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Les 4 Temps du Management - Réinventer le Management
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Les 4 Temps du Management

Le Temps des Valeurs

4.16 Pour une approche humaniste du management : le cas de l'entreprise " Cascades " (Canada)


Présentation de l'auteur

Omar Aktouf est professeur titulaire en management à HEC Montréal. Outre ses articles de recherche, il est l'auteur de nombreux ouvrages originaux dans la discipline :
Aktouf, O. (2005). Le management entre tradition et renouvellement, Montréal, Gaëtan Morin, 4eme édition remaniée et mise à jour. (Traduit en anglais, espagnol et portugais).
Aktouf, O. (2002). La stratégie de l'autruche ; post-mondialisation, management et rationalité économique. Montréal, Écosociété.
Aktouf, O. (1987). Méthodologie des sciences sociales et approche qualitative des organisations, Montréal-Québec : Presses des H.E.C. et Presses de l'Université du Québec. (Traduit en espagnol et en portugais).

En savoir plus sur l'auteur et HEC Montréal
Faire connaissance avec l'entreprise canadienne " Cascades "

Résumé de l'article

En ces temps d'affirmation insistante et réitérée de ce que le " capital humain " est " le capital le plus précieux des organisations ", comment traite t-on concrètement l'employé dans les entreprises ? S'est-on mis à investir en conséquence dans sa promotion à un tel rang ? Lui accorde t-on une place et une latitude en accord avec le statut dont on prétend ainsi le doter ? Dans un monde en pleine frénésie de compétitivité mondialisée et de rentabilité de court terme, y a t-il réellement place à un employé " stakeholder " ? Aussi intéressé que le patronat à sa propre amélioration continue ? Sinon comment continuer à concilier (autrement que par le rapport de forces) la contradiction foncière entre l'appel à la collaboration (qualité totale...), à l'éthique (voir en l'employé " l'être humain "), à la vision systémique (tenir compte de l'ensemble des aspects qui font de l'employé un " travailleur ", un " salarié ", un " humain ", un responsable de famille…), et le traitement du travailleur comme " ressource " soumise à tous les aléas des restructurations et des fusions ? Et puis, quel management, quels managers, quelle formation en management… seront à la hauteur des bouleversements que l'avènement de cet " employé stakeholder " implique ? Offrant une variante originale et intéressante par rapport aux bien connus modèles de formation duale et de négociation / cogestion propres aux pays nordiques (et d'une certaine manière, au Japon), la compagnie québécoise Cascades mérite l'examen de ses étonnantes pratiques et peut se poser en " modèle " viable d'approche à la fois humaniste et systémique de l'intégration de ses employés, en contexte nord-américain.

1. Une incursion dans le cas Cascades et ses méthodes d'implication et de qualification des employés.

Chez Cascades), réussite spectaculaire annoncée dès le début des années 80, dans un secteur en pleines difficultés, celui des pâtes et papiers, la formation, l'auto-formation et l'auto-qualification permanentes sont pour beaucoup tributaires de la " philosophie de management " propre à l'entreprise. Comme tout le reste en matière de vie organisationnelle, la formation et l'amélioration des capacités des employés, est un tout, un package, qui donne désirs et raisons de se perfectionner. C'est pourquoi je commencerai par une présentation de ce qu'est, de ce point de vue, Cascades, et terminerai par une réflexion sur ce que devra être le management, son contenu, son enseignement… du futur, si on veut aller vers des politiques de formation-qualification réellement incitatives et mobilisatrices au sein des entreprises du XXIème siècle authentiquement orientées vers la valorisation du " capital " dit le plus " précieux ", le capital humain.
Il s'agit d'un cas qui montre, à mon sens, combien, même quand il existe, l'investissement monétaire dans la qualification des personnes est insuffisant – voire inutile souvent –, si non accompagné d'un investissement humain-relationnel profond et sans fard.

Cascades, une gestion et un pouvoir partagés

Avant d'aller plus loin, il nous faut tout d'abord nous entendre sur ce que l'on entend par " pouvoir ". J'ai déjà traité en détails de la façon dont, à Cascades), on pratique une forme d'adhésion de tous basée sur un pouvoir partagé.

Le pouvoir, quel que soit le côté par lequel on l'analyse, restera toujours, et somme toute, une question d'accaparement ou de redistribution de ce qu'il est convenu de dénommer " facteur le plus rare ". Cela peut être, selon les temps et les lieux, la terre, l'eau, des coquillages, des animaux… En ces temps modernes, on peut convenir qu'il s'agit du capital, son usage, sa destination…
Or, dans ce que les gens de la Compagnie Cascades eux-mêmes appellent " la philosophie Cascades " on peut noter les grandes constantes suivantes dans le mode de management et de relations dirigeants-dirigés qui y ont toujours eu cours.

- Proximité, respect, confiance… sont les termes qui reviennent le plus systématiquement dans la bouche de l'ensemble des personnes travaillant dans, ou avec (fournisseurs…) l'entreprise, pour qualifier leur mode de relations et de vie dans et par rapport à Cascades, qu'ils soient cadres supérieurs ou employés de base.
- Intimité, disponibilité, humilité… sont les mots utilisés pour caractériser le mode de comportements des cadres et hauts dirigeants envers tout employé.
- L'agir convivial, familial, fraternel, amical, généreux… avant tout comportement de " business " est considéré par tous comme la " marque de fabrique " du style Cascades.
- L'appropriation vis à vis de la situation de travail, en termes de souci du travail bien fait, d'image de l'entreprise, des performances, des résultats (partagés)… est une dominante marquante du climat organisationnel. Chacun et chacune se sent concernés personnellement de ce qui se fait ou ne se fait pas, ce qui se fera…
- La visibilité et la transparence-franchise-concertation dans tout ce qui touche aux réalisations, aux comptes, aux projets, aux décisions … y sont considérés comme des acquis inamovibles…

Voilà donc, en bref, pourquoi je parle de " pouvoir partagé " chez Cascades. Tout cela fait que le lieu de décision-organisation véritable, reste l'employé de base et son équipe entre pairs, la " hiérarchie " (réduite d'ailleurs à 3 ou 4 niveaux maximum partout) étant là pour d'abord " travailler comme tout le monde " et ensuite pour répondre aux questions et besoins des opérateurs pour " bien faire leur travail ". Tous les membres de la hiérarchie, à tous niveaux et à tout moment (y compris durant les postes de nuit, chez eux, les jours fériés…) sont susceptibles d'être " interpellés " par tout employé qui en éprouve le besoin.

