(18) Kofman, F. and Senge, P. M. (1993). Communities of commitment: The heart of learning organizations. Organization Dynamics, 22 (2) : 5-23.
(19) Carney et Getz (2009/2012), ibid.
(20)  http://liberation-entreprise.org/notre-aventure/
(21) A.G.L. Romme (1999). Domination, self-determination and circular organizing. Organization Studies, 20 801-832.
(22) J.-C. Fauvet (2003). L’élan sociodynamique. Edition d’organisations.
(23) T. Peters & R.H. Waterman (1982), In search of excellence: Lessons from America’s best-run companies, Harper Collins. T. Peters (1992), Liberation management : Necessary disorganization for the nanosecond nineties, Knopf. Le titre de ce dernier livre a été traduit dans l’édition française par L’entreprise libérée ce qui récemment a créé quelques confusions. Certains pensant que Peters décrit dans son livre des entreprises fondées sur la liberté. Ce n’est pas le cas. Les mots « freedom » ou « libération » n’apparaissent jamais dans l’index long de 25 pages. La seule entrée proche y figurant est « libération management » et elle renvoie à la postface du livre.
(24) G. Hamel (2007), The Future of Management, Harvard Business Review Press.
(25) M. Halévy, Petit traité de management postindustriel, Dangles, 2010.
(26) David Marquet (2012). Turn The Ship Around ! : How to Create Leadership at Every Level. NY : Penguin.

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