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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.27 Organisation actantielle et efficience collective


1. L’impératif de la performance économique

La performance économique est une nécessité vitale pour l’entreprise. Elle constitue un élément de réalité inévitable. Qui accepterait en effet de prêter son capital sans contrepartie ? Certainement peu de salariés.

Jusqu’à présent, les managers se sont relativement peu préoccupés du vécu des salariés. Il suffisait de motiver pour gagner. L’école du management motivationnel a eu son heure de gloire dans les années 1990, allant même jusqu’à considérer que c’était la seule motivation qui faisait la victoire.

Aujourd’hui les conditions du marché se sont durcies, la concurrence ne connaît plus de frontières et chaque salarié a conscience de sa précarité. A défaut de motivation, la peur de perdre son travail constitue un puissant stimulant.

Les salariés et les entreprises ont aujourd’hui des intérêts communs. La conscience du risque les rassemble dans un projet commun : survivre et se développer dans un monde incertain. Les intérêts du travail rejoignent les intérêts du capital. Si l’entreprise perdure et progresse, l’emploi se maintient et se développe.

2. Le facteur organisationnel est encore trop négligé

Pour atteindre un certain niveau de performance, le collectif de travail doit aujourd’hui développer une certaine efficience. Cependant cette efficience ne peut être le résultat des seuls efforts individuels.

Parmi les nombreux facteurs qui participent à la création de la dynamique, le facteur organisationnel a été généralement négligé. Par " le facteur organisationnel " nous entendons l’ensemble des éléments qui permettent aux acteurs d’avoir une représentation des buts à atteindre et la place qu’ils doivent occuper.

L’organisation a pour fonction de rendre intelligible le " sens " de sa présence dans l’entreprise. Il faut entendre " sens " en termes de direction (Telos) mais aussi de signification. Cependant, la dimension organisationnelle a été trop longtemps réduite à une simple mise en ordre d’énergies humaines. Issue du modèle positiviste, cette vision est mécanique, voire orthopédique ; elle n’est évidemment plus suffisante.

3. L’intérêt de l’approche systémique

Rares sont les managers qui ont conscience de son importance. Elle s’explique peut-être par l’ignorance de l’impact d’un système sur le comportement individuel.

La plupart du temps, on estime que les comportements des individus sont l’expression de leur propre personnalité. Il y a souvent dissociation entre l’acteur et le système. Pourtant les sociologues nous ont montré depuis longtemps que le comportement des acteurs individuels dépend autant de leur propre histoire que des systèmes dans lesquels ils sont placés. Certains auteurs iront même jusqu'à penser que le système peut avoir un poids prépondérant sur la volonté des individus.

Cette lecture systémique a été particulièrement approfondie en psychiatrie dans le cadre des thérapies familiales dites systémiques. Dans cette approche, on estime que le patient (porteur des symptômes) est désigné par son propre groupe d’appartenance. Il ne parle pas seulement de lui mais aussi du fonctionnement du groupe dans lequel il est inscrit. Les pathologies névrotiques ou psychotiques doivent être considérées comme des signes signifiants de la souffrance du groupe.

Dans cette perspective, l’intervention thérapeutique ne se réduira pas à un accompagnement exogène de l’individu souffrant, elle passera par un travail participatif de réaménagement du rôle des acteurs de la structure " contenante " (Enriquez).

Cette conception peut paraître très éloignée de la réalité des entreprises. Pourtant, elle peut aussi s'avérer très pragmatique. En voici un exemple: un de nos clients, fabricant de parapluies, nous demande un jour d’intervenir dans son entreprise à propos d’un conflit entre deux ouvrières de la chaîne de production. Celles-ci étaient depuis quelques temps en dispute constante. Ce phénomène était d’autant pus curieux qu’elles avaient une forte ancienneté dans l’entreprise et qu’elles étaient, jusqu’à présent, plutôt en sympathie. Tout laissait penser qu’il s’agissait d’un conflit personnel. Cette hypothèse était d’autant plus attirante que les manifestations émotionnelles pouvaient être assez spectaculaires. On pouvait voir " qu’elles ne s’entendaient plus ".

