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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.25 Anthropologie de la crise financière par Bernard Ibal Docteur d'Etat en philosophie, Responsable du Pôle Ethique et Management (ESC Clermont)


Introduction :

La crise financière est-elle une crise financière ? Est-elle un accident de parcours ? Une erreur d’aiguillage dans l’histoire ? A entendre les politiques et les économistes, tout porte à croire qu’il s’agit d’une mauvaise gestion de la mondialisation libérale et de manquements graves à l’éthique. Les hommes ont mal usé de leur liberté et mal assumé leur responsabilité. Il suffit d’un sévère rappel à l’ordre éthique et juridique de la raison et la crise devrait s’estomper.

Mais personne ne se demande si, plus dangereusement et plus profondément, la raison humaine ne serait pas elle-même " perverse " au point d’entraîner l’humanité dans le désarroi. Saussure, Lacan et Lévi-Strauss ne nous ont-ils pas appris que l’homme est asservi à des structures symboliques qui guident ses comportements ? Or l’ordre monétaire et l’ordre financier sont avant tout des ordres symboliques. Dans ce cas, la soi disant crise financière ne serait pas une crise accidentelle, mais la résultante incontournable de la nature profonde de l’homme et de ses structures symboliques. " Les symboles monétaires et financiers sont plus réels que ce qu’ils symbolisent " pourrait-on dire en plagiant Lévi-Strauss. Dans ce cas, aucune mesure économique, aucune décision politique ne peut donc avoir prise sur cette réalité anthropologique irréfragable.

1. Anthropologie classique : tenter de contrôler l’intérêt égoïste par la raison universelle.

A qui la faute ? Voilà bien une question de l’humanisme classique : il nous faut un coupable. Pour Descartes, il n’y a guère de place pour l’erreur car la raison bien utilisée ne saurait se tromper. La défaillance ne peut être qu’une faute : la volonté ne s’est pas tenue " dans une ferme et constante résolution " de suivre la voie de la raison (formule répétée dans toute son œuvre). Par sa liberté, l’homme a failli. Il est donc responsable. Kant confirme : même " déterminé " par son hérédité, son éducation et ses fréquentations, le menteur aurait pu choisir de ne pas mentir (p.405 " Critique de la raison pure ").

Le trader est d’office le bouc-émissaire emblématique. Il faut bien reconnaître qu’en " jouant " des dizaines de milliards d’euros sans en référer (ou presque) à personne et sans risque, le trader fait figure de diable de la finance, c’est l’homme de tous les périls.

Encore plus subtil est de transformer les victimes en coupables : la crise des subprimes serait la faute des emprunteurs trop pauvres pour emprunter ! Libération) s’indigne : " On entend dire : " La crise, c’est la faute des emprunteurs ! " Scandaleux ! Toute la chaîne est impliquée : brokers, agence de notation et les marchés des capitaux qui se sont gardés de regarder sous les jupons. " John Taylor, président de l’ONG qui assiste les emprunteurs de subprimes (Libération du 17/09/07). Sous quels jupons fallait-il chercher le vice ? Le Monde le sait et pour une fois ne mâche pas ses mots : " Bien à contrecoeur la BCE accorde l’impunité à des profiteurs, des voleurs, des spéculateurs et des imbéciles. La crise n’est pas due à une néfaste " financiarisation " de l’économie. La finance moderne, libéralisée, globalisée, a des vertus immenses " Eric Le Boucher (Le Monde - 10/09/2007). Le Monde n’hésite pas à donner dans le manichéisme des gentils et des méchants. La BCE et la financiarisation de l’économie sont dans le camp des anges, ça ne semble pourtant pas une évidence ! La dichotomie du journal de référence blanchit les institutions monétaires et la logique saine de la finance. Le mal n’est pas dans les structures, mais dans les hommes : " profiteurs, voleurs, spéculateurs, imbéciles " ! D’un côté la rationalité du système qui ne peut pas être mauvaise ; de l’autre les bas instincts des intérêts égoïstes. On croit relire le Traité des passions de Descartes !

Pour que tout rentre dans l’ordre, il faut sévir : " L’attitude arrogante des banquiers s’est terminée en désastre. Peut-être les banques vont-elles apprendre l’humilité. La réalité économique pourrait bien finir par les contraindre à faire pénitence. " Propos attribué à P. Steinbück ministre allemand des finances. Cf. breakingviews.com. Vive la Raison, à bas les instincts, sauf que les voyous d’aujourd’hui étaient les héros de l’ultralibéralisme d’hier.

Ce n’est pas un simple recours bruyant à l’éthique, c’est un changement d’éthique, une transmutation des valeurs : valeurs de la prudence raisonnée contre celles de l’aventure débridée. Le mythe nietzschéen du golden boy cède le pas à celui kantien des contrôleurs des finances…du moins en apparence.

Du coup, le modèle social français si décrié par les hérauts du capitalisme, est brusquement redevenu vertueux : il maintient une forte demande, sauve de la misère et indemnise le chômage faute de l’endiguer.

Ce n’est pas un simple recours bruyant à l’éthique, c’est un changement d’éthique, une transmutation des valeurs : valeurs de la prudence raisonnée contre celles de l’aventure débridée. Le mythe nietzschéen du golden boy cède le pas à celui kantien des contrôleurs des finances…du moins en apparence.

Du coup, le modèle social français si décrié par les héro s du capitalisme, est brusquement redevenu vertueux : il maintient une forte demande, sauve de la misère et indemnise le chômage faute de l’endiguer.

