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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.53 La continuelle « libération » de l’entreprise (ou plutôt de ses salariés) depuis la Ford « T » à nos jours : Le mythe de Sisyphe revisité par Georges Trepo, Professeur émérite HEC Management


1. L’humanisation/libération du travail depuis les années 30 et jusqu'à la fin des années 2000

Le management « scientifique » du travail remonte à Frédéric Taylor (1). Dans cette même tradition mais au niveau de toute l’entreprise, le français Henri Fayol publie en 1916 son expérience de 20 ans en tant que Directeur général (2). La première concrétisation emblématique de ces principes sera le modèle T assemblé sur la chaîne de montage de Ford à Detroit. Aux USA en réaction l’école dite « des relations humaines » insistera sur l’importance des collectifs de travail et leur dimension affective (3). 

En France, Hyacinthe Dubreuil (5) dès 1923 (son 1er livre) dénonce la déshumanisation que ce ce type d'organisation entraine. Il souligne :
  • Les problèmes essentiels du travail parcellisé : difficulté à se réaliser en donnant le meilleur de soi-même 
  • L’insuffisance des instances de représentation du personnel et toutes les aides sociales pour pallier aux insuffisances ci-dessus
  • L’importance du premier point pour aider à l’implication sociétale.
Après la seconde guerre mondiale, les chercheurs du Tavistock Institute de Londres, réalisent une expérience de réorganisation du travail dans une mine de charbon britannique. Ainsi naît «l’analyse sociotechnique » qui comme son nom l’indique vise une optimisation conjointe des 2 éléments (6) . L’Australien Fred Emery exportera cette approche en Norvège.

Les principes sont la responsabilisation, l'enrichissement des tâches , la capacité d’initiative et d’adaptation des salariés ; sont développés des principes d'organisation permettant la rétroaction et le contrôle des variances dans la production par des groupes ou des unités semi-autonomes. Frederick Herzberg (8) , universitaire américain avec sa théorie d’enrichissement des tâches deviendra un missionnaire planétaire de ce concept pendant des années.

En Norvège sous l’étiquette "d’ industrial democracy", un mouvement beaucoup plus ambitieux que la réorganisation des postes de travail est importé d’Angleterre. Einar Thorsrud du « Work Research Institute » d’Oslo, en a été un des acteurs et « conteurs » les plus connus.

Cet effort d’humanisation du travail touche le pays voisin, la Suède, sous la forme de groupe de production (semi) autonomes. L’usine Volvo de Kalmar est le cas le plus célèbre et a été un temps, un lieu de pèlerinage pour les constructeurs automobile français. Les formules de groupes (semi) autonomes se sont ensuite diversifiées en « élargissement », « enrichissement » des tâches, reprenant les concepts d’Herzberg.

L’objectif sous-jacent en Scandinavie était de réduire des taux de rotation du personnel et d’absentéisme très élevés (15-16%) dans un contexte de protection sociale généreuse

L’étiquette « démocratie industrielle » est bien révélatrice de la nature du mécontentement des salariés. La plupart des grandes entreprises Suédoises lanceront des expériences  sur des sites pilotes (ABB, Ericsson, SAAB etc…)

La diffusion a alors été massive et rapide dans toute l’industrie Européenne durant les années 70 et 80 avec un certain décalage, en Amérique du Nord (sous le label « QWL :. Quality Work Life).(Projet « Saturn » de GM dans une nouvelle usine qui ne sera pas utilisé et diffusé dans les autres usines du groupe GM)

Les résultats de toutes ces expérimentations ont été positifs : amélioration de la qualité, de la productivité et satisfaction des salariés. Si beaucoup d’entreprises ont réalisé des « expériences », celles-ci n’ont touché qu’un faible pourcentage (en global des effectifs dans les usines) des opérateurs.

C’est alors que le regard des dirigeants occidentaux s’est tourné vers le Japon début des années 1980. D’abord avec les cercles de qualité, puis la qualité totale, le « Kanban », le Lean production system, « Toyota production system » etc… En effet le contexte avait changé : succès remarquables des Japonais et augmentation de la concurrence sur tous les marchés.

Les manageurs occidentaux ont généralement oublié le message fort de William Ouchi dans son livre « La théorie Z » (9) ou celui d’Edward Deming (10) dans leur importation des méthodes et processus de gestion Japonais. On copie les processus de gestion, les méthodes, mais on oublie la culture, les relations, le développement à long terme des salariés, la concertation, etc….

