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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
Explorer en profondeur les innovations managériales...
Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.51 L'Entreprises libérée : Quand l'imaginaire tente de se frayer un chemin dans les sciences de gestion ...


Pour survivre dans le modèle de la compétitivité prix, les cost killers ont fait du bon travail...ils n'ont pas seulement chasser les coûts mais assécher l'imaginaire des communautés de travail en édictant que le salut se trouvait dans la soumission aux seuls indicateurs de gestion. On ne peut pas dire que les résultats de cette orientation normative soient au rendez - vous. Le taux de marge des entreprises françaises est toujours au plus bas par rapport aux autres pays européens (Même s'il serait remonté en 2016, à 32, 6% grâce au CICE) et celui du chômage toujours aussi désespérant (9,7% de la population active pour les catégories A ; celui des catégories B et C ayant augmenté). 

Paradoxalement, depuis quelques années, de nouvelles pratiques émergent prenant le nom d'entreprise libérée, de sociocratie, d'holacratie,  de sophocratie, d'harmocratie, d'humanocratie, de management agile, de facilitation visuelle, etc... Ces pratiques ont fait l’objet d’une forte médiatisation et suscitent une réelle curiosité auprès de publics étonnamment variés. Elles ont en commun de solliciter l'imaginaire des individus et des groupes. 

On peut se demander, avec l’appui de l’anthropologue Gilbert Durand et du sociologue Roland Barthes si les formes relativement excentriques, voire provocatrices que prennent ces mouvements ne seraient pas l’expression des structures de l’inconscient collectif, qui pour contourner « la sévérité gestionnaire » serait dans l’obligation d’avancer masquer pour exister. 

Cette mobilisation de l’imaginaire dans les organisations serait d’autant plus urgente que l’innovation à valeur ajoutée au niveau des produits , des services ou des marchés est devenue aujourd’hui une nécessité qui heurte de plein fouet le paradigme productiviste qui, jusqu’à présent, a  largement colonisé nos esprits. Les institutions académiques ne sont pas innocentes dans cette fétichisation des outils de gestion...Les libérateurs sont peut - être en train de nous le démontrer ! 

Introduction

Le phénomène « des entreprises libérées » fait aujourd’hui l’actualité. Il s’est révélé de façon soudaine à travers la publication du livre d’Isaac Getz co-écrit avec Brian M. Carney (2012). Très rapidement, il a suscité d’intenses controverses allant de l’adhésion enthousiaste (Dorel, 2014) à la critique la plus radicale (Gueuze, 2015).

Depuis la révolution des chaines de montage chez Ford aux USA avec W. Taylor, en passant par l’amélioration des conditions de travail (Création de l’Anact en 1973), les groupes d’expression des salariés (Auroux, 1982), les cercles de qualité (Archier, 1981), L’entreprise de 3° type (Archier et Sérieyx, 1984), les groupes semi-autonomes (Brossart et Simard, 1990)  jusqu’aux approches agiles inspirées du « Scrum » (Manifeste Agile, 2001) et tout récemment  de la Qualité de vie au travail, le management apparait de plus en plus comme une succession de modes qui deviennent des sources d’inspiration pour les cadres et dirigeants.

Roland Barthes nous invite à les considérer avec respect et intelligence. Au-delà de leur utilité instrumentale, elles sont une production de l’imaginaire social et à ce titre sont porteuse d’une dimension symbolique qui semble exprimer les attentes sourdes  qui traversent les organisations productives aujourd’hui. Cet exploration a du sens car nous posons l’hypothèse avec Gilbert Durand (1996) que le phénomène constitue « une mythologie de contestation » qui traduit une volonté profonde de changement des acteurs dans les organisations.

Pour réaliser cette exploration, nous commencerons dans un premier temps par mettre en évidence l’ambiguïté du concept d’entreprise libérée à travers l’analyse des discours mis en scène par ses représentants les plus médiatisés. Ce premier questionnement nous amènera, dans une seconde partie, à les considérer comme des productions métaphoriques de l’imaginaire collectif constituant une étape cathartique pour évoluer vers des relations plus égalitaires dans les organisations. Dans une troisième partie, nous nous interrogerons sur les conditions d’émergence de qu’il faut bien appeler une mythologie à l’état d’explosion.
Les travaux anthropologiques de Freud sur la psychologie collective,  ceux de Roland Barthes (2014), , de Gilbert Durand (1996), de François Laplantine (1974) sur les mythologies et enfin les apports de la sémiologie (Greimas, 1966, Kristeva, 1976)  nous soutiendrons dans cet exercice dont la vocation principale consistera à tenter de décoder les signifiés d’un phénomène social qui apparait, encore, comme « relativement « romanesque [2] » par rapport aux conceptions managériales qui ont dominé jusqu’à présent. Les auteurs que nous mobilisons ne sont évidemment pas familiers du monde de l’entreprise mais l’anthropologie a cette vertu qu’elle s’applique à la compréhension de tous les groupes sociaux. Il est peut-être temps de l’introduire dans les très rationnelles sciences de gestion...