De même Keynes " le ringard " retrouve une deuxième jeunesse et on se tourne vers l’Etat, ce vieil ogre, parce qu’il est le seul désormais à garantir une certaine confiance qui a cruellement déserté le secteur privé. On nous rejoue Antigone de Sophocle) : la guerre des clans n’est plus à la mode, la Grèce antique applique la raison à la gestion de la cité. Wall Street s’y reconvertit et l’administration américaine, sanctuaire du libéralisme, nationalise banques et industries.

Mais nous ne pouvons pas en rester à l’Etat-Nation. Pour deux raisons : d’abord parce que la mondialisation est le fait que chaque acteur économique dépend de tous les autres à l’échelle mondiale et en temps t0 : d’où la solidarité obligée. Ensuite parce que la raison de l’anthropologie classique est cette faculté mentale en quête de l’universel. Ce sera le G20 dont la dernière prestation en septembre 2009 à Pittsburgh est un succès de la marche vers l’universalité. C’est l’entrée des pays émergents dans le cercle des grandes puissances (ex : G8) même s’il n’y a qu’un pays africain (Afrique du Sud). Les pays pauvres restent exclus. L’anthropologie classique demeure la culture du G20 : rationaliser, réguler, contrôler, équilibrer, coordonner. La contradiction est le péché contre la raison. Mais le 21ème siècle n’est pas le 17ème siècle.
La méthode de Descartes veut partir d’ " idées claires et distinctes " (formule répétitive), et il n’y a d’idée claire et distincte que pour des objets simples, non composés, non diffus : un point, une droite, un angle…En cas de difficulté il faut décomposer celle-ci en éléments simples, ou " point fixe et sûr " pour s’assurer d’idées claires et distinctes. Mais depuis le " Discours de la méthode " (1637), la complexité irréductible s’est invitée dans les sciences physiques et humaines.

Bachelard (1884-1962) par exemple montre qu’il n’y a pas d’éléments simples qu’on pourrait ensuite mettre en relation pour comprendre des ensembles. A l’inverse c’est la relation qui est première, c’est elle qui fonde les termes de cette relation : un électron n’est un électron que par ses relations électromagnétiques avec le noyau d’un atome. Tout est interactif, relatif, dépendant, composé. Du coup les solutions à un problème peuvent être multiples et contradictoires.

C’est ainsi que le G20 est conscient du péril des déficits publics creusés de façon exponentielle pour sauver les banques, le crédit et la relance. Il est conscient de l’urgence. Et en même temps il décide de poursuivre cette politique des déficits sous peine de récession économique galopante. Il n’y a plus d’idées claires et distinctes et toute décision rationnellement juste entraîne des dégâts collatéraux insupportables. La physique quantique a appris à vivre avec ses " contradictions ", sans " point fixe et sûr ", mais les sciences humaines et le G20 n’ont pas cette culture et plongent dans le désarroi des doubles binds. L’opinion publique encore plus.

Parler d’analyse systémique, tenant compte de cette interdépendance des divers facteurs, ne sert pas à grand-chose. La météorologie et l’économie sont des sciences aléatoires de par l’infinité des facteurs interactifs sans repère stable. I. Prigogine, prix Nobel de chimie, aurait pu être prix Nobel d’économie par son célèbre effet papillon par lequel les infiniment petits se conjuguent aléatoirement en infiniment grands inattendus. Parallèlement la physique quantique se réduit à des calculs de probabilité, et la nouvelle physique quantique se méfie même de cette mathématique.

Dans le cadre d’une anthropologie classique, le G20 dépend du discernement des experts et de la volonté des hommes politiques. En fait le problème principal du G20 serait de renoncer à cet idéal du 17ème siècle pour assumer en économie et en finance la théorie des indéterminations de Heisenberg appliquée aux sciences humaines.
Même le cas apparemment aussi simple que scandaleux des bonus et des rémunérations de traders ne trouve qu’une solution instable du G20 quand il préconise l’étalement sur 3 ans de la résultante gains/pertes, le paiement partiel en actions et des malus en cas de contreperformances, afin de responsabiliser les acteurs. Mais qu’en sera-t-il de l’application de ces réductions de bonus quand toutes les banques s’arrachent les traders et quand les grands groupes s’arrachent les PDG ? D’ailleurs en cas de non application aucune sanction n’est prévue.

Toute médaille a son revers. L’interdiction (d’ailleurs molle) des paradis fiscaux ne peut que renforcer le marché noir et les mafias des paradis fiscaux ; l’annulation de la dette des pays pauvres ne peut que décourager les riches à prêter à nouveau aux pauvres, etc…

Sans doute faut-il abandonner l’idée de réformes ponctuelles comme ci-dessus pour des réformes d’ensemble. Si nous ne pouvons guère modifier un élément d’un système sans effet boomerang dans tout le système, peut-être faut-il prendre la hauteur de la théorie des ensembles (c’est un peu la tendance américaine du G20 quand ils en appellent à la régulation). Dès lors les problèmes deviennent des questions d’asymétrie et les solutions des retours à la symétrie pour calmer les tensions internes au système.