Le 4 août 1982, le gouvernement socialiste français promulgue une loi donnant aux salariés un droit d’expression « directe » sur l’organisation et le contenu de leur travail. Cette loi fera sourire à l’étranger en tant que révélateur d’une culture restée très hiérarchique depuis Louis XIV. Les entreprises françaises face et en réaction à cette loi, lancent de très nombreuses expériences de cercles de qualité. Le mouvement accompagné par l’AFCERQ (Serieyx & Archier) connaîtra un succès considérable avec des conventions nationales ou se succèdent « bras dessus/bras dessous » dirigeants et opérateurs/opératrices, dans une ambiance festive et « bonne enfant ». Une vrai révolution culturelle pendant de brèves manifestations.

Ce mouvement même s’il semble n’avoir été qu’un « feu de paille » de 1982 au milieu des 90, a été un facteur d’évolution non négligeable des relations et de la culture dans les ateliers et bureaux. Certes, les projecteurs se sont éteints, l’étiquette a disparu mais le concept et la pratique ont influé sur les mentalités et pratiques . Le livre d’Archier et Serieyx « L’entreprise du 3è type » (11) montre bien qu’au-delà des cercles de qualité, un effort d’autonomisation/ décentralisation/ responsabilisation était recherché. Ce livre connu un succès considérable. Selon l’AFCERQ, il y avait en France en 1984 déjà 12000 cercles dans 2000 établissements.

En 1991, alors que j’étais directeur du développement des ressources humaines à France Télécom, dans le cadre de notre projet de « management participatif », je lançais une opération nationale de « management par équipes », démultipliée par une soixantaine de consultants internes en « Recherche d’Amélioration des conditions de travail » (RACT). Celle-ci permis de décloisonner, d'améliorer la coopération et de responsabiliser les opérateurs. Dans les années 80 et 90, ce mouvement du « management participatif » (12) a eu un certain impact.

Parallèlement dans les années 80, apparaît aux USA la « mode de l’empowerment » qui sera assez largement diffusée dans les grands groupes internationaux. L’objectif d’autonomie/responsabilité des salariés n’était pas centré seulement sur les exécutants industriels mais sur tous les salariés.. Elle ne préconisait pas de formule précise même si le concept de groupe autonome y était omniprésent. Aux USA en management dans les entreprises, c’était la première fois que le mot « POWER » apparaissait dans le discours officiel des managers alors qu’il était toujours soigneusement occulté là-bas. Le mot « empowerment » n’étant pas directement traduisible en français par rapport à «  la sensibilité » des entreprises, celui de «  responsabilisation » et d’autres ont été utilisés. Ces idées ont été très largement mises en pratique, en parallèle avec la mise en place de tableaux de bord, indicateurs objectifs et entretiens annuels d’évaluation. Ces tableaux de bord étant de plus en plus présents (voir dysfonctionnent) au fil des années 2000.

Dans les années 2000, l’arrivée des ERP (13) (Enterprise Ressources Planning) et la gestion automatisée par les Processus qui y sont associés , ont conduit à la mise en place de procédures de plus en plus  détaillées et contraignantes entravant autonomie/responsabilité. Le travail réel disparaît : seuls comptent les chiffres sur les tableaux de bord (14) . Aujourd’ hui avec le "Cloud", une nouvelle révolution digitale s’annonce.

D’où la tentative actuelle de repenser plus fondamentalement et de façon plus ambitieuse l’entreprise sous le vocable d’entreprise « Libérée », vocable provocateur qui concerne les salariés, l’organisation et le management (non l’entité juridique entreprise et sa gouvernance).