[1] On retrouve en effet ce mouvement aux USA et Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Colombie, Uruguay) mais de façon marginale. En Europe, il existe quelques entreprises en Europe du Nord. En France, il est difficile de quantifier le nombre d’entreprises engagées dans cette dynamique mais il reste très faible.
[2] Dans le sens où il est souvent présenté de façon « merveilleuse » à travers les récits qui en sont fait : le double titre d’un des livres de Jean-François Zobrist est à ce titre évocateur : La belle histoire de Favi : l'entreprise qui croit que l'homme est bon Tome 1- Nos belles histoires (2014)

L'entreprise libérée: un concept encore peu stabilisé

Les termes « d’entreprise libérée » provoquent l’imaginaire. Ils surprennent la rationalité ordinaire dans le sens où il est tout à fait inhabituel d’associer « liberté » et « entreprise ». Dans l’histoire sociale, l’entreprise a davantage été considéré comme un lieu d’exploitation des ressources plutôt comme un espace de développement du potentiel humain.  Ces deux signifiants ont l’allure d’un oxymore car il combine des idées jusqu’ici antagonistes. Les auteurs, eux-mêmes, qui font référence à cette terminologie en ont des représentations différentes et semblent, parfois, de plus en plus hésitants à l’utiliser de façon aussi immédiate.

- L'appel à l'indiscipline de Tom Peters :
 
Tom Peters a été le premier à l’utiliser en 1993 à travers la publication d’un livre intitulé « L’entreprise libérée : libération, management ». Pour lui, la libération passe par une transformation radicale de l’organisation et des méthodes de management. Sur le premier point, il rejoint totalement les analyses de Mills (1994) qui plaide pour un fonctionnement organique en grappes centrées sur des projets rassemblant de petites équipes composées de salariés et de clients passionnés. C’est par la multiplicité des projets qu’une entreprise construira sa performance économique (1993, p 142). Sur le plan du management, l’auteur est convaincu « qu’une hiérarchie formelle n’est pas indispensable pour qu’un chef s’affirme » (1993, p 230). Cette conviction le conduit à plusieurs reprises à affirmer qu’il faut passer par « la démolition de la hiérarchie pour donner tout pouvoir aux unités de terrain ». L’absence de manager institué stimule la « reconnaissance par les pairs du travail accompli » et élimine « les tirs au flancs » alors que la présence d’un chef tirera les collaborateurs vers le bas parce que ceux – ci auront tendance à consacrer plus d’énergie à « jouer au chat et à la souris » avec lui qu’à se consacrer aux défis qu’il n’a pas choisis.

Pour redynamiser les entreprises, il faut donc briser les structures établies pour les remplacer par des groupes de travail éphémères qui devront en permanence se renouveler. Ce modèle n’est pas sans conséquences pour les collaborateurs qui sont confrontés à l’intérieur des équipes à des comportements qui relèvent simultanément de la coopération et de la compétition (1993, p 232).
On retrouvera chez Peeters beaucoup d’éléments qui peuvent expliquer la radicalité de ceux qui vont lui succéder :
- La nécessité impérieuse de faire « table rase de tous les processus habituels »
- La recherche d’une adéquation permanente de l’entreprise aux besoins des marchés
- L’adoption d’un comportement de réactivité rapide, voire immédiate à ses évolutions
- La remise en cause de « la valeur ajoutée » apportée par l’encadrement de proximité
- La nécessité de réduire de façon significative les lignes hiérarchiques
- La valorisation des fonctions opérationnelles et la diminution des fonctions supports
- La mise en place d’une organisation par projets éphémères
- L’intégration des clients dans la conception des produits et des services
- La reconfiguration permanente des structures tant au niveau des équipes que des réseaux
- La nécessité de développer des apprentissages permanents
- La responsabilisation des acteurs à travers la prise d’initiative spontanée
- L’accès en temps réel aux données disponibles
- La simplification maximum des procédures qui peuvent entraver l’action
- L’importance de construire et de partager une vision globale pour donner du sens à l’action quotidienne

Ce qui surprend l’observateur dans ce discours qui se veut résolument provocateur r c’est la radicalité du point de vue : « Hors de la désorganisation, points de salut » (Peeters, 1993, p 643) ou encore « L’encadrement intermédiaire ne crée plus de valeur ajoutée. Il peut même lui nuire (1993, p 162). L’auteur nous y avait déjà préparé dans son ouvrage précédent intitulé le « Chaos Management » (1988) mais la rhétorique utilisée dans son livre sur l’entreprise libérée est encore plus extrême dans la mesure où il la présente comme la seule alternative possible.

On notera également la nature idéologique du discours. L’auteur, en effet, ne dissimule pas son admiration pour Madame Thatcher et son adhésion sans réserve au modèle du néolibéralisme développé par Hayek qu’il conseille vivement aux dirigeants de fréquenter (1993, p 443). Sans jamais citer Schumpeter, il affirme fermement à plusieurs reprises que la concurrence destructrice est un principe fondateur de l’économie à laquelle toute entreprise doit se confronter. Face à cette réalité impitoyable, « seule la passion et l’arrogance peuvent permettre d’innover et ainsi de se distinguer pour se survivre » (1993, p 510).

Cette « exaltation du désordre » (p 431) n’est pas sans susciter des interrogations sur la nature réelle du lien social vécu par les acteurs dans leurs relations de travail et les conséquences sur leur vie personnelle…Certains items du catéchisme de la chance présentés dans les dernières pages de son livre (p 533) laisse à penser que la compétition entre les acteurs risque de l’emporter sur la coopération : « Il faut convaincre les salariés de l’entreprise à se comporter en barbares pas en bureaucrates ! » Un cadre avoue avoir tenter de mettre en œuvre dans son service certains aspects de la démarche, « mais son patron l’a pris pour un cinglé » (p 645).

- L’appel à la libération d’Isaac Getz:

En 2012, Isaac Getz dans son livre « Liberté & Cie », co-écrit avec Brian Carney, fera une présentation beaucoup moins inquiétante de ce qu’il se refuse appelé un modèle. La définition qu’il donne de l’entreprise libérée est assez générique : « Une entreprise libérée est une entreprise où la majorité des salariés peuvent décider toutes actions qu’ils considèrent eux-mêmes comme étant les meilleures pour l’entreprise sans qu’elles soient nécessairement imposées par les décideurs ou une quelconque procédure » (Getz, 2012).