Le mode de management de Cascades, largement donné en " management partagé ", est donc, en un mot comme en mille, un mode de management qui se présente comme authentiquement " participatif ". C'est à dire où la participation ne s'arrête pas seulement aux aspects opérationnels de la conduite de la production, mais s'étend largement jusqu'aux partages de la réflexion sur les stratégies et projets futurs, sur les tenants et les aboutissants des décisions prises ou à prendre, sur les correctifs à apporter en chemin aux réalisations en cours, sur les taux et destinations des profits réalisés, usine par usine… Toutes informations de toutes natures (techniques, comptables, financières, stratégiques…) sont partagées en temps réel, avec qui le veut, quand il le veut… Et aussi, qui le veut, peut être " émetteur " d'information et être garanti de l'écoute idoine, même aux plus hauts niveaux.

Tout cela fait de cette entreprise l'une de son secteur (pourtant réputé cyclique, passant des temps difficiles depuis plus d'une décennie...) parmi les plus stables en termes d'emplois, les plus prospères en termes d'expansion et de résultats .

Ce sont donc des conditions de travail qui font que l'employé de Cascades se sent et se vit comme partie prenante totale, écoutée et respectée. Son association à peu près tous les aspects de la vie de l'entreprise – et pas uniquement au partage des profits –, en font un réel " stakeholder " complice, actif et intéressé. C'est ce qui fait que tous les petits détails quotidiens, partout, sont pris en charges et amenés à leurs maximums de performance, par chacun et chacune, en temps réel, en toute autonomie-responsabilité. C'est ce qu'il peut être convenu d'appeler le " contrôle des signaux faibles ", ces détails terribles et déterminants dans la qualité de tout ce qui est fait, et qui échappent généralement à la vigilance de tous les chefs, aussi déterminés soient-ils. Sans la prise en charge et le traitement autonome et délégué, de ces signaux faibles, la qualité dite " totale " ne reste qu'un amas de procédures et un credo vide.

Voyons à présent le rôle que le type de formation-qualification du personnel chez Cascades peut bien jouer en ce sens.

Une stratégie de formation " incessante " déléguée, en appropriation, hautement incitative et souple

Voici, dans les grandes lignes, les éléments qui caractérisent le modèle de formation permanente adopté par l'entreprise. Il s'agit, on s'en rendra compte, d'un " modèle " fort peu courant en Amérique du Nord, et bien plus proche des modèles qui ont cours dans les entreprises de type " Germano-Scandinaves ", où il est bien connu que la qualité et la permanence de l'effort de formation, et de haute qualification de la main d'œuvre, sont les atouts centraux de la réussite des produits et services des pays dits du " capitalisme rhénan "http://fr.wikipedia.org/wiki/Capitalisme_rh%C3%A9nan.

- Un budget annuel minimal discrétionnaire de 500 $ sans conditions ni nécessité d'autorisation quelconque (hormis qu'elle soit " qualifiante " dans les fonctions occupées) est accordé à tous les employés sans exceptions pour acquérir la formation de leur choix, qu'ils jugent apte à les rendre plus efficaces dans ce qu'ils font.
- Un budget quasi illimité pour formations sur demande, cas par cas, en négociation avec les " autorités " de son usine (Université, CEGEP, Institutions de formations…) est à disposition de qui veut en faire la demande.
- Des programmes d'échanges entre usines (même entre sites internationaux) sur accord entre les intéressés, et aval des directions concernées, sont systématiquement exploités pour augmenter les (inter) connaissances des produits, machineries, technologies, marchés… de Cascades à travers le monde.
- Totalités ou parties des temps de ces formations – selon un processus de cas par cas-, peuvent être prises sur les heures de travail, sans aucune conséquence sur les salaires…
- Le droit (et la quasi obligation) de se former, à son gré, sur le tas, pendant les heures de travail, est non seulement acquis mais laissé à la pleine volonté des intéressés, en accord, surtout, avec leurs collègues et co-équipiers de travail. On peut ainsi, comme me l'ont dit maints ouvriers " s'essayer " sur de nouvelles machines, sur des postes autres que le sien… chose qui ne peut, comme ils le disent aussi, " qu'augmenter la polyvalence de tous et leur capacité à se comprendre, se remplacer… ".
- Le " droit à l'erreur " pour " s'essayer " et apprendre est, bien sûr, une des marques spécifiques du mode de management chez Cascades : jamais un employé ne sera sanctionné pour une erreur, alors qu'il prenait une initiative en ce sens.
- La polyvalence – verticale et horizontale, insiste le responsable de la formation-, est nécessaire pour que la " philosophie Cascades ", qui est d'encourager chacun à se comporter comme si l'entreprise était son affaire personnelle, et elle est, aussi, objet de formation : on doit apprendre à assumer une responsabilité " à la Cascades ". C'est-à-dire, pour paraphraser des ouvriers de Kingsey-Falls : être responsable par sa compétence, son expérience… sans " se comporter en boss ".
- La formation et la promotion (après qualification) croisées (changer de filières de travail, comme passer de la soudure à l'informatique…) et admise et encouragées, sur demande et selon l'équilibre entre les intérêts personnels des agents et de l'équipe de travail, de l'atelier, de l'usine…

Une formation et auto-qualification d'adhésion et de désir propre (de la part de l'employé) qui se " mérite " (de la part de l'employeur).