2. Quid de l’entreprise « libérée » des années 2009 et suivantes ?

Regardons les expériences et les cas le plus souvent cités dans la presse managériale ou présentés dans des conférences :
  • Gérard Endenburg, dirigeant propriétaire familial en Hollande, auteur du livre »Sociocratie » (15),
  • J.François Zobrist, PDG, sauveur de la fonderie FAVI (depuis 1989),
  • Alexandre Gérard, dirigeant propriétaire, de CHRONOFLEX, PME nantaise spécialisée dans le dépannage de flexibles hydrauliques des engins de chantiers sur toute la France. Suite à une conférence de J.François Zobrist, il a réussi à sauver l’entreprise en « libérant » l’initiative/ responsabilité des salariés. Les chefs d’équipes sont choisis par les salariés ; Il est parti un an en année sabbatique,
  • En 2007, Carlos Verkaeren, PDG, de POULT à Montauban, filiale d’une entreprise belge met en place l’auto-organisation, allège la hiérarchie, remplacée par la cooptation (400 salariés). Tous les postes de contrôle des autres sont supprimés,
  • En 2012 Christophe Collignon, PDG de IMATECH, PME de relations clients de 400 personnes s’inspire de Zobrist et Gérard et donne le plus d’autonomie possible aux salariés
  • Frederick Lippi, dirigeant propriétaires de Lippi, 250 pers, société spécialisée dans les clôtures, les grillages et les portails métal développe l’autonomie, les compétences et les possibilités d’évolution dans son entreprise.
  • A Rennes, Isabelle Baur est présidente de la coopérative Scarabée Biocoop (130pers). Elle a opéré la redistribution de l’autorité avec l’aide de Bernard-Marie Chiquet fondateur d’IGI Partners qui s’est formé aux USA au modèle de l’« Holocracy » (Holocratie en Français). Holocracy a été développé aux USA par Brian Robertson à partir de 2001,
  • En Alsace, Michel Munzenhuter, DG de SEW USOCOM France, fabricant de moteurs, génératrices et transformateurs électriques a réduits la hiérarchie et les fonctionnels. En dessous de la direction des mini-entreprises de 35 pers,
  • En 2006 Jos de Blok quitte son travail d’infirmiers dans une grande structure d’hospitalisation à domicile pour créer BUURORG (16) qui détient maintenant 60% du marché hollandais et emploie 7000 infirmières

3. Quels sont les contextes favorables à cette « libération » ou plutôt humanisation du travail des salariés ?

1. Un dirigeant convaincu, engagé et si possible propriétaire                                                                   
2. Un dirigeant salarié (ou mandataire social) de filiale pourra mener à bien cette transformation si elle réussit (et même sauve) l’entreprise : JF Zobrist de Favi ou Carlos Verkaeren de Poult, etc… en sont des exemples.
3. Une taille inférieure à 1000 pers est un facteur très favorable. Pourtant Buurtsorg emploie plus de 7000 infirmières mais la nature très décentralisée de leur activité permet des cellules de très petite taille.
 
Au terme de cet historique de l’humanisation du travail depuis près d’un siècle, prenons du recul et posons-nous la question :
N’est ce qu’une succession de modes incapables :
  1. De remettre en cause le modèle hiérarchique traditionnel ?
  2. De gérer de façon « écologique » pour les salariés, les évolutions technologiques et concurrentielles ?
Que reste-t-il dans le fonctionnement des organisations après une mode ?
 
OUI, les phénomènes de mode sont consubstantiels à la nature humaine, mais les organisations apprennent elles ainsi ?
  • L’intérêt du travail en groupe (permanent ou temporaire) a été découvert : est-il pérennisé ?
  • Les étiquettes ont disparues (« groupe (semi) autonome », » cercle de qualité ») mais le concept est-il assimilé et l’utilisation est faite de façon ad-hoc quand cela parait utile ?
     
Analysons plus en détail ce phénomène :
 
En effet, à l’observation, la première étape ressemble à un lancement publicitaire alimenté par les consultants ayant glanés de nouveaux concepts auprès des universitaires, généralement américains. Les médias managériaux en parlent, des entreprises lancent des projets de tests à grand renfort de communication interne. La diffusion est rapide et étendue (nombre d’entreprises) mais pas en profondeur dans les organisations où on fait des expériences pilotes.

Ensuite après 5-7 ans (ou plus) des informations critiques apparaissent : Les chantiers s’essoufflent en interne. Bientôt  la médiatisation s’arrête, en externe et en interne. L’étiquette de cette mode devient « passée », « démodée », voire négative (ex. « management participatif ») et la pratique continuera éventuellement plus ou moins avec une autre appellation maison.
 
Quels facteurs influencent la diffusion ?
  1. La diffusion sera plus ou moins importante selon l’impact sur les rôles et comportement ; plus cela bouscule, plus ce sera difficile. Si les cercles de qualité ont été un véritable « feu de prairie », le mouvement US « Organization Development » des années 1960 à 2000 connaîtra une diffusion + modeste en Europe du nord, en Grande Bretagne et quasi nulle en France (et surtout pas  sous ce vocable). L’OD bousculait trop les rapports d’autorité par rapport aux cercles de qualité.
  2. Plus les gains sont visibles à court terme, plus l’introduction et la diffusion sont facilitées.
  3. Plus l’outil est simple et facilement communicable (cercles de qualité , « entreprises libérées »)
  4. Les gains de résultats est le facteur essentiel de pérennisation, même s’ils gênent les hiérarchiques et le forcent à évoluer. Le Management par objectif (1970 O. Gélinier en France, le BPR (Business Process Re-engineering) années 1980, les ERP (années 1990) sont toujours là et évoluent.
  5. Les facteurs de contexte, comme nous l’avons déjà montré, mais aussi légaux (lois sur l’amélioration des conditions de travail, loi sur l’expression directe des salariés en France  etc..) ont un impact important sur la diffusion et la mise en œuvre en profondeur. (Lois de protection des salariés contre les risques psycho sociaux (RPS) dans la période récente.
     