Aujourd’hui l’asymétrie macroéconomique menaçante est dans le rapport Chine/USA. Les Chinois consomment trop peu et épargnent trop tandis que les Américains épargnent trop peu et consomment beaucoup trop. Là encore la complexité rend les données paradoxales. Ce jeu dangereux du commerce international peut continuer encore quelque temps. En effet les Américains peuvent payer leur déficit commercial par leur " déficit " monétaire parce que le dollar est monnaie internationale. Ils payent en monnaie de singe. Les Chinois menacent de ne plus considérer le dollar comme monnaie internationale, mais les menaces sonnent faux : ils sont les plus grands détenteurs de dollars ; en sabordant le dollar, ils se saborderaient. Quant aux citoyens chinois, ils ont besoin d’épargne individuelle pour pallier les déficiences chinoises des prestations sociales, et d’épargne collective pour développer l’immense part territoriale toujours au stade du Tiers-Monde. Mais alors qui paye le déficit américain et la surépargne chinoise ? : l’euro fort qui pénalise l’économie européenne sanctionnée dans ses exportations et qui attire l’épargne chinoise spéculative. L’Europe est elle-même divisée entre une Allemagne dans le camp (chinois) des excédents commerciaux et le Grande-Bretagne dans le camp des USA. Une régulation d’une instance internationale autoritaire serait utopique et dangereuse. Tout le monde est en théorie pour une régulation, seul le Pape dans Caritas in veritate a compris que cette régulation ne devait pas être jacobine, elle devait se faire dans la subsidiarité des structures diverses, interactives, complexes des acteurs économiques et sociaux. La symétrie ne s’obtiendra que par une politique des petits pas.

Asymétrie entre les ensembles pays riches/pays pauvres. Ce déséquilibre est un boulet de la croissance mondiale et accélère le débordement constant des flux migratoires. Le G 20 continue dans le sens des subventions… à fonds perdus. L’économiste africaine Dambisa Moyo (L’aide fatale - j.c. Lattès 2009) préconise l’arrêt de cette " aide fatale " pour mettre l’Afrique en situation des pays émergents asiatiques : recours normal aux marchés des capitaux, développement du système bancaire et du microcrédit, politique d’investissements étrangers dans le jeu du donnant-donnant (investissement contre matières premières), arrêt des auto-subventions du commerce occidental. Comment biffer les facteurs culturels ? L’Asie du Sud- Est est de haute tradition commerciale mondiale, l’Afrique cultive souvent (positivement) la solidarité interne des clans familiaux, plutôt que l’ouverture aux échanges extérieurs. Il n’y a jamais de paramètre simple.

Asymétrie de l’information dans les systèmes financiers ? Que savent les actionnaires et les salariés des visées spéculatives de leur entreprise ? Que savent les banquiers de leurs traders ? Que savent les banques de leurs titrisations où les produits financiers se mélangent de façon tellement complexe qu’aujourd’hui encore la poule bancaire n’y retrouve pas ses poussins toxiques ? Et à nouveau le paradoxe de la complexité : plus de transparence ? Oui. Mais comment agir à la vitesse de la lumière sur les marchés financiers et comment agir dans la surprise si chaque acteur doit prévenir son environnement professionnel de la complexité et de la rapidité de ses décisions ? Solution radicale : supprimer le marché libre des capitaux ; mais on sait ce que donne l’économie administrée.

Asymétrie entre les rémunérations du capital et celles du travail. Le Monde du 14/10/2008 (cœur de la crise boursière) titre paradoxalement : " Le CAC 40 est en très forte hausse ! ". Son sous-titre : " Depuis sa création en 1988, l’indice de la Bourse de Paris a progressé de 120% et le salaire annuel de 15% à prix constant ". Scandale de la spéculation ? Argent facile ? Sans aucun doute. L’anthropologie classique raisonne avec bon sens : excès de la spéculation aboutissant à surévaluer les actifs (bulle financière) et affaiblissement de la lutte des classes. Ce n’est pas faux mais la complexité de l’anthropologie éclatée revient au galop. Certains disent avec le célèbre John Rawls (Théorie de la justice - 1971) que sous certaines conditions démocratiques, les inégalités sociales sont un facteur de progrès social pour les plus défavorisés. Vive les paradoxes de l’anthropologie contemporaine. D’autres se contentent de faire remarquer que les 120% sont fragiles, le CAC 40 est à 6100 en juin 2007, à 3100 en octobre 2008, à 4000 en janvier 2010. Mais plus important encore : la part de la technicité coûteuse et rapidement obsolète dans la valeur ajoutée d’une entreprise (robotisation, innovation technologique) prend de plus en plus de place par rapport à la part du travail salarial. Comparons par exemple la part du travail humain et la part du " travail " mécanique et informatique dans l’agriculture entre 1910 et 2010 ! Encore plus important : la ligne de démarcation entre le capital et le travail n’est plus tant celle entre deux classes sociales que celle qui partage chaque citoyen à la fois petit salarié et petit épargnant. Ce qui était clair encore au 19ème siècle dans la tête de Marx est schizophrénique dans celle du citoyen occidental du 21ème siècle. Le syndicalisme sera décalé s’il ne prend pas en charge la personne dans sa globalité : le salarié certes, mais aussi l’épargnant, le consommateur, le défenseur de la nature, l’acteur compétent de ses loisirs, de sa vie familiale, de sa vie privée, de sa vie associative.

Asymétrie entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas. Comment peut-on parler de sortie de la crise, alors que le chômage augmente ? L’asymétrie n’est pas entre redémarrage de la croissance et chômage. L’asymétrie est dans la représentation économique de la réalité, elle exclut l’homme. Les hommes ne voient jamais la réalité, ils ne voient que les représentations de la réalité à travers les mots qu’ils prennent pour la réalité. En l’occurrence il existe bien le mot " salarié " et le mot " chômeur ", mais ces deux mots ne signifient pas " homme avec ses soucis ", ils signifient variable d’ajustement de l’économie et de la gestion d’entreprise. La variable d’ajustement fonctionne bien ; grâce aux licenciements la reprise économique est possible. Le système marche.

2. L’anthropologie structurale : le piège de l’ordre symbolique financier.

Il n’est pas possible de penser la " crise financière " de 2010 à travers une anthropologie classique qui a plus de 350 ans. Et pourtant c’est ce que les politiques), les chefs d’entreprise, les syndicats, les économistes, les médias et l’opinion publique continuent de penser…en continuant de s’embrouiller dans le diagnostic et les solutions.