Ce qui peut être dit pour qualifier le mode de formation chez Cascades, en une formule qui, je crois résume le mieux la situation, c'est : une formation et une " auto-qualification " permanentes qui sont d'abord l'expression du désir de celui qui l'entreprend. Cela… se mérite ! Et l'entreprise Cascades, à mon sens, arrive à le mériter par le fait de :

- Accorder des récompenses et des promotions systématiques, dès qualification, comme des octrois de diplômes officiellement reconnus, de postes en accord avec les compétences acquises….
- Accorder, pour toute formation " diplômante " une journée par semaine discrétionnaire libre.
- Accorder des journées payées et le remboursement des frais pour toutes formations extérieures de même type (il existe ainsi un programme entier, conjoint avec l'Université de Sherbrooke, de formation au MBA, à la direction d'usines, à la responsabilisation d'ateliers, de sections, d'équipes spécialisées…).
- Accorder les mêmes possibilités et facilités pour suivre toute la panoplie des cycles de formation internes…
- Favoriser les promotions internes de façon systématique pour valoriser les qualifications acquises…

Une politique de formation axée d'abord sur la qualité de l'interface avec l'employé de base

Chez cascades, comme chez quelques rarissimes entreprises à travers le monde (à l'instar de la célèbre compagnie brésilienne SEMCO) , les ouvriers agissent comme les ultimes " interviewers " dans le recrutement ou la nomination de leurs chefs… y compris les directeurs ! Si les ouvriers d'une usine ne veulent pas de la candidature d'un directeur, il n'est ni recruté ni nommé au poste visé. Même si les capacités et états de services, sur les plans techniques et professionnels, ont déjà été approuvés et considérés comme valables par la haute direction.

On voit donc ici comment le " dire et l'agir ", au sein de la compagnie Cascades, sont en concordance et confirment que, effectivement, l'employé de base reste l'ultime porteur et décideur de ce qui est ou non conforme à " la philosophie Cascades ".

Un cadre, surtout nouvellement recruté, doit donc faire ses preuves en ce sens. Et ce sont les employés de base qui confèrent le label " conforme à la philosophie " ou "non conforme".

Aucun personnel d'encadrement, particulièrement en " interface directe " avec les employés ne peut être confirmé ou maintenu à ce genre de poste, sans montrer une claire et évidente capacité à se comporter conformément à l'esprit Cascades (portes constamment ouvertes, écoute immédiate, disponibilité et humilité envers " la base " permanentes et inconditionnelles…).

Dès lors, se montrer " porteur de la philosophie Cascades " (conférée par la base) apparaît comme le premier critère pour être reconnu " formé " et " qualifié " pour devenir (ou demeurer) cadre. C'est ainsi que, insiste le patron de la formation de l'entreprise, " toute formation de personnel d'encadrement ou professionnel, se fait toujours en combinaison avec la vie quotidienne du plancher ". Systématiquement un tuteur à l'ancienneté suffisante accompagne, pour cette intime familiarisation avec la vie des lignes de production, la personne en formation, afin de l'aider à convenablement " décoder " les situations, à mettre du sens dans ce qu'elle observe, à s'imprégner du mode de relations humaines privilégiées par le personnel…

Les superviseurs de première ligne sont les objets premiers d'attention en ce sens. Ils ont en moyenne cinq cent heures de formation " à la supervision de base – avec tuteur- à suivre " (en plus d'un diplôme de niveau CEGEP, acquis avant ou pendant son emploi chez Cascades). Ils sont chargés, en plus de veiller au fonctionnement administratif et technique de ce qui leur est confié, de se comporter comme (et se faire) garants des " façons d'agir à la Cascades ". Leur responsabilisation sera très progressive, et systématiquement, avec " l'aval du plancher " et la confirmation par le (ou les) tuteur(s) qui les ont suivi…

2. Une théorisation de la pratique de formation et de management de Cascades.

Par la délégation " horizontale et verticale " donnée à la base pour l'auto-organisation de son travail quotidien, par la permanente possibilité de choix laissée à tous, que ce soit au niveau des équipes, des ateliers, des usines… il se construit à Cascades un sens humain-collectif en état de réciprocations, de la formation et de la qualification, et non un sens de simple " mise à niveau " pour une quelconque " employabilité " ou carrière conçues comme des objectifs purement individuels.

La " philosophie " qui préside à l'esprit de la formation chez Cascades montre que cette dernière est vue comme une un investissement dans une nécessité permanente d'amélioration dialectique des rôles et des utilités-complémentarités réciproques (dans un esprit de buts communs partagés) et non comme une voie de " promotabilité/rentabilisme " et renforcement de la hiérarchie, au service de la maximisation des rendement financiers.

Par ailleurs, il s'agit là d'une façon de concevoir la formation fortement inscrite dans une droite lignée de ce qu'est Homo sapiens, même employé de base ou ouvrier, c'est-à-dire, d'abord et avant tout, un être capable, à tout instant, d'avoir ses propres choix, tout en ne les " vivant " qu'en harmonie avec les autres.

C'est aussi une formation adaptée aux désirs et " vocations " de chacun avant que d'être une question, ensuite, de mises à niveaux par rapport aux capacités qui donneraient des personnels plus productifs et plus rentables…

Une telle démocratisation (de l'information, de l'interpellation réciproque, du savoir, de la prise de décision, de la destination des profits – ensemble, employés et cadres d'usines peuvent par exemple décider, à leur niveau, de ce qui peut être fait des surplus réalisés…) constitue ce que je désignerai par " dénominateur commun " du large partage du pouvoir, sous ses divers aspects de " facteur le plus rare ". Tout ceci conduit à une situation où la formation et l'auto-qualification permanentes deviennent autre chose que le souci des seuls dirigeants inquiets de la productivité de leur main d'œuvre, cela devient le souci et le devoir réciproque de chacun envers chacun, largement approprié et constitué en désir-acte propres.

C'est ainsi que cet esprit qui préside à la formation, chez Cascades, combiné à un permanent souci de renforcement de la " philosophie Cascades " se transforme en un constant facteur d'apport de " supplément de sens et d'âme " partagé, constamment commenté et redéfini… et non pas juste une quelconque inquiétude quant à la " hausse d'habiletés " strictement rentabilistes.