Il est important de préciser que ces deux ouvrières avaient une rémunération constituée d’un fixe et d’une prime sur rendement. Or depuis quelques mois, l’entreprise semblait connaître quelques difficultés liées à la concurrence asiatique qui inondait le marché de parapluies dont le prix de revient usine était de 3 euros contre 15 euros par notre client.

En y regardant de plus près, on pouvait s’apercevoir que le modèle de production n’avait pas changé depuis …50 ans (l’entreprise ayant plus d’un siècle d’existence). Or en 50 ans les clients avaient eux bien changé, en tout cas dans leurs besoins : ils recherchaient de plus en plus de parapluies spécifiques, avec telle ou telle couleur, telle ou telle anse en bois, en métal, etc. En réalité, avec le temps, l’entreprise, sans s’en apercevoir, avait évolué de la grande série vers des petites séries personnalisées.

Le système d’organisation mis en place n’était plus pertinent. Il reposait sur une conception taylorienne du processus de production et du mode de valorisation de la performance à travers une rémunération au rendement.

Contrairement donc à la demande du client, nous ne sommes pas intervenus sur l’altercation entre les 2 acteurs. Nous avons proposé de transformer la chaîne de production en ateliers autonomes, capables de produire chacun des éléments adaptés aux petites séries. Nous avons également proposé de transformer la prime au rendement en prime qualité. Il n’y a plus jamais eu d’altercation entre les deux ouvrières.

Cet exemple met bien en évidence tout l’intérêt de l’approche systémique. Le dysfonctionnement est rarement local, il est la plupart du temps l’expression d’un déséquilibre général.

4. La défaillance des individus comme signifiante de la déficience des organisations

A travers nos interventions en entreprise, nous nous sommes souvent étonnés de la manière dont sont analysés certains dysfonctionnements individuels. La plupart du temps, ceux-ci sont considérés comme la manifestation d’une problématique personnelle. " Elle ne veut pas faire ceci, elle ne veut pas faire cela ", " Elle résiste quand on lui demande ceci ou cela ".

En observant plus attentivement ce phénomène, sans laisser son attention s’emprisonner dans l’immédiateté, on s’aperçoit souvent à l’analyse qu’aucun travail de clarification n’a été fait sur l’organisation : on se trouve confronté à des postes flous, quand ils ne sont pas politiques, à des absences de définition des fonctions, ou encore à des courts circuits informels entre les managers et leurs subordonnés.

Dans un tel système, qu’il est possible de qualifier de " confusant ", chacun est livré à lui-même au risque de son imaginaire ou de son désir. N’ayant plus de loi qui structure son désir, l’individu ne peut plus accéder à ce qui aurait un sens pour lui. Il est alors dans une sorte d’errance relativement angoissante, livré en pâture à ses propres fantasmes et à ceux des autres. Eprouvant du mal à exister, il produit alors des symptômes comme pour attirer l’attention sur son manque, qui est aussi le signe de la défaillance du groupe. N’ayant plus de structure, il est dans un creux, une faille qui le fragilise et l’amène à produire du manque. " N’étant pas dans le sens ", il est ailleurs et peut se retrouver alors en échec. Quand le porteur du symptôme devient trop angoissant pour le groupe, cela peut entraîner parfois un phénomène de rejet, qui peut se traduire par un licenciement pour " insuffisance professionnelle ".

L’interprétation systémique n’est évidemment pas toujours adaptée, l’insuffisance peut en effet relever d’une incompétence personnelle. Mais alors, comment expliquer que telle personne défaillante d’un système puisse brusquement devenir très performante dans un autre ? Nous pensons à une secrétaire qui dans un groupe de consultants, donnait à voir assez souvent un manque évident de fiabilité : celle-ci s’est révélée une excellente technico-commerciale en informatique dans une autre entreprise. Dans ce cas précis, la passion technologique ne pouvait suffire à expliquer cette métamorphose. C’est bien le système sous-jacent qui était en cause.