Partant d’une enquête « dite ethnographique » qu’il a réalisée auprès de plus de 30 entreprises. Il se place en observateur d'un phénomène émergent qu’il s’efforce de diffuser avec enthousiasme à travers ses nombreuses conférences. Ses interventions vont rencontrer un réel succès auprès de nombreux cadres et dirigeants et même du grand public au point de devenir un phénomène médiatique, régulièrement relayées par les médias. Il a assurément joué le rôle de révélateur pour beaucoup de managers.
Plusieurs raisons expliquent cet intérêt. Sur le fond, il dénonce avec justesse certains paradoxes en mettant en évidence :
- La contradiction qui existe entre d’un côté l’idéal démocratique qui fonctionne dans les sociétés avancées et les pratiques managériales d’entreprise encore marquées par la dimension très hiérarchique des relations : « Dans le monde du travail, la hiérarchie, le contrôle, la surveillance semblent demeurer la règle » (2012).
- Le décalage entre les nouvelles motivations des salariés et les pratiques managériales mis en œuvre. Les individus ne veulent plus d’être contrôlés. Ils aspirent à l’égalité intrinsèque, la réalisation de soi et à l’auto-direction. Cela signifie, en d’autres termes, qu’ils supportent de moins en moins un travail prescrit et qu’ils aspirent à prendre des initiatives et des responsabilités. Cette conception du contrôle qui domine dans les organisations tayloriennes révèle de la paranoïa des dirigeants à l’égard de leurs collaborateurs et constitue une forme de mépris qui n’est plus compatible avec leurs attentes. Il dénonce d’une certaine façon « la névrose managériale taylorienne » et la régression généralisée que celle -ci suscitait. Mac Gregor avait déjà mis en évidence en son temps cette problématique en invitant les managers à concevoir qu’ils existaient aussi des individus Y. Getz démontre que cela constitue la majorité des individus aujourd’hui. Ces interventions remettent en question une certaine conception de l’autorité dans les organisations.
- La focalisation des managers sur la minorité des personnes qui transgressent plutôt que sur ceux qui font preuve de loyauté à l’égard de l’entreprise,
- Les coûts cachés de la démotivation liés à l’inflation des procédures au détriment du sens de l’action : Le comment remplace le pourquoi,
- Les effets dynamogéniques d’une vision collective commune,
- La nécessité d’inventer un environnement motivant plutôt que de motiver les collaborateurs avec « la carotte et le bâton »,
-  L’auto – motivation génère un engagement bien supérieur aux motivations intrinsèques,
-  La culture du bonheur est génératrice de performance,
-   Le rôle essentiel du dirigeant libérateur est capital. Lui seul a le pouvoir de faire changer les choses.

L’analyse d’Isaac Getz porte davantage sur les principes et comportements managériaux que sur l’organisation qui les précèdent. Son premier ouvrage consacre peu de pages au fait organisationnel lui-même. Il reste très concentré sur la personne du « leader libérateur » qu’il considère comme déterminante dans l’innovation managériale. C’est encore plus vrai dans son second ouvrage (2016) où il met clairement en évidence le travail psychologique qu’il doit faire sur lui-même pour se libérer de sa propre fascination du pouvoir. C’est selon lui la première étape de la libération managériale.

Par ailleurs, contrairement à Tom Peeters, Isaac Getz n’affiche pas d’idéologie particulière. Il se positionne davantage en humaniste qu’en économiste. Il ne prend pas aussi nettement partie pour la suppression des managers ou des DRH. Sa description des nouvelles formes d’organisation reste également très sommaire.

Sur la forme, son discours est beaucoup moins violent que celui de Tom Peeters que paradoxalement il ne cite jamais. Malgré un travail de recherche évident et rigoureux, ses travaux écrits se présentent comme une succession de nombreux récits dont la fonction principale fonction est de faire rêver. Ses conférences très théâtralisées dénoncent avec talent les travers du management taylorien en mettant en scène, de façon caricaturale, des situations concrètes dans laquelle chaque manager peut se reconnaître.