L'accent est, dans le cadre de cette conception de la formation " à la Cascades ", largement mis sur les contenus et l'esprit, combinés à l'approbation réciproque permanente, et non sur les moyens et les méthodes, comme cela est tellement courant (par exemple la vogue acharnée sur les " intranets ", les outils multimédias, les packages disquettes-CD-ROM… qui isolent les personnes les unes des autres de plus en plus, désincarnent l'effort de formation en en faisant un pur acte d'acquisition d'habiletés…). Il est aisé de deviner à quel point une telle conception est génératrice " d'humanisation du milieu de travail ".

En bref et dans les grandes lignes on peut synthétiser le " modèle " de formation à la Cascades en insistant sur les grandes constantes suivantes qui le caractérisent :

Une identité et un style

En milieu nord-américain, la conception et la pratique de la formation permanente chez Cascades se démarque singulièrement pour montrer de très nettes similitudes avec le modèle dit " dua l" à la germano-scandinave (y compris l'aspect " liaisons-partenariats " avec collèges et universités) … ou encore avec le modèle de type " investissement dans le développement de la personne " et " formation à vie " de type japonais… Il s'agit là d'une façon de faire qui dénote, pour reprendre la typologie d'Emmanuel Todd, un comportement de type " famille souche-communautaire " (ruralo-thomiste… proche du modèle nippo-rhénan) et non de type " nucléique-individualiste " (calvinisto-puritain proche du modèle anglo-US).

Et, on le sait, le succès persistant (malgré tous les problèmes que vivent actuellement ces pays, à l'instar de tous les autres) que connaissent les produits et services des pays qui pratiquent le système dual et la formation à vie (RFA, Scandinavie, japon…) est dû à autre chose que justes des techniques sophistiquées de management, ou des méthodes didactiques révolutionnaires… C'est à l'acharnement à maintenir une façon de vivre ensemble l'aventure commune qu'est l'entreprise qu'on a affaire, et non à la recherche de moyens de mieux rentabiliser des " ressources ".

Des conditions nécessaires et… suffisantes

Il est assez évident que, partant du principe " qu'on ne peut duper tout le monde tout le temps ", une telle conception, et surtout application, de la formation permanente-auto-qualification en " état d'adhésion " de la part de l'employé, requiert de la part du bas et du haut management :
- honnêteté absolue.
- franchise totale (aucune "l angue de bois " n'est possible).
- altruisme réel (montrer à tout instant que l'entreprise est effectivement par et pour tous).
- partages (le fameux package dont nous parlions plus haut : depuis les décisions jusqu'aux projets en passant par les loisirs, l'information et les profits…).
- concertation à tout instant, dans tous les sens, dès le moment, surtout, où elle est voulue par la base.
- humilité du management à toute épreuve (pour une réelle écoute de chacun…).
- non sacrifice de l'emploi pour le profit, à aucun prix (l'angoisse du chômage est le cimetière de la formation et des conséquences qu'on en attend, quelle qu'elle soit)…

S'il est une grande leçon que j'aimerais tirer de cette " incursion " dans le cas Cascades, c'est que, au delà de tous les particularismes des types de formations qu'on peut donner à l'employé, il faut envisager aussi une autre formation des managers et une autre dimension du rôle de la business school pour que ceux qui vont encadrer la vie des entreprises soient en harmonie avec cette nécessité du XXIème siècle et de l'économie dite " du savoir ".

3. Le management et son enseignement face aux impératifs des années 2000 : Fondements, contenus, pédagogie et idéologie.

Le cas Cascades, en particulier sous l'angle de sa philosophie et sa pratique de la formation, de la qualification et de l'auto-qualification permanentes, nous interpelle violemment quant à la façon dont nous formons les futurs cadres des entreprises dans nos écoles de gestion. Les prépare t-on à suffisamment d'humilité, de capacité de remise en question de soi, d'acceptation de l'interpellation systématique, de la relativisation de leur " autorité "… pour donner, ce qui de toute évidence, semble être le " profil " du manager " catalyseur " de l'entreprise continuellement apprenante et intelligente ?

Le contenu des cours en management : l'idéologie jusqu'où ?

Le contenu à donner à la formation en management soulève, selon moi, après deux décennies de pratique comme professeur, plusieurs problèmes liés aux finalités de la gestion, à sa dimension idéologique et à sa définition même.

Avant de réfléchir sur le contenu, il me semble qu’il faille d’abord se demander si les écoles de gestion doivent donner de la formation en management pour changer les choses ou pour les reproduire. Le plus souvent, les formations en management sont centrées sur une logique de reproduction, car les écoles de gestion sont des milieux conservateurs et élitistes, qui forment des managers et des théoriciens qui vont tendre à reproduire les mêmes modèles, les mêmes modes de pensée… assurer, d'une génération à l'autre, la pérennité du statu quo favorable à ceux à qui le système en place profite le plus.

Ainsi, bien souvent, dès l'entrée en première année, les étudiants en gestion sont traités et invités à se considérer, à travers la tournure même des traditionnels " discours de bienvenue ", comme l’élite, comme les futurs leaders de la société. Ils sont invités à y croire avec grande force, à avoir la foi inébranlable en ce que le destin, l'ordre des choses, la nature… font d'eux les " leaders " (certaines écoles ont comme slogan " école du leadership ") de leur société. Leaders dont la grandiose mission est rien de moins que de créer. Créer de la richesse, de l'emploi, des entreprises, des produits, des services… Et donc, ipso facto, mériter d'avance tous les privilèges, pouvoirs, fortunes… que leurs aînés ont eu le droit d'accaparer.

Ce manque d’humilité me paraît parfaitement déplacé et en contradiction avec certains enseignements mêmes de ces écoles, qui affirment souvent, à juste titre, qu’on ne peut, en fait, former des leaders !