Quand nous disons à juste titre que nos sociétés souffrent du dualisme tragique de l’économie réelle et de l’économie virtuelle, de quoi parlons-nous ?

On peut se contenter d’expliquer que la financiarisation de l’économie par les banques et la Bourse est une nécessité pour les entreprises et que cette financiarisation n’est pas une nouveauté. La nouveauté est que les gens seraient devenus fous : au lieu de financer les entreprises par l’investissement et le crédit, le monde de la finance s’est dévergondé dans une économie-casino où l’on spécule sur la valeur montante ou descendante des actifs des entreprises en fonction d’intuitions qui n’ont pas plus de repères que le tiercé, les paris sur les matches de foot, ou sur le temps qu’il fera dans 1 mois. Le tragique est que ce n’est un jeu que pour les joueurs, mais pas pour les salariés des entreprises, ni pour l’ensemble des citoyens. En effet l’économie réelle est faite de toutes ces entreprises créatrices de richesses, d’emplois et de liens sociaux, entreprises qui ont leurs projets, leur stratégie, entreprises où le dialogue social s’effectue entre une direction et des représentants syndicaux des salariés. Or ces entreprises bien réelles dans l’exercice de leurs activités et de leurs échanges, n’ont en fait aucune autonomie. Leur gouvernance dépend directement des actionnaires, c’est-à-dire des propriétaires d’un moment. Ces derniers peuvent vendre aux plus offrants pour acheter ailleurs d’autres actions qui leur paraissent plus prometteuses. Les nouveaux propriétaires peuvent changer de stratégie, restructurer l’entreprise. Dans le cas où l’entreprise viendrait à connaître un tant soit peu quelques difficultés, on pourrait s’attendre à ce que les propriétaires la défendent. C’est le cas (rare désormais dans les moyennes et grandes entreprises) quand le créateur de l’entreprise resté actionnaire majoritaire se fait un devoir de sauver ce qu’il a créé. En fait l’investisseur anonyme, loin de chercher à défendre l’entreprise en difficulté supposée, pense à fuir avec ses capitaux vers des investissements supposés plus sûrs et plus rapidement rentables. En vendant, cet investisseur nomade aggrave les éventuelles difficultés de l’entreprise parce qu’il fait baisser la valeur des actifs de l’entreprise. Dès lors les entreprises cotées n’ont plus qu’un objectif : tout faire pour faire monter à court terme le cours de leurs actions. L’entreprise en particulier et l’économie en général souffrent gravement de manque de stratégie à long terme.

Les capitaux nomades sont en quête de retour sur investissement à 3 mois ce qui laisse peu d’espoir pour des projets à 5 ans. C’est là que l’anthropologie classique lance son appel à l’éthique des investissements et à la Responsabilité Sociale des Entreprises. Ca ne sert pas à grand choses car la finance se déchaîne dans l’économie virtuelle. Elle achète et elle vend des actions, valeur mobilière (mobile) en cherchant d’abord des plus values rapides dans ces transactions de l’offre et de la demande, plutôt que des dividendes qui sont davantage des faire-valoir à la vente de l’action que la source principale de l’enrichissement. Cette économie est virtuelle parce qu’elle fonctionne dans sa dynamique qui ne correspond pas à la logique de l’économie réelle. A tel point que l’investisseur, même le petit épargnant, ne sait pas trop où sont placés ses capitaux, il spécule à travers des produits financiers hybrides gérés par des investisseurs institutionnels. Le virtuel est déconnecté du réel et c’est pourtant le virtuel qui commande le réel.

Cette financiarisation néfaste n’est pas le fait de gens méchants, aux instincts prédateurs qu’il faut ramener à la raison. L’anthropologie structurale peut comprendre autrement. L’ordre financier est un ordre symbolique. L’homme est homme parce qu’il a accès à l’ordre symbolique. C’est ainsi que le langage humain n’a rien à voir avec le langage animal. Les animaux communiquent par des signes qui sont en fait des signaux : le 8 que l’abeille dessine en volant désigne de façon définitive, sans ambiguïté, la direction et la distance du pollen à butiner. Ce signal ne peut pas signifier autre chose. Dans le langage humain, le signe est un symbole : il n’y a aucun lien définitif, aucune analogie, aucun rapport logique entre l’idée de table et le son prononcé " table ". Le signifiant table (le mot avec son image sonore) est sans rapport interne avec le signifié table (le concept table). Saussure (1857-1913) nous dit ainsi que " le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire " c’est-à-dire sans raison (Cours de linguistique générale - Payot 1915 ). La preuve est que d’autres hommes peuvent dire table (en anglais), Tisch, mesa, etc…pour renvoyer au même signifié. La preuve encore est que le signifiant table peut avoir pour signifié non plus un meuble mais par exemple " table de la loi ", " table des matières ", " plaisir de la table ". De ce fait le langage animal est inné, le langage humain est appris puisque le lien du signifiant et du signifié est aléatoire, fonction de telle ou telle langue.