Plusieurs interrogations cependant sont soulevées par ses travaux :
1°) L’auteur cite peu les auteurs qui ont précédé ces nouvelles formes de management, comme si celles- ci n’avaient pas d’histoire. L’entreprise libérée se présente comme une innovation de rupture sans précédent alors Il y a eu de nombreux travaux et expériences qui ont été mises en œuvre dans un passé qui remonte bien avant les « Task Force » de Dupont de Nemours dans les années 50. Les travaux de Philippe Trouvé sur les utopies d’entreprise, ceux du Ceras sur la doctrine sociale de l’église, les apports de la philosophie personnaliste d’Emmanuel Mounier, ceux de la psychologie humaniste de Viktor Frankl (1977) aux Etats – Unis ou tout simplement les publications des auteurs qui ont marqué la doxa managériale comme Blake et Mutton, Hersay et Blanchard, etc…
Isaac Getz semble oublié que les « signifiés de l’histoire » ont une épistémologie. Ils n’apparaissent pas de façon soudaine. Ils s’inscrivent dans un courant qui commencent par des ruissellements pour donner lieu ensuite à un fleuve qui se traduit en doctrine. « Nos enfants croiront avoir de l'imagination, ils n'auront que des réminiscences" disait Saint – Simon, père de l’industrialisme. Cette phrase illustre bien cette problématique.
2°) On peut être également surpris par son insistance à dire qu’il n’existe pas de modèle, alors qu’il existe des invariants qui ont d’ailleurs été bien identifié (MOM 21) qu’on retrouve dans chaque entreprise libérée, même si chacune d’entre elle à garder sa singularité. En affirmant que « L’entreprise libérée » n’est pas un modèle, Isaac Getz s’oppose à ce qui constitue la nature même d’un travail scientifique dont l’essentiel consiste précisément à modéliser pour rendre possible l’accès aux représentations qui sous-tendent une réalité. Dans la recherche, la modélisation des expériences est au contraire, le point de passage obligé pour comprendre « un objet », surtout s’il est innovant. Le modèle est un « intermédiaire à qui nous déléguons une fonction de connaissance » (Lemoigne, 1987, p 7). C’est ce qui permet de se représenter un système d’actions complexe. C’est sans doute ce qui explique la réserve que ces travaux ont pu susciter dans la communauté des chercheurs (Gueuze, 2015).
3°) Le concept d’auto – direction mériterait également d’être précisé. S’il agit d’accorder à chaque acteur la liberté de décider ce qu’il souhaite faire, cela ne favorisera-t-il pas un individualisme effréné au détriment de la cohérence globale ? Par qui cette dernière sera t – elle assumée ? Le rôle des managers est peu exploré dans ses travaux. On suppose qu’ils ont tendance à disparaître…Par ailleurs l’auto-direction ne risque-t-elle pas de se transformer en auto-exploitation, s’il n’y plus de régulation managériale ? Quelles frontières l’individu sera t – il capable de mettre entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle ? En affaiblissant la rationalité du contrat pour exalter la passion du projet, le sujet ne risquera-t-il pas d’entrer en hyper combustion de lui-même comme l’ont déjà démontré Vincent de Gaulejac et Nicole Aubert dans le management « managinaire » ?
4°) La place accordée au « leader libérateur » semble essentielle. Tout repose sur son engagement laissant à penser que la libération des entreprises dépendrait de sa seule initiative alors que celle -ci est aussi une construction collective : « La libération n’aurait jamais marché sans un leader d’exception » (2016, p 11).

Les communications écrites ou orales d’Isaac Getz ont une fonction de révélation aux yeux du grand public. Elles permettent de remettre en question un ordre qui a fait son temps dans le champ du management des hommes et des organisations. Mais sur le plan scientifique tout reste à faire car, si le séjour prolongé dans la communauté étudiée a permis de recueillir de précieuses informations, un important travail de traduction reste encore à faire.

- La confiance d'abord pour Jean - François Zobrist

Isaac Getz cite fréquemment un entrepreneur qui a fait figure de précurseur dans ce domaine : Jean-François Zobrist que les médias n’ont pas manqué de faire connaître. L’expérience de ce dirigeant atypique mérite le détour. En 1983 il prend la direction générale de l’entreprise FAVI, implantée en Picardie. Cette entreprise intégrée à un groupe de PME, rassemble plus de 400 salariés et réalise aujourd’hui un chiffre d’affaires de près de 90 millions d’Euros. Leader mondial dans son domaine, elle développe et réalise des pièces techniques en fonderie sous pression aluminium, laiton et cuivre pour de nombreux secteurs d’activités : automobile, aéronautique, compteurs d’eau, serrurerie, sanitaire, électricité, et santé.

Partant de cette volonté de mettre le client au centre de l’attention de chaque salarié, l’entreprise est décomposée en « mini-usines » de 20 à 30 personnes ; chacune étant dédiée à un client ou à un produit, et animée par un « leader » désigné par ses pairs.
Le commercial et les services « support » tels que la qualité, la maintenance, les approvisionnements, sont intégrés physiquement à chaque mini-usine afin de favoriser réactivité et communication. Un organigramme circulaire illustre clairement cette volonté de faire fonctionner l’entreprise de façon non hiérarchique et en communautés responsabilisées.
Un savoir - faire reconnu et une réelle capacité à faire du sur mesure en font une entreprise très robuste sur un territoire économique caractérisé par une désindustrialisation importante.

Cet attachement viscéral au territoire a plusieurs effets sur la dynamique de l’entreprise :
- Il constitue un projet fédérateur fort pour l’ensemble des salariés qui partagent le même Désir transformant ainsi la communauté de destin en communauté de dessein.
- Il a eu aussi des conséquences sur les choix stratégiques des dirigeants qui ont dû se diversifier sur des métiers très différents et innover en offrant plus de valeur pour résister aux demandes de délocalisation exigées par certains clients pour baisser les prix. Cette orientation fondamentale conduit l’entreprise à développer une stratégie d’’innovation permanente. Elle l’a encore prouvé récemment en concevant un nouvel alliage aux propriétés antiseptiques réduisant le risque d’infections nosocomiales.

Cette organisation en périmètres de service autonomes passe par une responsabilisation des collaborateurs qui a été mise en place par Jean-François Zobrist dès sa prise de fonction. FAVI est sans doute une des premières entreprises industrielles contemporaines qui s’est engagée si tôt dans la responsabilisation des salariés en transformant une organisation traditionnelle en véritable laboratoire d’innovations sociales.