D’ailleurs, un grave problème se pose à ce niveau : comment s'affirmer " écoles du leadership " et reconnaître " qu'un leader ne se forme pas " ? (Henry Mintzberg fait de ce point son cheval de bataille depuis plusieurs années)… Comment justifier que de si nombreux (et de plus en plus) dirigeants qu’on considère, bien entendu, comme des " leaders " le sont devenus de façon héréditaire, de père en fils ou de mère en fille ?

Cette logique de reproduction s’exprime aussi par l’origine sociale des étudiants. Plus de 90% des étudiants des écoles de gestion sont des enfants de gens nantis et plus de 50 %, des enfants d’hommes d’affaires, de dirigeants ou de cadres d’entreprises.

Or, l’élitisme en " démocratie " n’a de sens que s’il y a un strict respect de la prétendue, et tant clamée, " égalité des chances ". L’élitisme sans égalité des chances, c’est la tyrannie d’une minorité sur la majorité. C'est le totalitarisme sournois… la loi d'airain de l'oligarchie.

Cependant, on ne peut pas ne pas observer, également, des contradictions entre le conservatisme du contenu de la formation " traditionnelle " en management et un discours de plus en plus insistant, qui appelle frénétiquement au " changement ", à des remises en causes, à une démarche dite de " déconstruction ". Pour résoudre ces contradictions, il faudrait former des futurs managers et des futurs chercheurs en management qui soient de véritables agents de changement. Et, pour cela, il convient de commencer par cesser, par exemple, de considérer que pour " bien " apprendre le management il faut " observer ce que font les dirigeants " (sous-entendu, se préparer à faire comme des dirigeants considérés comme ayant " réussi ", c'est à dire, le plus souvent, de type nord-américain, conservateurs, prônant l'individualisme comme valeur cardinale…). Cette façon de considérer l'acquisition des " habiletés " et des savoirs managériaux est si répandue qu'aucune école de gestion ne saurait plus exister sans ses programmes de séjours, de stages, d'observation, de travaux… en entreprise . C'est là, en réalité, une logique de reproduction absurde, car si nous voulons que le management de demain soit (et il doit l'être, même " radicalement ", affirment bien des gourous) différent de celui d’aujourd’hui, ce n’est certainement pas les dirigeants actuels qui doivent servir de modèles à nos étudiants .

Il existe évidemment des exceptions, des managers futuristes qui ont su concilier les contraintes écologiques, sociales, de service à la communauté, de respect des travailleurs, des concurrents, d’un marché gagnant/gagnant et non pas un marché perdant/gagnant, etc. Mais ils sont rares, sauf dans les pays où se pratique un capitalisme très différent de celui que nous connaissons en Amérique du Nord, comme le Japon, l’Allemagne, la Scandinavie .

En Amérique du Nord et dans la plupart des pays d’Europe de l'ouest, la recherche et la constitution du contenu des enseignements dans les écoles de gestion dépendent en grande partie de l’argent privé. Ce qui, forcément, détermine les orientations idéologiques des connaissances à construire et à dispenser en management. En France par exemple, les écoles de gestion dépendent directement des Chambres de Commerce, c’est-à-dire du patronat. Patronat qui peut, donc, et il ne s'en prive pas, ostraciser, isoler… licencier… les professeurs qui ne font pas de la recherche, ou ne donnent pas de la formation conformes à l’idéologie des dirigeants d’entreprises.

Les débats sur la formation en management tendent trop souvent à ignorer cette dimension idéologique et à considérer la gestion comme une science, un art, ou même les deux à la fois. Or le management n’est ni l'un ni l’autre. Parce que, d'une part, la science est faite pour comprendre et non pas pour démultiplier, maximiser… quoi que ce soit, et encore moins l’argent; et que, d'autre part, l’art est une recherche du beau pour le beau, de l’esthétique, de l’émotion… qui ne se chiffrent pas, ne se " rentabilisent " pas. Lorsqu’on contemple La Joconde ou La Dernière Cène de Léonard de Vinci, on ne calcule pas le taux marginal de rentabilité de l'émotion esthétique que cela procure ! Jamais, heureusement, Léonard de Vinci n’y a pensé, sinon on n’aurait ni La Joconde ni la Dernière Scène ! Il faut cesser cette mystification qui associe abusivement le management à l’art et/ou à la science et qui contribue ainsi à faire de nos managers des dieux autoproclamés qui se croient à la fois artistes, savants, leaders, êtres d'exceptions… Et qui finissent par se croire tout permis, au nom de la science, au nom de l’art, au nom de ce qu'ils " créent ", au nom du capital déifié, au nom du profit promu au rang de bienfaiteur universel...

Au début du siècle, Henri Fayol a décrit le management comme une doctrine et non pas comme une science et surtout pas comme un art. Or, une doctrine, c’est une idéologie, c’est un ensemble d’idées partagées par des personnes données, à un endroit donné, à un moment donné de l’histoire. Le management n’est pas une pratique transcendante mais la doctrine des grands dirigeants, adoptée au 20e siècle par la grande majorité des patrons et des écoles de gestion Anglo-américains, d'abord, avant d'être répandu sur une bonne partie du reste de la planète.

Outre sa dimension idéologique et doctrinale, le contenu des enseignements en management présente pour moi trois caractéristiques dominantes qui devraient être l’objet de réformes radicales pour promouvoir une réelle logique de changement, plutôt que de simple et éternelle reproduction :

- la définition étroite du management, centré sur la prédominance du facteur capital et sur le souci de l’enrichissement individuel indéfini ;
- l’omniprésence des aspects quantitatifs, en particulier du calcul économique ;
- le manque de culture générale (son bannissement devrais-je dire) dans la formation à la gestion.

En premier lieu, on admet trop facilement, de façon tacite et implicite, que le management est la science ou l’art de faire de l’argent : " money-making ". Or, aujourd’hui, à la fin du vingtième siècle, une telle définition du management, dont la vision étroitement financière est en grande partie responsable de la destruction de la nature et des liens de solidarité entre les hommes, est pour moi inacceptable, et même criminelle. Aristote avait déjà dénoncé la logique déshumanisante de l'accumulation et de l’accaparement des richesses pour elles-mêmes (chrématistique), rendue possible par la multiplication indéfinie de la monnaie (" multiplication " confondue avec " augmentation de bien être général ").