Et bien nous pouvons dire que l’euro est un symbole où le signifiant euro (son image visible ou sonore) n’a rien à voir avec son signifié euro valeur marchande. C’est pourquoi au gré du temps et des lieux il signifie la valeur d’un ou d’un demi café. En apparence le signifiant monétaire euro a pour signifié la richesse économique de la zone Euro. Mais en fait c’est faux : le signifiant euro est indépendant de son signifié. L’euro s’évalue en dollar, en yen ou en livre sterling. L’ordre du signifiant, c’est-à-dire la structure qui lie les signifiants entre eux, est indépendante de l’ordre du signifié. Aujourd’hui l’euro est surévalué par rapport à la richesse de la zone Euro, mais ce n’est pas une erreur. En effet la valeur de l’euro est liée à sa parité avec d’autres signifiants monétaires (1 € = 1, 4 $). L’euro a sa vie et sa vérité dans le système monétaire international et non pas dans son lien avec la richesse qu’il est censé représenter (même si le signifiant n’est jamais totalement étranger à son signifié d’origine). D’ailleurs pour réévaluer la valeur du signifiant monétaire euro, on peut certes augmenter la richesse produite dans la zone Euro (enrichissement réel du signifié), mais, la plupart du temps on réévalue l’euro en rachetant beaucoup d’euros, on le dévalue en vendant beaucoup d’euros. Son cours s’apprécie en fonction de l’offre et de la demande comme si c’était une marchandise alors qu’il est un symbole de la valeur des marchandises. (On peut aussi jouer sur les taux directeurs de crédit).

Il en va de même dans le marché des valeurs mobilières. L’action est un signifiant, son signifié est la part d’entreprise qu’elle est censée représenter. Mais l’action n’est pas un signal qui serait rivé à la valeur réelle de son signifié (le morceau d’entreprise). L’ordre du signifiant est indépendant de l’ordre du signifié. Les signifiants (les actions) se vendent et s’achètent ou s’échangent indépendamment de la réalité-richesse des morceaux d’entreprise. On comprend dès lors la déconnexion de l’économie virtuelle (l’ordre du signifiant) et de l’économie réelle (l’ordre du signifié). Et on voit bien, par les monnaies et par les actions, que " les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent " (Lévi-Strauss 1908-2009 : Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss in Sociologie et Anthropologie). La vraie valeur d’une entreprise n’est pas dans l’évaluation de son patrimoine et de son fonds de commerce mais dans sa cotation boursière qui représente son présent et son avenir (jusqu’à 10 fois la valeur du signifié). On a tort donc de parler de virtuel dans le cas d’une anthropologie structurale. De même qu’on a tort de parler d’économie réelle en parlant du monde de l’entreprise. Car, nous l’avons dit, la réalité est insaisissable, nous n’en avons que des représentations. La montagne et la vallée ne sont pas des réalités, mais des idées, des signifiés. C’est une façon symbolique de se représenter le monde ; pour le microphysicien " montagne " et " vallée " ne veulent rien dire, elles sont un amas de molécules et d’atomes. C’est le signifiant " montagne " qui fait exister le signifié " montagne ". " Le signifiant précède et détermine le signifié " (Lévi-Strauss). Saussure, parlant du signifiant et du signifié, parle de " découpures faites dans la masse de la pensée ". Le signifiant " montagne " découpe dans la masse de la pensée le morceau de puzzle " montagne ", son signifié. Mais attention, il ne s’agit toujours pas d’un signal qui indique la montagne. C’est un symbole qui ne fait signe que par différenciation avec d’autres signes d’une même structure. Le signifié " montagne " ne se comprend pas par lui-même comme une chose positive : il fait signe parce qu’il se distingue de la vallée, des nuages, etc. contrairement au dire de l’anthropologie cartésienne. Saussure écrit dans son " Cours de linguistique générale " : " Dans la langue il n’y a que des différences. Bien plus : une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s’établit ; mais dans la langue il n’y a que des différences sans termes positifs. Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées, ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système ". Voilà pourquoi il n’y a pas d’éléments simples, de choses solides : tout est relatif à tout parce que c’est la relation (la différence) qui fait exister le signifiant et le signifié " montagne " par opposition aux signifiant et signifié " vallée ". " C’est le monde des mots qui crée le monde des choses ", sinon les choses restent " confondues (…) dans le tout " (Lacan 1901-1981, Les Ecrits - Le Seuil). Il faut donc pouvoir parler pour pouvoir discerner et penser.

La marque " Christian Lacroix " n’est pas une réalité en soi. Son concept, le signifié, s’est distingué par le signifiant (les mots) " Christian Lacroix ". Signifiant et signifié ne font signe que par différenciation avec " vêtement industriel " ou avec son concurrent Christian Dior. Le signifiant s’évalue indépendamment du signifié. Le symbole " Christian Lacroix " est plus réel que la robe " Christian Lacroix " puisque la même robe dégriffée (sans le signifiant) ne vaut pas grand-chose. Le signifiant " Christian Lacroix " s’évalue en relation avec d’autres signifiants, signifiants du luxe ou signifiants d’objets dérivés…jusqu’à ce qu’il ne signifie plus rien. Dès lors son signifié (l’entreprise, le concept) disparaît aussi. Il ne se distingue plus parmi les signifiants de haute couture.

Le salarié n’est pas non plus un terme positif, il ne se comprend que par rapport à employeur. Les symboles socio-économiques ont tracé ces découpures et ces différences. En ne se comprenant que par rapport à employeur et à entreprise, le salarié n’est effectivement qu’une variable d’ajustement.