Pourquoi ces phénomènes de mode, de mimétisme ?
  • Imitation, identification avec les gagneurs (Réduction de l’anxiété de façon inconsciente)
  • Minimisation par les dirigeants de leur part de responsabilité (donc de leur anxiété de façon préconsciente) : « j’ai pris (utilisé/acheté) la « Rolls Royce » de …. »
  • Apparence moderne, avant-gardiste
  • Meilleure attractivité pour les jeunes diplômés
  • Ou tout simplement du fait du stress, du manque de recul, de la « fuite en avant » fréquente, le dirigeant régresse dans un mode de pensée pré-rationnel. Il a besoin de « croire », d’être « sauvé », de « tomber amoureux » pour prendre des métaphores simples du langage courant. Il est trop facile et souvent faux de l’accuser de duperie, de double langage.
     
Le dirigeant réflexif et capable de recul utilise ces modes comme le surfeur utilise la vague : de l’espoir et de l’énergie sont ainsi insufflés dans l’organisation. Il ne trompe, ni n’est trompé. Ces modes aident son organisation à évoluer.

Conclusion

Le mouvement « Entreprise libérée » sera remplacé par un autre « buzz » mais il ne sera pas inutile comme les précédentes. C’est ainsi que les entreprises apprennent à s’adapter à de nouveaux environnements.
 
  1. Il est plus ambitieux et va plus loin que ses prédécesseurs dans les modifications de structure de fonctionnement. Il implique obligatoirement de façon directe et personnelle le rôle de la direction, ce qui n’était pas le cas auparavant. Le discours ne suffit plus. Cette obligatoire implication directe de la direction devrait aussi garantir une pérennité plus longue.
     
  2. Alors que nombre de formules précédentes n’ont donné lieu qu’à des expériences touchant un faible % de l’effectif total, l’implication personnelle directe du sommet entraînera des modifications de l’ensemble de l’entreprise.
     
  3. La nécessaire conviction forte et personnelle du dirigeant aura pour conséquence - à la différence des « mouvement de foule » précédents – que beaucoup moins d’entreprises prendront ce pari risqué. Les dirigeants propriétaires, les « redresseurs de la dernière chance » pourront bien sûr tenter le pari plus facilement (voir la reprise de la CAMIF par Emery Jacquillat à Niort)
     
  4. Dans des contextes habituels où le dirigeant convaincu dépend d’une maison mère, d’un ministère etc…, une approche progressive de changement et d’apprentissage pourra être tentée comme au ministère Belge des prestations sociales avec l’extension du télétravail à domicile comme étape porteuse de nombreux changements.

Bibliographie

 [1] Taylor, F,W. »Principles of scientific management »1911
 [2] Fayol, H. “Administration industruelle et generale
 [3] Likert, R. the human organization: its management & values” LMc Graw Hill 1967
 [4] Mayo : Elton : « Human problems of industrial civilization » 1933
 [5] Dubreuil,H;”La republique industrielle”
 [6] Trist, E., L., Bamforth, K. “consequences of longwall method of mining” Human relation 1951
[[7] Trist, E,L. et alii “organizational chore” London Tavrstoch 1963
[8] Herzberg, F. “work and the nature of man” Staples press 1971
[9] W. Ouchi, La théorie Z, Inter – Editions, 1982
[10] E. Deming, Out of Crisis, Mitpress, 1986
[11] G. Archier, H. Serieyx, Réédition Le Seuil 2000, 1984
[12] Ph. Hermel, Le management participatif, Edition Organisation, 1988
[13] T.H. Davenport, Putting the enterprise into the enterprise system, HBR, July-Aug 1998
[14] P.Y. Gomez, Le travail invisible, François Bourin, 2013
(15) G. Endenburg, Sociocratie, les forces créatives de l’autoorganisation , Buck, 2009
(16)  Frederic Laloux, reinventing organizations, NELSON PARKER, 2014


Georges Trepo, professeur Emerite à HEC Management Paris
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