Contrairement à d’autres dirigeants libérateurs, la démarche de Jean- François Zobrist ne relève pas d’une recherche théorique élaborée.  Fils d’un officier de l’armée de terre française, sa vision du management s’est construite sur des valeurs personnelles fortes liées à son éducation : Ancien scout, il est imprégné de l’idéal judéo chrétien et a été élevé en « faisant confiance à autrui ». Son expérience de commandement au cours de son service militaire a consolidé ses principes qu’il résume lui-même de la façon suivante:
- L’homme est bon
- Il faut avoir de l’amour pour ses clients
- La confiance rapporte plus que le contrôle
- Il est urgent de décloisonner
- Les Hommes ont besoin d’un rêve qui les inspirent vraiment
- Le pourquoi prime sur le comment

Son ancien patron l’a également fortement influencé dans cette conception intuitive du management, en lui proposant la direction de l’entreprise sur sa seule valeur personnelle sans qu’il ait encore fait réellement ses preuves dans ce type de responsabilité. Il a donc fait lui-même l’expérience en direct d’un management bienveillant reposant sur la confiance.

Porté par ses propres convictions et les expériences vécues, Jean- François Zobrist se positionnera, dès le début de son mandat dans la contestation du modèle traditionnel en demandant à ses collaborateurs de désigner des leaders dans les unités de production et en instaurant des relations plus directes entre les acteurs. Il a également reconfiguré le système de rémunération individuelle en réintroduisant certaines primes dans la part fixe et en mettant en place un intéressement collectif plus que significatif.

La posture est courageuse car dans les années 80, elle est totalement atypique. Le succès économique étant au rendez - vous, le modèle qu’il a mis en place constitue une référence inspirante qu’il s’efforce aujourd’hui de diffuser avec une certaine jubilation
Sous des allures un peu naïves, simplistes et parfois caricaturales  Jean – François Zobrist a su mettre en place, certainement intuitivement, un système de management qu’on peut considérer aujourd’hui comme très moderne. Il couvre en effet plusieurs niveaux qui présentent une certaine proximité avec le modèle d’Octave Gélinier (1976), considéré comme avancé :
- Des valeurs au niveau culturel : « L’Homme est bon » ; « La confiance rapporte plus que le contrôle » ; « L’amour du client »
- Une stratégie orientée visiblement sur le hors prix en cherchant à offrir le plus de valeur possible pour le client grâce à un important service de Recherche Développement. Stratégie intégrant par ailleurs le projet de vie des collaborateurs « Vivre durablement à Hallencourt »
- Un management basé sur la confiance en supprimant les contrôles et en diffusant massivement auprès des équipes les méthodes collaboratives de la qualité. L’entreprise a été la première fonderie européenne certifiée ILO OSH 2001, la première fonderie Européenne certifiée ISO 14001 en 1996, la première entreprise française certifiée OHSAS 18001 en 2000 et la première entreprise française certifiée QSE20
- Il a par ailleurs proposé une unité de mesure de la performance compréhensible et commune pour tous : « Le nombre de pièces par heure » plutôt que des indicateurs appartenant au « charabia gestionnaire ».
- Une redistribution équitable des résultats en redistribuant 7% des bénéfices réalisées avant impôts de façon totalement égalitaire entre tous les salariés de l’entreprise sans distinction de fonction.

Ces 3 auteurs qu’il convient de considérer comme des pionniers ont suscité de nombreuses vocations qui donnent lieu à des présentations très militante. Chaque « disciple » s’emparant de ces discours initiaux pour les colorer de leurs propres convictions.
Marc Dorel, par exemple, dans son livre « Le management libéré » (2014) témoigne de la fascination suscitée par les discours sur la libération d’entreprise. Son exaltation exprime « les fantasmes de rédemption » générés par ces nouvelles approches. La présentation qu’il en fait dans la page de couverture de son livre relève presque du miracle :
 « Chaque individu peut avoir son destin en main, qu’il peut prendre ses propres décisions, et que celui-ci choisira ce qu’il y a de mieux pour son entreprise, car c’est ce qu’il y aura de mieux pour lui-même ».  Cette théorie est atteignable et n’est pas une utopie, ce qui est prouvé par de nombreux cas d’entreprises ayant mis ce nouveau mode de management en place ». Les bénéfices sont palpables et ont été enregistrés justement chez les entreprises qui ont anticipé ce changement et adopté une nouvelle manière de gérer.
« Elle impactera de manière forte tous les acteurs de votre entreprise, et de manière stupéfiante vos indicateurs de performance. Elle permettra de libérer du temps au manager et d’accorder davantage de responsabilités aux opérationnels (production comme fonctions support) », assurent les responsables qui s’y sont essayé »
.

- Le management responsabilisant : un avatar du phénomène des entreprises libérées

Stanislas Desjonquères, PDG de Biose fait partie des promoteurs dits de 2° génération avec Alexandre Gérard de Chronoflex, Carlos Verkaeren de Poult , Christophe Collignon, d’Imatech. Laurence Vanhee, DRH au Ministère belge de la Sécurité Sociale.  Plutôt que de mettre en valeur la notion de liberté, il prône la capacité des salariés à prendre des « responsabilités augmentées » rejoignant Jean-Dominique Senard, PDG de Michelin qui parle de « management responsabilisant ». Pour marquer cette spécificité il définit son entreprise comme une « Société à Responsabilité Amplifiée ».