Peut-on changer les structures de l’ordre symbolique pour changer de système économique et financier ? Non. " La langue, écrit Saussure dans son " Cours ", est un système qui ne connaît que son ordre propre ", sa logique propre. L’homme n’est pas sujet. Je ne pense pas, je suis pensé par l’ordre symbolique de ma langue. Je n’agis pas, je suis agi par l’ordre symbolique de la finance. Aristote ne crée pas une philosophie ; sans s’en rendre compte sa pensée ne fait que reproduire les structures des signifiants et des signifiés de la langue grecque du 4ème siècle avant J.C. Il en est de même pour Kant qui, sans le vouloir, va faire l’inventaire des structures linguistiques allemandes du 18ème siècle en croyant être original.. C’est du moins ce que montre le structuraliste Emile Benvéniste (1902-1976) dans " Problèmes de linguistique générale " (Gallimard). Chaque langue, chaque ordre symbolique est porteur d’une vision globale du monde et l’ordre symbolique financier est porteur d’une philosophie boursière à laquelle le financier ne peut pas échapper. C’est ainsi que l’homo economicus s’est enfermé dans un système dont la logique interne s’autorégule en fonction de lois économiques. Non point des lois votées par des parlements, mais des lois économiques scientifiques qui se découvrent dans les laboratoires d’économie. Denis Sureau, alors directeur adjoint de la communication du groupe Suez), dénonçait déjà dans la revue " Projet " (1990-1991) le fait " d’assimiler la direction des entreprises à une pure technique située hors de tout espace éthique, possédant sa propre logique et sa propre finalité ". C’est ce qu’on appelle " l’économisme ", " cette science économique, autonome, ajoutait Sureau, qui énonce des lois quasi physiques, soumises à un déterminisme laissant peu de place au libre-arbitre ". Les choix politiques sont impuissants : lorsque le 1er gouvernement Mauroy) (1981) veut défier les lois économiques par une relance par la consommation, il crée une inflation à 2 chiffres ; le 2ème gouvernement Mauroy) redressera l’économie en se soumettant aux structures de l’ordre symbolique financier. Raymond Soubie, actuellement conseiller social du Président de la République, écrivait dans les années 90 : " Aux idéologies d’antan qui semblaient dominer sans partage ont succédé un vide d’idée sociétale, une sorte de consensus mou et un triomphe de l’économique " (n° 1 de la " Revue de droit social "). Bref Marx et Lénine ont été remplacés par l’INSEE et l’OCDE. Ces instituts " prophétiques " gardent la forme d’expression de l’anthropologie classique, mais ils sont " piégés " sur le fond par les structures incontournables de l’ordre symbolique financier que la mondialisation a confortées. Ca ne veut pas dire que tout soit clair : un signifiant peut signifier le même et son contraire : l’endettement public est une malheur (remboursement) ou une chance (héritage des investissements d’aujourd’hui) pour les générations futures. Mais tout symbole ne se comprend que dans la logique du réseau des symboles d’un même ensemble.

Avons-nous perdu la maîtrise de notre destin ? Sommes-nous les objets impuissants des structures symboliques ? Non parce que les ordres symboliques ne sont pas que financiers, ou que linguistiques. Ils sont très divers et peuvent par bonheur s’interpénétrer.

3. Vers une anthropologie structurale et humaniste : les ordres symboliques de la dignité, du développement durable et du vivre ensemble.

De nouveaux symboles collectifs sont en voie d’acquisition mais ne s’intègrent pas encore dans l’ordre symbolique financier.

Dans le système économico-financier, l’homme redoute de n’être qu’une marchandise. Cette crainte est très prégnante surtout dans le cadre de la mondialisation. Par exemple, on vient de voir combien les salariés ou les chômeurs souffrent d’être réduits à une variable d’ajustement de la gestion des entreprises. Refuser d’être une marchandise introduit d’emblée une différence symbolique. N’oublions pas que, somme toute, une structure symbolique est un appareil à créer des différences là où dans la nature observable il n’y en a pas. On connaît la célèbre distinction des femmes permises et des femmes interdites (prohibition de l’inceste) par laquelle l’ethnologue Lévi-Strauss et le psychanalyste Lacan se rejoignent dans l’école structuraliste par des voies différentes. D’un point de vue matérialiste, toutes les femelles sont des femelles et les animaux supérieurs n’y font aucune différence. Or sous des formes diverses de structure de la parenté, toutes les civilisations prohibent l’inceste, c’est-à-dire introduisent une distinction non naturelle (d’ailleurs le périmètre de l’inceste varie d’une société à l’autre), donc une différence symbolique entre les femmes permises et les femmes interdites.

Avec l’émergence du refus de l’homme-marchandise, nous retrouvons cette distinction symbolique. En effet, l’homme, chose parmi des choses, animal parmi les animaux, objet parmi des objets, instrument de production parmi les instruments de production (outils), ne peut prétendre s’en distinguer que par la césure d’une différence symbolique plus réelle que sa réalité humaine matérielle : la dignité sacrée de la personne humaine. Un symbole n’existe pas seul, il n’existe que par sa différence avec d’autres signes : le signifiant " dignité " découpe un signifié par opposition à marchandise, objet, instrument, etc.

Avec la mobilisation contemporaine pour le développement durable, l’ordre symbolique est plus complexe. On peut dire comme tout le monde ou presque : l’homme détruit sa planète par la pollution et par l’épuisement des ressources naturelles, déclenchons le plan Survie. Là on est dans la logique de l’anthropologie classique de la raison universelle contre les instincts égoïstes immédiats. Pourquoi pas ? En fait le drame est beaucoup plus tragique, au sens de l’anti-destin impossible des héros de la tragédie grecque. En effet tous les scientifiques s’accordent sur l’entroprie, c’est-à-dire sur l’inéluctable destruction de l’univers par déperdition naturelle de ses énergies (2ème loi de la thermodynamique) : l’univers n’est pas sauvable et il n’a donc en soi aucun sens. Pire : à la fin de " Tristes Tropiques " (Plon), Lévi-Strauss fait ce jeu de mot : " plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrire entropologie " à savoir que l’homme est de toute façon, comme tout le reste de la nature, au service de l’entropie : " Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui ", bref l’humanité est un épiphénomène passager à l’échelle cosmique. Sachant que les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent, Lévi-Strauss n’aurait pas du en rester là. Une différence symbolique est posée par l’homme : le développement durable qui précisément lance un défi à son signifiant opposé, l’entropie. A long terme (c’est la perspective du développement durable) l’homme pose la différence symbolique de l’utopie d’un avenir radieux et ce symbole a plus de réalité que l’entropie : il est mobilisateur. L’ordre symbolique écologique est bien un appareil à créer de la différence là où naturellement règne le processus entropique. Par là même un autre symbole entre dans cette structure symbolique : la vie a un sens, sauver la planète pour les générations lointaines.