Cette vision chrématistique de l’économie, qui tend à faire du capital le facteur le plus le plus important, voire l’unique facteur à considérer, est au centre de l’idéologie néo-libérale et des enseignements les plus courants en management. Le capital est présenté comme l'élément le plus précieux, après l'homme, de tout ce qui existe. Il est traité comme une sorte de don, le plus sacré, que Dieu aurait fait à l’humanité et qu’il faudrait s’attacher, toutes autres affaires étant secondaires, à préserver, à fructifier, à démultiplier indéfiniment.

On considère aussi, dans la formation en gestion, que le capital est " le " (seul) facteur qui prend des risques… sous-entendu… pour le bien des autres facteurs. Le manager est, ipso facto, donc, le représentant ou la face vivante de ce risque. Comme ce risque représente le capital, considéré comme un don qui doit assurer le bien absolu, notre futur manager va avoir tendance à se comporter de façon pathologique et déconnectée de la réalité. C’est ce qu’on peut observer tous les jours lorsqu’on constate comment les patrons peuvent couper des milliers et des dizaines de milliers d’emplois et prétendre en même temps que ces coupures vont faire du bien à la société et faire évoluer l’économie !

Il faudrait dépouiller l’enseignement managérial et économique de cette idéologie du capital comme facteur transcendant, comme seul facteur courant des risques et n'avoir que des droits, tous les droits. Statistiquement et historiquement, le facteur qui court le moins de risques parmi les trois facteurs de production que sont le capital, le travail et les ressources naturelles, c’est en réalité le capital ! La plupart des grandes fortunes capitalistes, qui se sont constituées au 17e, 18e, 19e siècle, comme les Baie d'Hudson, Sears, Morgan, Rothschild, Rockefeller … sont toujours là. La nature a au contraire – et c'est un euphémisme-, beaucoup perdu en deux siècles, et le facteur travail a également, à l'échelle globale, énormément et continuellement, perdu. Il n’y a jamais eu autant de chômeurs dans les pays les plus riches de la planète, ni autant de misère dans le monde, ni autant de super multimilliardaires.

Il existe donc, c'est plus qu'évident, des intérêts divergents entre le capital et le travail, entre le capital et les ressources naturelles. Ces contradictions et ces oppositions fondamentales ne sont pas enseignées dans les écoles de management. Or le rôle des managers est précisément d’être intermédiaires entre les intérêts du travail, de la nature, et ceux du capital. Ils doivent s’assurer, pour la propre survie du capital, que les activités de l’entreprise ne portent pas des atteintes létales à l’homme et aux écosystèmes. Ce rôle de médiation des managers implique des négociations, des concertations, des décisions conjointes entre plusieurs groupes d’intérêts. Il faudrait donc, je crois, qu’on n’enseigne pas seulement dans nos cours de management comment maximiser les intérêts du capital, mais aussi comment négocier avec les syndicats, les États, les écologistes… des décisions conjointes.

En second lieu, le management accorde beaucoup trop d’importance au quantitatif, au calcul… bref, à ce que j'appelle " la mathématisation de la réflexion et de la pensée ". Les approches quantitatives se retrouvent dans tous les cours, y compris ceux qui traitent soit disant de l’humain, comme le " comportement organisationnel " ou " la gestion des ressources humaines ", par exemple. Dans certains cours, comme la méthodologie de recherche, l’épistémologie, le marketing et, bien sûr, la finance et la comptabilité, le calcul est omniprésent. Cette prédominance de la pensée " calculante " et " mathématisante " dans le contenu des enseignements en gestion représente plusieurs dangers.

D’abord, elle tend à privilégier un mode de raisonnement formel, centré sur la résolution rapide de problèmes, et qui fait de l’ordinateur une sorte de modèle idéal à imiter. Ce mode de raisonnement ne favorise pas le développement de l’intelligence, de la sensibilité, de l’intuition, mais plutôt l’acquisition d’automatismes et de conditionnements de type " problem-solving ". Ensuite, cette pensée mathématique, positiviste et impersonnelle se construit de plus en plus en dehors de la sensibilité humaine. Elle conduit à une poursuite aveugle du profit et de la rentabilité qui est indifférente à la souffrance humaine, au chômage, à la misère, à la pollution, et à d’autres problèmes causés par la logique maximaliste dominante. Cette mathématisation de l’économie, qui fait du calcul et du dogme du " marché libre " autorégulé et démiurgique, les points de références les plus importants de la formation en management, donne une vision tronquée de la réalité. Il faut démystifier cette croyance implicite que le marché et le calcul économique permettent de régler tous les problèmes par eux-mêmes. Pour cela, il faudrait selon moi réhabiliter, dans la formation en gestion peut-être plus encore que dans la formation en économie, des grands penseurs classiques comme Adam Smith – dans le texte –, John Stuart-Mill, Joseph Schumpeter, Thorstein Veblen … et même Frederick Taylor " non déformé " !

La lecture de ces auteurs est fondamentale pour compenser la superficialité utilitariste des contenus traditionnels en gestion. Elle doit de plus reposer sur l’étude de textes originaux et non sur des extraits ou sur des interprétations, souvent édulcorés, sinon transfigurés. En effet, pour ces penseurs, les préoccupations économiques n’étaient pas dissociées des questions sociales, d’éthique et de bien-être collectif.

Cette réhabilitation des grands auteurs classiques appelle une plus grande culture générale dans le contenu des formations à la gestion. Fayol avait, lui même, écrit que le manager devait avoir une grande culture… pour se prétendre dirigeant. Malheureusement, les écoles de gestion sont généralement allergiques à la culture générale, parce que la culture implique des questionnements, des inquiétudes, des angoisses, des remises en cause… qui peuvent freiner la logique de fructification à outrance du capital… Contrairement à " l’intelligence artificielle " et au calcul, qui sont beaucoup plus valorisés, parce que donnant l'illusion de la certitude, de l'infaillibilité.