Le management responsabilisant est toujours présenté comme une variante de l’entreprise libérée mais il y a plusieurs éléments qui l’en distinguent :
-              1°) Le rôle du manager : On ne parle plus ici de les supprimer ni de les désigner. Il s’agit bien du manager en titre qui voit sa mission évoluer (sauf pour Biose !). Son rôle consiste désormais à accompagner ses collaborateurs dans le développement de leur autonomie et de leur maturité professionnelle. Cette préoccupation assez ancienne avait été déjà suggérée par Hersay et Blanchard dans le cadre du management situationnel (2007).
-              2°) Les termes de libération et de responsabilisation sont confondus mais ils ne renvoient pas à la même signification. Selon le dictionnaire, la libération renverrait « à l’action de rendre libre une personne prisonnière, de mettre fin à la sujétion d’un groupe, d’un contrôle… » tandis que le terme de responsabilisation renvoie simultanément certes à une liberté d’action mais en même temps à la nécessité de rendre des comptes. En droit, cette notion est indissociable de la faute qui nécessite de réparer les dommages causés en cas de défaillance.
-              3°) De façon concrète, la responsabilisation passe essentiellement par la mise en place d’une délégation progressive des zones d’autonomie. Elle constitue, en ce sens un support à la libération progressive mais elle n’exclue pas le contrôle puisqu’elle donne lieu à une évaluation.

Même si le dénominateur commun à tous ces discours  est la remise en question de la figure de l’autorité traditionnelle, on s’aperçoit cependant que derrière cet intitulé sémantiquement séduisant chacun peut y mettre ce qu’il souhaite, désire, imagine ou espère. C’est sans doute aussi cette ambiguïté qui explique les formes très variées que prend ce mouvement qu’il se nomme Sociocratie, Holacratie, Sophocratie, Harmocratie, Humanocratie, Leadership jardinier, Service management, etc…

Un dirigeant , sans doute pour se singulariser, a utilisé, plus récemment, le terme de démocrature ignorant que le sens exact de ce mot signifie en sciences politiques « dictature camouflée ! »...  (Liniger - Goumaz, 1992).

2. Les entreprises libérées : une métaphore signifiante

- Les apports de la linguistique et de la sociologie

Selon Saussure (1995) quand un signifiant condense plusieurs signifiés, on peut considérer qu’il fonctionne comme une métaphore qui, s’adressant à la « masse parlante » (Saussure, 1995), a besoin d’être déchiffrée.  C’est une figure composite qui a une fonction : faire rêver. En tant que telle, elle est l’expression d’un Désir qui tente de se frayer un chemin « derrière le caractère inintelligible du symptôme » (Dor, 1994, p 83).

Cet aspect inintelligible est lié justement à la multiplicité des interprétations possibles. Le symptôme est un signe qui ne peut dire la vérité de façon immédiate comme s’il y avait un risque à le faire. (Lacan, 2013). Il utilise, comme le rêve, des détours qui se présentent à travers des métaphores en se dissimulant par des procédés de condensation ou de déplacement.  Il s’agit évidemment de processus inconscients qui constituent un langage, un « parlêtre », qui signifie « l’insistance du Désir à parler dans « la langue » (Soler, 2008, p 218).

Sur le plan linguistique, l’association des deux tropes fonctionne aussi comme un slogan. Elle ressemble à « un cri publicitaire » qui relève du romanesque (Kristeva, 1981). On peut, à ce titre, les considérer comme un idéologème, c’est-à-dire un « dispositif sémantique polysémique et polémique » (Angenot, 1989) qui vise « à déconstruire des énoncés antérieurs pour faire advenir un nouveau sens » (Cros, 2003). L’idéologème n’est pas seulement une figure de style, il est encastré dans l’histoire sociale dont il est issu.
Le sociologue Barthes utilise le terme de « mythologies » pour caractériser ces productions imaginaires qui peuvent passer « d’une existence fermée, muette, à un état oral ouvert à l’appropriation de la société » (1957).  Il nous invite à ne pas les prendre à la lettre mais à les considérer comme l’expression symbolique des idéologies, voire des « idéalogies » (Kaês, 2012)  qui traversent souterrainement l’imaginaire social.  Il faut les entendre comme une « parole », un méta langage qu’il faut décoder pour percevoir « les sous – entendus » cachés. 
Si le mythe, pour Roland Barthes n’a pas une fonction sacrée, il a une fonction psychique et sociale. Il permet d’abord d’espérer en proposant un idéal à atteindre. Il a également une fonction fédératrice en rassemblant les individus autour d’aspirations communes. Il rassure en fournissant une solution à un problème donné. De façon générale il « nourrit le besoin de la masse de rêver ». En tant que tel il est donc l’expression du Désir. S’efforcer de décoder le mythe c’est donc tenter d’entendre ce que « le Désir » a à nous dire.

- Comment la souffrance au travail peut – elle se transformer en métaphore ?

Pour la psychanalyse, le Désir est à l’origine de la vie. C’est ce qui précède et permet l’existence. Il est indissociable du manque dans la mesure où il ne peut être totalement comblé. C’est ce qui explique qu’il est en permanence à la recherche de sa jouissance (Lacan, 2013). Pour y parvenir, il peut passer par plusieurs chemins : le passage à l’acte immédiat, la sublimation dans des activités socialement acceptables, la production d’un imaginaire inconscient. Quand une de ces trois voies ne parvient à assurer une régulation suffisante, c’est le symptôme.

Reprenant la théorie freudienne, les psychanalystes considèrent que le symptôme est un signifiant du refoulé qui fait partiellement retour pour trouver sa satisfaction. Mais, comme il est le résultat d’un désir confronté à la censure il apparait, comme dans le langage du rêve de façon détournée en se déplaçant sous forme métonymies et ou de métaphores. Celles – ci ne sont donc pas à prendre à la lettre ; ce sont des signifiants porteurs d’un signifié qu’il convient de déchiffrer pour s’en dégager. 

Quel lien peut-on faire entre ces processus anthropologiques et le phénomène des entreprises libérées ?  C’est précisément ce que nous allons essayer de décrire en revisitant le vécu des acteurs impliqués dans les organisations productives durant ces 50 dernières années.