Créer du sens, c’est cesser de tourner en rond autour de son nombril pour s’attacher à un objectif dans la gratuité du don de soi (l’amour ?). Tel est le projet humaniste de la fraternité du vivre ensemble. La gratuité du don de soi est contre nature, elle est une différence symbolique par opposition à la loi naturelle de la jungle dans les écosystèmes.

Comment conjuguer toutes ces structures symboliques apparemment peu conciliables avec l’ordre symbolique de la finance ?

D’abord en redisant avec les structuralistes que le sujet est asservi à l’ordre symbolique, on peut dire contre le structuralisme que l’homme est asservi à lui-même (donc libre) puisque l’ordre symbolique c’est l’humanité de l’homme, sa spécificité humaine : si l’homme parle, " c’est parce que le symbole l’a fait homme " (Lacan " Les Ecrits ")

Et l’humain est présent au cœur de l’ordre symbolique : il est dans l’intervalle des signes. On sait que les signes ne sont signes qu’en se différenciant au sein d’un même système : montagne/ allée, électron/noyau, oui/non. Et les systèmes symboliques ne restent pas binaires, ils s’enrichissent en milliers de symboles et différences symboliques complexes comme une langue. Merleau-Ponty, en un sens proche des structuralistes, écrit dans " Signes " p. 53-54 (Gallimard) : " C’est le rapport latéral du signe au signe qui rend chacun d’eux signifiants, le sens n’apparaît donc qu’à l’intersection et comme dans l’intervalle des mots ". Les mots sont dits mais leur intervalle (différenciation entre les mots par laquelle les mots prennent sens) est muet, l’intervallement est non dit. C’est dans ce non dit des intervalles entre les signes que Lacan place l’inconscient : pour lui, le moi (inconscient) est ce qui d’un signifiant renvoie à un autre signifiant. Dominique dans " Le cas Dominique " de Françoise Dolto (Le Seuil) est inconsciemment dans l’intervalle entre 2 signifiants : " Sylvie " sa sœur et " s’il vit " qui renvoie à son oncle dans le trouble de son affectivité.

De même dans l’ordre symbolique financier, le sujet (l’homme) est dans l’intervalle différenciant des signifiants : entre les signifiants " bourse ", " profit ", " jeu ", " risque ", " épargne ", " achat ", " vente " etc., il y a le désir euphorique et la confiance angoissée du trader. Ce désir et cette confiance sous-tendent l’ordre symbolique financier. Désir de l’économie-casino, confiance ou défiance dans les situations micro et macro économiques.

Le profit et le jeu ne sont pas désirs exclusifs et il n’y a pas que des traders. Le désir et la confiance sous-tendent tout aussi bien les ordres symboliques de la dignité sacrée de la personne, du développement durable et du vivre ensemble. Ca ne suffit cependant pas pour les intégrer dans l’ordre symbolique financier.

Il faut introduire de nouveaux signifiants et de nouveaux signifiés dans l’ordre symbolique de la finance. Pour cette introduction, ces nouvelles distinctions symboliques doivent se situer dans la logique interne du système financier, sinon la greffe ne prend pas et nos valeurs nouvelles seront rejetées. Par exemple il ne faut pas décréter par la loi ou l’éthique de prendre en compte davantage le social et l’écologique c'est-à-dire la dignité, le développement durable et le vivre-ensemble . On serait dans l’échec des méthodes de l’anthropologie classique.

Loin d’aller vainement contre le marché, ces nouveaux signifiants fondamentaux doivent être mis dans le marché. C’est le cas de la " traçabilité ". Le signifiant " traçabilité " sociale et écologique des produits financiers ou de consommation donnera le libre choix en connaissance de cause de ces produits (le signifié). D’autres signifiants peuvent se différencier tel que celui de " label ". La trace et le label sont en tant que tels des signes, des signifiants.

Dans ses résolutions 201 et 202 le Grenelle de l’Environnement s’est engagé sur cette traçabilité et cette labellisation. Issu des 40 " signataires " du Grenelle, je discute avec tous les autres, en janvier/février 2010 de la mise en pratique de cette mesure. Il y a risque d’asymétrie entre le social a minima - ex : les résolutions de l’OIT - et l’écologique d’emblée plus exigeant. La traçabilité sociale doit informer l’acheteur des conditions sociales de mise à disposition des produits ou services de l’amont des matières premières à l’aval de la vente au détail. Elle doit concerner les politiques de l’emploi, des salaires, des conditions de travail, de participation des salariés à la gouvernance des entreprises et des systèmes de protection sociale. Elle doit informer aussi sur les produits de l’économie solidaire, de l’investissement socialement responsable et du commerce équitable. L’acheteur souvent déjà informé de la provenance et de la composition chimique d’un produit, sera informé de la valeur humaine ajoutée de ce produit. Ce signifié peut entrer dans la logique du commerce, et le label, librement utilisé ou non par les entreprises, en sera le signifiant.

Comme toujours à cause de l’indépendance du signifiant et du signifié, on n’est pas à l’abri de glissements de sens. Traçabilité sociale et écologique peut signifier aussi protectionnisme aux frontières. L’ordre symbolique financier est un système qui ne connaît que son ordre propre et peu celui de la diplomatie. Toujours est-il que cette traçabilité sociale et écologique peut conduire à des changements de stratégie des banques, des bourses et des entreprises, même si une minorité d’acheteurs y est sensible dans ses choix et dans son vécu désir/confiance.