5. Qu’est-ce qu’une organisation saine ?

Si une organisation est un système, c’est un système ouvert en interaction permanente avec son environnement. Ce qui doit porter l’organisation, c’est sa vocation : répondre à des besoins du marché et satisfaire aux clients. On peut résumer celle-ci en faisant appel au concept de " Valeur Client ". Une organisation saine est une organisation capable d’établir un contact pertinent avec la réalité. Cela passe par une bonne compréhension des besoins des clients.

Quand il achète un pneu, le client achète avant tout la possibilité de se déplacer avec sécurité et pour longtemps. Ce que le client attend d’un dentifrice ce n’est pas seulement de se laver les dents, mais aussi de soigner ses gencives, d’avoir les dents blanches, l’haleine parfumée, etc… Ce qu’attend le malade d’un hôpital, ce n’est pas seulement d’être traité médicalement mais aussi d’être soigné. La Valeur Client renvoie à une attente. L’entreprise est donc avant tout au service de l’Autre.

Cependant, cette fonction de contact avec la réalité du marché, n’est pas toujours permanente. Elle peut subir des altérations. Ce sont surtout Manfred Kets De Vries associé à David Rolls qui ont été les premiers à nous alerter sur les dérives possibles des organisations. C’est ainsi qu’ils ont identifié 5 types de disfonctionnement :
1. L’organisation paranoïaque
2. L’organisation compulsive obsessionnelle
3. L’organisation hystérique théâtrale
4. L’organisation dépressive
5. L’organisation schizoïde

Pour ces auteurs, le dérèglement organisationnel n’est pas un phénomène rationnel, il exprime souvent la " névrose " du ou des dirigeants.

6. L’organisation : un système vivant en constante adaptation

Gareth Morgan, dans son travail sur " les métamorphoses de l’organisation ", a montré que pendant très longtemps les organisations sont restées prisonnières d’un modèle fordien ou taylorien. Inspirée par la pensée " scientiste " du début du siècle, cette conception a tendance à réduire l’organisation à une machine. L’organisation est toujours envisagée de façon descriptive et statique, sans mettre en relation le sujet avec le cadre.

Le modèle systémique " biologique " considère que l’organisation est un processus vivant qui doit en permanence s’adapter aux changements incessants de l’environnement. Une organisation, en effet, n’est pas un système étanche et clos. Elle est en interdépendance avec le monde extérieur. Mieux, même, elle doit en permanence " s’y accommoder ".

Le philosophe Stephane Lupasco estime que les concepts classiques inscrits dans une causalité linéaire ne sont pas suffisants pour comprendre la complexité des phénomènes. Il est nécessaire avant d’aller plus loin de bien préciser la notion d’ondes, afin de ne pas la confondre avec la notion telle qu’elle est connue pour le physicien. Il faut considérer le concept d’ondes " comme une discontinuité qui se propage dans le milieu où elle se trouve ".

Dans son ouvrage de référence " Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie " (1951), il définit l’organisation comme un espace temps dynamique où s’affrontent en permanence des principes contradictoires d’ordre et de désordre. Il nous invite ainsi à passer d’une conception corpusculaire mécaniste à une vision quantique, c’est-à-dire ondulatoire.

Cette conception systémique nous amène à penser que l’organisation est indissociable des systèmes psychiques collectifs et individuels. Il y a un couplage entre tous les niveaux d’un système et entre un système et d’autres sous-systèmes. Une organisation est en quelque sorte un hologramme où sujet et objet sont en constante interaction.

7. Les identités en malaise dans les organisations

Une organisation n’est pas une structure " vide ", elle est habitée par des acteurs qui la remplissent de leur subjectivité. Eugène Enriquez nous présente une organisation comme un contenant des parties archaïques de la personnalité : chacun dépose dans une organisation, ses pulsions, sa violence, ses idéaux. C’est à la fois un espace de " sublimation et de rêve " (Touraine)

La vision systémique présente plusieurs intérêts :
1. Un système est toujours interdépendant d’un environnement, il est contingent.
2. Lorsqu’il n’est pas en pertinence par rapport à son environnement, il produit des symptômes qui sont des signifiants d’une problématique générale.
3. Un système est complexe. Il intègre simultanément plusieurs niveaux de réalité qui sont ? Les uns des autres

Mais cette vision, malgré son opérationnalité présente deux inconvénients :
1. Elle laisse peu de place aux acteurs qui sont en quelque sorte joué par le système, sous l’emprise de l’organisation.
2. Elle intègre peu la dimension imaginaire et affective des sujets rassemblés en communauté.