Mais avant d’aller plus loin, il convient de rappeler que les processus que Freud a décrit quant au fonctionnement du psychisme individuel s’appliquent parfaitement à la vie des groupes, des organisations et des sociétés.  Kaës (2007, p 105) nous propose un concept plus pratique : celui d’appareil psychique groupal pour qualifier le fonctionnement collectif des organisations.
Que s’est-il passé dans l’appareil psychique groupal des collectifs de travail au cours de ces cinquante dernières années ? Les enquêtes Sumer (2003 et 2009), de nombreux de travaux de recherche (Casalegno, Nivet, 2015), ainsi que des cas d’entreprise emblématiques (France Télécom, Renault, La Poste etc.)  montrent clairement que les salariés ont été mis à rude épreuve, notamment en matière d’intensification du travail et de la montée du stress dans les organisations (Dares, 2013).

 Ils ont été confrontés à un système de double contrainte :  d’un côté, se conformer aux dures prescriptions de la logique gestionnaire, générées par la baisse des marges et d’un autre engager   totalement leur subjectivité pour répondre aux exigences d’un « capitalisme paradoxant » (Gaulejac,Hanique,  2015, Dujarier, 2012). Survivre dans un tel contexte a nécessairement un cout caché. Face à ces injonctions normatives, les acteurs n’ont eu pas d’autres solutions que de se cliver en rejetant dans l’imaginaire inconscient leurs aspirations à se penser autrement que comme « un stock de produits financiers » (Gori, 2011). Encastrés dans cet impensé organisationnel chosifiant, les individus sont devenus « invisibles » en tant que sujet. Cela est vécu selon Honneth (2008) comme une expérience de mépris. On comprend, dans ces conditions que les collectifs de travail ayant accumulé une certaine souffrance, voire du désespoir, soient devenus hyper sensibles à des perspectives de libération et qu’ils puissent éprouver le besoin de rêver à un autre monde.

La dernière enquête Gallup (2011 – 2012) , souvent citée par les libérateurs traduit les conséquences d’un telle relation entre le capital et le travail en démontrant qu’il n’y aurait, en France, que 9% de salariés engagés, 65% de salariés non engagés et 28% de salariés activement désengagés. 

En faisant une analyse du « bassin sémantique » associé aux mots « Souffrance au travail » et « Entreprise libérée » sur Google Trends, on constate une étrange corrélation entre les courbes représentant le nombre d’articles diffusés autour du premier thème et celle liée à celui de la libération d’entreprise. La première s’estompe (au moins provisoirement) dès l’instant où l’autre connait une très forte progression comme si le mouvement de la libération constituait une réponse à la « saturation » (Durand, 1996) éprouvée par les acteurs  dans les organisations. 

- L’entreprise libérée :  une métaphore aux  allures romanesques

La façon dont les libérateurs de la première et deuxième génération font récit de l’aventure qu’ils traversent mérite qu’on y accorde une plus grande attention. Elle ressemble souvent à un conte, à une légende, en tout à une « belle histoire .  Il était une fois un entrepreneur ou une entreprise en difficulté. Plus aucune solution ne semblait possible. Alors le dirigeant décide de remettre en question son pouvoir et donne à ses collaborateurs les clés du royaume. Les membres de la cité se réveillent comme par enchantement de l’état de sommeil dans lequel les avait placés le méchant taylorisme. Ils se réunissent pour débattre entre eux et trouvèrent des alternatives nouvelles fondées sur la liberté et la responsabilité des personnes ; Ce qui permit à l’entreprise de retrouver des résultats fabuleux.  Ce résumé, sans doute ici caricaturé à l’extrême présente une analogie étonnante avec le conte du Petit Poucet et à celui de la Belle au bois dormant.

Le schéma actantiel de Greimas (1966) utilisé pour analyser la structure d’un roman semble bien adapté pour étudier ces narrations.  Il y a un héros : le dirigeant (l’Actant), en quête d’une solution (la libération) pour échapper au malheur (le déclin économique). Son entreprise a besoin d’opérer des transformations (l’épreuve) pour survivre (l’Emetteur ou les destinateur). L’épreuve consistera pour le dirigeant à dépasser son égo et pour les salariés à prendre la parole selon des règles plus démocratiques. Cette quête donnera naissance à une nouvelle organisation plus performante (le destinataire).

La référence au roman pour analyser un changement organisationnel ou managérial peut surprendre. Les discours sur les entreprises libérées en présentent cependant toutes les caractéristiques. Ils rendent compte comme le ferait un roman « des péripéties d’une transformation » (Kisteva,1976). Tout en partant de faits réels, il laisse une large place à l’imagination et à leur vécu subjectif.  En cela, cette forme d’expression est assez inhabituelle en sciences de gestion.

- Les entreprises libérées : Une mythologie de contestation

En s’affublant d’un masque romanesque, le discours sur les entreprises libérées à une fonction : celui de remettre en question les conventions et les normes établies. Il témoigne d’une idéalité qui persévère longtemps de façon souterraine dans les consciences, avant de se manifester sous une forme explosive quand la situation n’est plus tenable. Les groupes humains libèrent, alors, leurs capacités « poïétiques » en produisant d’abord des utopies, des mythologies ou des modes.  Celles – ci sont le résultat d’un long trajet anthropologique qui constituent un préalable à la régénération des modèles. (Durand, 1996).