La crise financière, la crise écologique et la crise sociale, ont la même cause : l’absence d’interconnexion de leurs ordres symboliques respectifs. On entend dire qu’il faut changer de logique : c’est une erreur. La connexion des structures symboliques n’a de chance de réussir que si la logique interne de chaque structure est globalement respectée. Les structures symboliques, répétons-le, n’obéissent qu’à leur ordre propre. Si l’écologique n’est pas rentable, il échouera ; si le social s’oppose au financier, il n’y aura pas de progrès, mais si chacun s’intègre dans la logique des autres, un nouvel ordre symbolique global peut apparaître, d’autant que chaque ordre symbolique est vivant et non figé. Le signifiant et le signifié " traçabilité sociale et écologique " qui signifient dignité, développement durable et vivre-ensemble, sont intégrables dans l’ordre marchand des structures symboliques financières.

Robert Godel (" Les sources manuscrites du Cours de F. de Saussure " Droz 1969) a montré qu’un système symbolique peut s’enrichir de nouveaux symboles si on ne change pas de force sa logique réticulaire : " Si vous augmentez d’un signe la langue, vous diminuerez d’autant la signification des autres (c’est ce qu’on cherche). Réciproquement, si par impossible on n’avait choisi au début que 2 signes, toutes les significations se seraient réparties entre ces 2 signes " (ex : oui/non).

Reste un aspect important : aucun système de signes, aucune logique ne peut se justifier lui-même en boucle. Tout système dépend dans sa logique de signifiants extérieurs qui le transcendent (théorème de Kurt Gödel). Les ethnologues Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss ont remarqué le signifiant " Mana " (en langue polynésienne, mais qu’on retrouve partout). Ce symbole est de l’ordre du religieux, du spirituel, du sacré, mais n’appartient pas à telle ou telle structure symbolique. Lévi-Strauss (in " Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss " Sociologie et anthropologie) parle de signifiant flottant ou de signifiant zéro. Et pourtant, ce " mana " inspire nécessairement tous les systèmes symboliques et fonde le lien social.

Ici la dignité sacrée de la personne humaine peut jouer le rôle de " mana " du fait que si la dignité existe, elle est absolue, relative à rien, dépendante de rien, ni de la race, ni de la classe, ni du sexe, ni de l’âge, ni de la santé, ni des performances, ni même de la moralité. Le signifiant de l’absolu ne peut pas s’intégrer à un système de signes puisque le propre d’un système de signes est de mettre en relation des signes. Absolu ou sacré n’est relatif à rien. Il est cependant indispensable car il est le seul ancrage (" point fixe et sûr ") au-dessus d’un monde de représentations symboliques où tout est relatif. La dignité est certes le fait d’une différenciation symbolique, mais justement cette différenciation la différencie de tout ce qui est relatif. Ce " mana " n’inspire-t-il pas d’une façon ou d’une autre le renoncement partiel au présent pour sauver le futur lointain de la planète ? N’inspire-t-il pas ce même renoncement égoïste au profit du vivre ensemble ? Ce " mana " ne peut-il pas inspirer l’ordre symbolique financier de l’économie solidaire ou du crédit musulman ?

Conclusion :

La crise financière n’est pas une crise, elle est le fait du jeu normal de l’ordre symbolique financier. Réformer en s’en prenant à divers paramètres comme si chaque paramètre économique était un terme positif (alors qu’il est issu de différenciations), est une faute : c’est avec l’anthropologie classique aller à l’erreur. A la limite on ne peut rien y faire car l’ordre symbolique n’obéit qu’à lui-même et non à des décisions ou choix politiques.

En revanche cette anthropologie structurale laisse place à une combinaison d’ordres symboliques divers, à condition de ne pas casser d’emblée la logique interne de chacun d’eux. Les sciences économiques et politiques ont vraiment besoin d’une épistémologie.

A titre d’exemple la traçabilité sociale et écologique des produits financiers et de consommation peut profondément modifier la civilisation sans casser les lois symboliques des structures des marchés. Respect de la dignité humaine, développement durable et vivre ensemble peuvent à cette condition engendrer une nouvelle société de l’homme intégral (et pas seulement economicus). La dignité en particulier est peut-être l’axiome, le " mana ", le sacré, l’Absolu qui peut transcender tous les systèmes symboliques pour leur insuffler une âme, un sens, une visée.

Présentation de l'auteur :

Bernard Ibal est Agrégé et Docteur d’Etat en Philosophie, Responsable de la délégation CFTC pour le Grenelle de l’environnement, Professeur et Responsable de l’Institut d’Ethique et de Management du groupe ESC Clermont, Vice-président du conseil économique et social du Languedoc-Roussillon, Membre de la direction de l’institut de recherches économiques et sociales (IRES) de Marne la Vallée.

Bernard IBAL est nommé membre de la section des questions économiques générales et de la conjoncture du Conseil économique, social et environnemental
Grenelle de l’environnement - Interview de Bernard Ibal représentant CFTC au Grenelle Environnement
Les principaux ouvrages de Bernard Ibal
Vidéo Sénat - Evénements et colloques : Pacte social, Interview de Bernard Ibal

Bibliographie


Au coeur de la crise financière (51 ' sur Arte)


Comprendre le structuralisme de l'oeuvre de Levi Strauss : réflexions faites (1)


Levi Strauss explique ce qu'il doit au linguiste De Saussure

 

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Bernard Ibal, Docteur d'état en Philiosophie
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