8. L’articulation du contenant et du sujet

Pour les sociologues cliniciens comme Eugène Enriquez, une organisation n’est évidemment pas totalement rationnel. Elle est remplie de la subjectivité des acteurs. Elle produit du rêve, de l’imaginaire.

L’organisation est un contenant des parties archaïques de la personnalité : chaque acteur dépose dans l’organisation ses angoisses, ses pulsions, sa violence fondamentale, ses désirs, ses idéaux et ses motivations. Elle est donc toujours profondément humaine. Mieux, la part de l’acteur est aussi importante que l'emprise du système. C’est en permettant une intervention dialectique entre les hommes et les systèmes que les organisations ont le plus de chance d’être intelligentes.

Les structures ne déterminent donc pas totalement les acteurs, qui sont tous " porteurs de certaines potentialités latentes ". Pour les sociologues de l’action comme Alain Touraine, tout l'enjeu consiste à trouver les moyens d’aider les agents qui subissent l’emprise du système à devenir acteur du changement. Il faut pour cela libérer leurs subjectivités, car elles sont sources d’innovations.

Renaud Sainsaulieu résume ce point de vue, en affirmant " Pour que l’œuvre économique se réalise, dans le contexte aléatoire et menaçant du marché mondialisé, il faut pouvoir s’appuyer sur une dynamique de subjectivisation généralisée au cœur de la production en haut et en bas de l’échelle hiérarchique ". Pour lui, aussi, l’enjeu essentiel est de libérer les acteurs des habituelles répétitions, des routines qui enferment l’organisation dans " le même ". En existant comme sujet, dans et par l’action, l’acteur, d’une certaine façon, sauve l’organisation de l’enfermement dans le semblable.

La construction et l’évolution dynamique d’une organisation pertinente ne peuvent donc résulter d'une seule démarche d'expertise technocratique ou du charisme du leader. C’est le résultat, toujours provisoire, d’une confrontation entre le pouvoir d'un système et la créativité des individus qui la composent. Pour que celle-ci soit possible, il faut un espace potentiel des zones de liberté qui permettent le dialogue. Pour que cet espace soit possible, il faut aussi du temps.

Cependant, les choses ne sont pas si simples car les acteurs sont intriqués dans l’organisation. Le système " humain " et le système organisationnel s’interpénètrent pour se confondre. Ils sont entrelacés dans une relation inconsciente contradictoire. Si nous pouvons affirmer que ce lien qui vient de l’acteur à l’organisation est inconscient, c’est encore grâce à un sociologue comme V. De Gaulejac..

Chacun dépose dans une organisation une part de son inconscient. Ce processus est d’autant plus fort que dans les systèmes modernes, l’organisation encourage et récompense l’identification des acteurs à elle-même. Elle fonctionne ainsi comme un miroir (Lacan) qui renvoie à l’acteur une image valorisée de lui-même.

Pour parler de cette relation entre acteur et organisation, Nicole Aubert et Vincent De Gaulejac utilisent le terme de système psychique organisationnel ou mieux encore de système managinaire. Le degré de fusion à l’organisation est plus ou moins important selon l’intensité de l’identification. Plus le " moi " de l’individu est exalté, valorisé par cette relation, plus il y trouvera une sécurité " ontologique " qui le protègera de l’angoisse. En lui fournissant un système de défense contre l’angoisse ( E. Jacques) et un système de valorisation narcissique (V. De Gaulejac), l’organisation procure une prothèse qui assure une sécurité identitaire en échange de laquelle l’individu acceptera d’aliéner plus ou moins sa liberté de penser et d’agir.

Dans les organisations plus traditionnelles, l’individu est continuellement confronté au décalage, et parfois à l’antagonisme entre son intérêt personnel et les intérêts de l’entreprise : il n’a pas le sentiment de travailler pour lui, mais d’être obligé de se soumettre à des exigences qui lui sont extérieures.