Le questionnement que provoquent " les humanités " et la culture générale est, de plus, le résultat d'une méthode qui compte beaucoup sur le travail personnel des étudiants, sur leur implication en tant que personnes – et pas seulement en tant que neurones et capacité de calculs, ou, pire, capacité à développer des réflexes, des automatismes de " résolution de problèmes ". Or, cette implication personnelle est angoissante. Et cette angoisse, ce questionnement sur les fondements, sur les valeurs, est en contradiction avec la volonté de former des gens qui décident vite, qui passent à l’action rapidement. D’ailleurs, on définit le manager comme étant un homme ou une femme d’action. Voilà pourquoi les sciences humaines, comme la philosophie, l’histoire, l’ethnologie, l’anthropologie, qui s’enseignaient dans les écoles de commerce dans les années 30, ont pratiquement disparu . Il faudrait rétablir une proportion de 30 à 50% de cours touchant aux humanités dans les écoles de gestion si on veut développer la culture générale des futurs managers et éveiller leur sensibilité. Cela permettrait de promouvoir des connaissances plus fines et plus diversifiées sur l’être humain, de cesser de considérer ce dernier comme une " ressource ", au même titre que les ressources financières, matérielles ou technologiques.

Le facteur humain est, dans les faits, traité comme le moins important et indéfiniment compressible, alors qu’on enseigne le contraire. Dans tous les livres de management, on explique aujourd’hui que le " capita l" le plus important, c’est le capital humain. Pourtant, c’est celui dont on se débarrasse le plus ! Il faut par exemple cesser de considérer les employés comme fautifs lorsque l’entreprise fait des erreurs ou connaît des difficultés à cause d’une mauvaise gestion. Comme l’a expliqué Fayol, les dirigeants doivent donner l’exemple et être les premiers à se sanctionner quand ils constatent les conséquences de (leurs) mauvaises décisions. Cela aussi devrait être enseigné à nos étudiants.

4. Pédagogie et management : éternelle casuistique ?

La méthode d’enseignement du management ne saurait être dissociée de son contenu. Si le contenu et le but de l’enseignement en management sont de reproduire ce que font les managers, la méthode va découler d’elle-même. Continuons à observer, comme ne cesse de le clamer Mintzberg, ce que font les dirigeants, transcrivons leurs discours, synthétisons ce qu’ils disent, ce qu’ils pensent, et transposons le tout dans la formation des futurs managers. C’est ce qui se fait, entre autre, à travers la sempiternelle méthode des cas.

Si au contraire, le contenu et le but de la formation au management sont au service d’un objectif plus social, d’une vision collective et communautaire, d'un changement réel, alors la méthode devra être, forcément, radicalement différente. Parce qu’il ne s’agit pas de reproduire la pensée d’une minorité que sont les businessmen, de décrire ce qu’ils font, mais de donner à ce métier un sens compatible avec un projet social.

La méthode devra donc être adaptée à un contenu qui sera totalement différent de celui enseigné dans la plupart des écoles de gestion.

Actuellement, et plus que jamais en cette époque du tout économique-pragmatique, l’approche pédagogique privilégiée dans les écoles de gestion reste la méthode des cas. Personnellement, je suis fondamentalement contre cette méthode telle qu’elle est habituellement pratiquée dans la formation en management pour au moins trois raisons.

1- Les cas sont, la plupart du temps, forcément et systématiquement centrés sur ce que pensent, ont fait ou font ou devraient faire (dans une optique téléologique idéologiquement jamais discutée) les dirigeants par rapport à une situation – dite concrète- donnée. Le cas n’est donc jamais que la reproduction du discours des dirigeants. À ma connaissance, on n’a encore jamais vu de cas de gestion écrits à partir des discours des ouvriers, des syndicats, des écologistes ou des chômeurs ! Pourquoi n’enseigne-t-on pas, dans nos écoles de management, le cas Roberto Joe Blue, chômeur depuis dix ans, en demandant aux étudiants ce qui lui arrive, pourquoi, ce qui se passe, ce qu’il peut faire, quelle décision il peut prendre, quel logiciel il va utiliser...? On n’enseigne aux étudiants que des cas de patrons qui ne cherchent qu’à faire de l’argent. Les cas ne représente donc qu’une infime partie de la réalité managériale, celle qui se passe dans la tête et les désirs des dirigeants, c’est tout.

2- L’étude de cas privilégie la rapidité d’action et l’acquisition d’automatismes dans une stricte approche de type " résolution de problèmes " (problem-solving). Le cas tend donc, par nature, à éliminer le questionnement sur les finalités de l’action (questionnement par ailleurs, qui, si par hasard soulevé, est immédiatement disqualifié pour cause de " caractère philosophique ", " abstrait ", " inutile "…). Il élimine aussi la réflexion sur les fondements, sur les implications sociales, écologiques… au profit de réflexes et de calculs qui ne visent, la plupart du temps, qu’à conditionner l'étudiant à penser systématiquement (et à n'importe quel prix) rentabilité financière (maximale et immédiate) de l’entreprise… Rentabilité financière assidûment confondue avec productivité et bien être général, il va de soi.

Bref, le cas est, en ce sens, une pédagogie idéale pour le non questionnement théorique, éthique… il est conçu pour le passage à l'action et la justification de l'action, telle que l'entreprendraient les dirigeants . Basé sur une histoire idéologiquement marquée, destinée à former des gens qui décident vite, qui passent à l’action rapidement et surtout sans se poser trop de questions cette méthode est, par ailleurs, à la limite, un jeu de tricherie, parce que la solution est déjà inscrite dans l’écriture même du cas. Et, la plupart du temps, cette solution rejette d’emblée toutes les question de sensibilité sociale, de sensibilité écologique ou de sensibilité tout simplement humaine.