Nous posons l’hypothèse que « L’Entreprise Libérée » est une formule rhétorique qui parle de la nécessité impérieuse de changer sans pouvoir clairement énoncer la nature du changement.  C’est une figure de style qui permet d’envisager de nouvelles formes de relations dans les organisations, encore mal identifiées. Elle constitue un nouveau conteneur sémantique d’un projet encore à l’état d’invention. Elle fournit les éléments d’un autre espace qui n’est pas annexé à l’espace idéologique dominant. C’est du moins sa prétention ….

3. Les conditions d'apparition d'une mythologie à l'état d'explosion

- Quand les facteurs endogènes rencontrent les facteurs exogènes

Si le phénomène des entreprises libérées apparait aujourd’hui dans l’espace social avec tant d’intensité c’est que l’Histoire le rend possible. Les seuls facteurs endogènes ne peuvent suffire à expliquer, à eux seuls, ce « kaïros ».  Il existe aussi des facteurs exogènes qui ont permis cette émergence soudaine : 

- Sur le plan stratégique, le modèle de la compétitivité prix est arrivé à son terme. C’est maintenant une évidence. L’industrie française a perdu près de 50% de ses salariés et ne représente plus que 11, 2 % du PIB en 2014 contre 22,3% en 1970 (Insee, 2016). La lutte concurrentielle ne se joue plus sur la seule productivité du travail mais sur l’innovation à valeur ajoutée, la servicialisation et l’internationalisation. C’est, donc, dans un tout autre paradigme économique que les entreprises doivent aujourd’hui évoluer . Cela nécessite de mobiliser la créativité et l’intelligence des personnes en créant les conditions sociales du don pour favoriser l’échange des savoirs et la coopération. (Alter, 2010). Ce nouveau type de collaboration ne peut relever de la coercition ou de la manipulation perverse. Le don n’est possible dans une organisation que si les acteurs parviennent à instaurer des relations plus symétriques et si possible plus démocratiques (Caillé, 2014). 

Cela passe par la mise en place d’une autorité plus décentralisée laissant une large place aux régulations, négociations et, au nom du principe de subsidiarité, aux initiatives locales. Cela correspond également aux attentes des nouvelles générations qui aspirent, selon Dan Pink (2016) à plus d’autonomie dans l’action.
 
-  Les technologies de l’information et de la communication rebaptisées aujourd’hui digitalisation ont également une influence significative sur la nature des liens que les salariés tissent entre eux et avec l’organisation. En multipliant les interactions, elles contribuent à affaiblir l’autorité hiérarchique centralisée et à développer une « horizontalisation » de plus en plus grande des relations. Elles « fournissent aux groupes humains les moyens de mettre en commun leurs forces mentales pour constituer des collectifs intelligents et faire une démocratie en temps réel » (Levy, 1995, p 69).

Menacés du dedans par ces paradoxes trop longtemps « refoulés » et bouleversés du dehors par un environnement économique et social en pleine métamorphose, toutes les conditions, sur le plan anthropologique, sont réunies pour produire un processus cathartique qui peut prendre la forme « d’utopies » tapageuses ».  En devenant des « utopies pratiquées », leur mérite est de susciter des débats qui peuvent permettre de repenser des modèles établis et d’une certaine façon de contribuer à leur régénération.

- L’entreprise libérée : un espace transitionnel vers l’entreprise dé - libérée ?

Les concepts d’espace et d’objet transitionnel proposés par Winnicott (1975) paraissent bien pratiques pour positionner le phénomène des entreprises libérées qui semblent présenter toutes les caractéristiques d’une forme d’organisation provisoire non stabilisée quand on voit la diversité des dispositifs mis en œuvre. Il apparait comme un état intermédiaire entre le modèle hiérarchique autoritaire du passé et le modèle collaboratif délibératif qui semble se dessiner à travers les nombreuses pratiques relevant de l’innovation managériale : management agile, innovation participative, démocratie d’entreprise, qualité de vie au travail et performance, co-working, etc…

En tant que tel, il constitue un temps d’expérimentation où les acteurs vont s’essayer à fonctionner dans des organisations plus transversales par la mise en place de cercles de délibération, plus participatives en facilitant la circulation de la parole, plus souples en redéfinissant les rôles et plus démocratiques en mettant en place de nouvelles modalités de décision et de coopération.

Le concept d’objet transitionnel s’applique aussi à ce cas dans la mesure où il constitue en soi un mythe fédérateur qui rassemble dans une espérance commune. Comme tout objet transitionnel, il est porteur, certes, d’illusions, mais c’est un point de passage obligé pour repenser le Management.

En guise de conclusion

Il est assez facile de sourire ou de manifester un certain scepticisme, voire de l’ironie devant les enthousiasmes parfois extravagants des libérateurs. Mais l’ethnopsychiatre Devereux et l’anthropologue Roger Bastide (1983) nous ont bien prévenu sur le fait que le réveil de l’espérance messianique transportait avec elle une part de « folie collective ».

Le chercheur face à cette « mythologie » doit trouver son point d’équilibre au milieu des controverses entre la froideur parfois impitoyable de la rationalité objectivante et la sympathie éprouvée pour tous ceux qui nous invitent à ne pas renoncer à faire appel à notre imaginaire pour réinventer le monde.  Quand on sait que 80% des produits n’existent pas encore et qu’ils devront créer la plus grande valeur possible pour les clients, on peut penser que le management a en bien besoin.

Dans cette période de rupture, où un monde se meurt tandis qu’un autre est en train de naître, les productions utopiques ont une valeur : celle de permettre de préparer le futur : « Aucune   caravane   utopique   n’a   atteint   son mirage. Mais sans ce mirage, aucune caravane ne se serait mise en route » (Desroches, 1976)

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