Cette aliénation est possible parce que l’individu est encouragé à imaginer (fantasmer) qu’en s’unissant aux idéaux de l’organisation, il possèdera lui aussi la perfection, la toute puissance, le pouvoir absolu, il deviendra ainsi aussi puissant que le Père. En échange de cette promesse, l’individu est prêt à renoncer à lui-même pour se conformer aux exigences de l’organisation que M.P assimile au désir de la Mère. " L’organisation prend possession de l’appareil psychique avec le Moi idéal qui cherche à réaliser la fusion avec la mère toute puissante et la restauration introjective du premier objet d’amour perdu ".

Dans ce processus, si l’individu y gagne en exaltation, il y perd son surmoi, c’est-à-dire tout esprit critique. Par ailleurs, en privilégiant inconsciemment les idéaux de l’organisation, son Moi s’affaiblit et sa possibilité d’exister en tant qu’individu sujet s’appauvrit. " Dans un processus de projection et d’introjection tel que celui que nous décrivons, l’identité individuelle ne se construit pas, elle est comme captée, une fois pour toute, et figée dans l’objet social qui lui sert de support projectif. "

Cette situation conduit à une impasse dont la conséquence sera la réduction du potentiel créatif dont l’entreprise a tant besoin dans un environnement incertain.

9. L’émergence du sujet dans les organisations

Nous avons, à plusieurs reprises, fait appel à deux termes qui font l’objet d’un débat théorique entre les sociologues et les psychanalystes : l’acteur et le sujet. Il nous paraît nécessaire à ce stade d’approfondir ces deux notions. Les sociologues de l’action ont repéré plusieurs modes d’action.

Les managers ont d’abord mis l’accent sur la nécessité de rationaliser et mesurer l’action, en la découpant en opérations séquencées dans le temps. Ce modèle dit taylorien est né dans le monde de la production de masse et dans un environnement où la demande du marché est largement supérieure à l’offre.

En standardisant les gestes de production, il est demandé à l’ouvrier d’exécuter le plus rapidement possible un acte qui a été conçu par d’autres. Le salarié est un exécutant.qui répète inlassablement les consignes qui lui ont été présentées. Il ne lui est demandé aucune conscience ; " on a besoin de ses muscles plus que de sa tête ".

Cette situation d’agent est profondément aliénante et douloureuse car l’homme est exproprié de son travail. Il devient une chose qu’on peut remplacer par une autre chose, la machine. Les conditions de cette aliénation ont été suffisamment bien décrites par des auteurs comme Marx ou Zola pour ne pas avoir à y revenir plus en détail.

Il a fallu attendre les années 1960 et l’arrivée de la concurrence japonaise, avec notamment la célèbre déclaration de Matsushita, pour comprendre que ce sont ceux qui fabriquent directement les produits qui sont le mieux placés pour faire évoluer le processus ( CF. Sérieyx " Zero Mépris " – p207). C'est à cette époque sur se sont alors développées des demandes plus participatives qui ont cherché à associer les ouvriers dans l’amélioration des processus. Mais il a fallu du temps pour renverser la pyramide et rendre la parole plus libre de ceux qui avaient été si longtemps condamnés au silence.

Dans les années 1990, les démarches de projet d’entreprise ont pris le relais des démarches qualité et ont tenté d’aller encore plus loin dans la prise en compte des propositions des collaborations. On arrive alors à cette idée que l’efficacité du travail sera encore plus grande si on tient compte de la perception des individus.

A partir de la même époque se développe des systèmes de gestion des ressources humaines qui visent à associer davantage les salariés au fruit de leur travail. L’entreprise s’aperçoit alors qu’elle a besoin d’acteurs capables de coopérer avec elle dans sa recherche de performance. La valeur ajoutée apporté par l’acteur ne consiste alors plus à se soumettre respectueusement au système mais à enrichir le travail en faisant des propositions et en prenant des initiatives.

Playdoyer pour une entreprise " anthropogène "

Aujourd’hui l’entreprise est confrontée à un monde aléatoire et menaçant, elle a besoin d’innover en permanence pour résister à la concurrence. " Pour que l’œuvre économique se réalise ", elle a besoin d’intelligence et d’inventivité.

Elle ne pourra le faire en conservant ses modes de gestion " archaïques " ou pseudo-modernes. Elle doit se transformer en véritable démocratie. Cette transformation passe par la prise en compte de l’Autre, c’est-à-dire du Sujet.

Un sujet n’est pas " un objet " que l’on peut utiliser, déplacer, instrumentaliser au gré des besoins d’un maître, d’une organisation, d’une ambition ou de quelque autre force que ce soit. Un sujet n’est pas non plus le produit d’un moule, d’un modèle de formation, entièrement conforme à des prévisions, à un programme, ou à des directives.

Pour E.Enriquez, le sujet ne vise pas à refléter le monde mais à le transformer. Tout sujet est donc créateur d’histoire. Par créateur d’histoire, il faut entendre " capacité et courage que chacun peut avoir à sortir de la formation collective pour marquer de son empreinte la vie sociale ".

Le sujet n’est pas forcément un grand homme, c’est simplement quelqu’un qui porte en lui le désir d’infléchir la vie sociale dans le sens du progrès. Il est porteur du désir de " faire bouger les choses, ici et maintenant d’une nouveauté irréductible ". Le sujet a simplement comme " projet volontaire " d’introduire un changement de lui-même et des autres, sur les lieux de sa vie quotidienne, dans sa vie, son travail, dans ses rapports sociaux de tous les jours.

Le sujet est celui qui tente " de faire de la vie immédiate plus un lieu d’émerveillement plutôt que celui de la morne répétition " (Eluard).

Le sujet est donc un être " désirant ", porteur d’une espérance de transformation qui permet d’échapper à la mort.

C’est aussi un homme libre et responsable. Il respecte la convention sans se confondre aveuglément à la dictature aliénante des normes. Il tente de parler en son nom plutôt que d’être parlé par les pouvoirs dominants en place : il se refuse à devenir " la chose " des autres tout en étant capable de compromis. Le sujet tente d’exister dans sa singularité, tout en restant un parmi d’autres. Il tente d’être autonome plutôt qu’hétéronome. En d’autres termes, il est capable de prendre des risques pour exister.

Enfin, le sujet est concerné par la responsabilité, car il privilégie le bien commun plutôt que sa propre glorification. Il travaille plus à la constitution d’un nous qu’à l’affirmation des revendications capricieuses de son moi. Il cherche à exister dans une relation symphonique.

L’homme dans une chorale doit être capable simultanément :
1. d’écouter les autres choristes
2. chanter sa partition
3. trouver une constance harmonieuse entre sa propre voix et celle des autres.

Tant que le " Je " se confond avec le " Moi ", tant que nous projetons sur l’autre le même que soi, il est impossible de faire émerger le sujet. Nous sommes alors dans la méprise qui peut être ressentie par l’autre comme du mépris.

Conclusion

Les propos que nous venons de tenir peuvent paraître très éloignés des préoccupations des gestionnaires de l’entreprise. C’est pourtant aujourd’hui dans cette direction que convergent la plupart des analyses en déclarant qu’il faut désormais s’appuyer davantage sur la subjectivité des acteurs si on veut trouver la force et la créativité nécessaire au développement d’une nouvelle forme de compétitivité.

Le sujet n’existe pas en soi. Il ne peut se définir sans un rapport à l’autre. Le sujet se construit dans la relation respectueuse à l’autre et en même temps c’est l’autre, s’il est respectueux qui autorise le sujet en soi à exister. Pour que le sujet existe, il faut une double dynamique : d’un côté dire la vérité, au lieu d’accepter d’être l’objet passif de l’autre, et d’un autre être autorisé par l'autre à exister dans le dialogue.

Devenir un sujet en soi et pour l’autre n’est pas facile. C’est un exercice qui demande du temps et de la force. Il faut une certaine conviction et une vigilance de samouraï pour y parvenir.

Bibliographie




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