3- La méthode des cas favorise le statu quo, l’ignorance, l’anti-intellectualisme, et le préjugé que connaître, apprendre, comprendre… c’est l’anecdote et le style anecdotique. Car, en définitive, les cas ne sont que d'authentiques anecdotes qui sont peu exigeantes intellectuellement, et peu compromettantes idéologiquement pour les étudiants. Ils présentent une lecture facile et superficielle des choses. Lire un cas, c’est infiniment plus facile que lire un texte de Bourdieu, de Weber, de Sartre ou d’un grand classique quelconque . Le cas facilite également la prétention à la " recherche " en management, qui est malheureusement souvent assimilée à produire des cas ou quelque chose qui ressemble à des cas… De caractère foncièrement anecdotique et strictement reproducteur de l'idéologie de sens commun des dirigeants, il me paraît tout à fait abusif de considérer la rédaction d’études de cas par des professeurs comme une activité de recherche .

5. Vers une pédagogie plus humaniste

Quelles méthodes doit-on alors utiliser pour favoriser une plus grande culture générale, pour promouvoir plus d’humanité, de signification, d’humilité… chez nos futurs dirigeants, destinés à assurer " le changement " ? Comment favoriser chez les étudiants des interrogations, des questionnements, des inquiétudes qui vont apporter une plus grande sensibilité humaine et une plus grande profondeur… en même temps qu'un gage plus sûr d'action plus intelligente et plus adaptée ? L’approche que je propose et que j’utilise autant que possible dans mes cours repose sur deux démarches complémentaires :

- l’étude de monographies pour l’aspect pratique ;
- une méthode, que je qualifie d'" ésotérique " pour l’aspect théorique.

Pour l’aspect pratique, je préconise la généralisation de monographies basées sur des études de terrain sous forme, par exemple, d’observations participantes. Après une formation théorique au management et aux sciences humaines, il faudrait envoyer tous les étudiants et étudiantes de troisième année pour le premier cycle, de deuxième année pour le deuxième et le troisième cycle, faire du terrain aussi bien auprès de l’ouvrier, que du syndicat, du client, de l’écologiste, des collectivités locales, que des chômeurs, etc. Cette démarche permettrait de développer la sensibilité des étudiants, de voir la situation dans son ensemble, de la vivre de l’intérieur pour la comprendre et la transposer ensuite dans des descriptions faisant le lien entre l’expérience acquise et les théories apprises. Mais, avant d’étudier des monographies ou des cas, il faut que les étudiants passent, dans nos écoles de management, deux ou trois ans à être initiés aussi, en plus du cursus de matières managériales instrumentales traditionnelles, à la sociologie, l’anthropologie, l’ethnologie, la culture comparée, la sémiologie, la linguistique… etc.
On veut apprendre, dès la première année, à des étudiants de moins de vingt ans, à résoudre des cas et à prendre des décisions avant d’avoir la moindre des connaissances de base sur l’être humain, sur les groupements humains et leurs complexité (ce que sont les organisations, en fait). Ceci est proprement aberrant, sachant que l'essentiel du management – sinon tout le management - n'est rien d'autre que… relations interpersonnelles et activités de parole (ce qui ressort de plus évident dans les célèbres études de Henry Mintzberg, ainsi que dans les réflexions des plus grands " classiques " comme Chester Barnard ou Mary Parker Follet. C’est un peu comme si on mettait un étudiant de première année en médecine ou en psychologie clinique devant un tuberculeux ou un schizophrène, et qu’on lui demandait de " prendre une décision " avant de rien connaître de la sémiologie, de la symptomatologie, du système respiratoire, de la grande et de la petite circulation, de la microbiologie… ou de la théorie de la projection, du refoulement, du symbolisme et de la mythologie, de l’inconscient... À l’image de la formation en médecine (trop souvent, hélas ! prise comme analogie à la rescousse de la formation en gestion) il convient d'apprendre aux étudiants, d'abord et en profondeur (point sur lequel je diverge farouchement avec mon éminent collègue de Mc Gill, Henry Mintzberg) les théories et sciences humanistes fondamentales qui leur permettront, ensuite, de faire des diagnostics et de prendre des décisions qui auront alors, des chances d'être plus avisées.

Pour ce qui concerne, à présent, l’aspect théorique des transmissions de connaissances en classe, je suis pour le développement d’une combinaison, d’un équilibre, entre de ce que j’appellerai la méthode exotérique et la méthode ésotérique de rapports à l'étudiant.

La méthode exotérique, c’est la pédagogie traditionnelle, centrée soit sur la transmission magistrale de contenus, soit sur des questions-réponses soigneusement orientées, pour s’assurer que le contenu désiré est bien " assimilé "… ou " compris "… par les étudiants... le tout sanctionné par des examens de " restitution " de quasi automatismes mentaux.

La méthode " ésotérique ", elle, est plus difficile à mettre en œuvre, mais, et c’est là le plus important ici, il s'agit d'une façon de permettre une remise en cause des préjugés que la plupart des étudiants ont lorsqu’ils débutent des études, en particulier en management. Chaque étudiant, même au niveau du premier cycle, a systématiquement une idée (dite personnelle) le plus souvent largement biaisée par l'idéologie managériale typiquement nord-américaine, de ce qu’est ou devrait être, le management . La méthode " ésotérique " peut permettre d'opérer une rupture par rapport à ces préjugés, une sorte de " fracture " par rapport à ces stéréotypes. Pour ce faire, j’utilise une tactique d’enseignement qui consiste à provoquer, d'entrée de jeu, à heurter les étudiants, à déclencher chez eux des réactions de remises en question, même si ces réactions sont souvent, a priori agressives vis à vis du professeur (réactions prévisibles puisque constituant des mécanismes de défense devant ce que, eux, ressentent comme une agression).

En d'autres mots, je développe, disons, délibérément, une " pédagogie de le provocation et l’agression ". J’agresse mes étudiants par des films et documentaires qui disent autre chose que les discours officiels, des articles d'actualité crue, des coupures de journaux illustrant de façon flagrante la manipulation communicationnelle des masses . Le plus souvent, je me sers d'extraits d’actualité (multimédia) qui vont heurter de plein fouet leurs convictions les plus profondes, par exemple la croyance que la presse et l'expression sont libres, que le leader, l'entrepreneur, le dirigeant… sont là pour faire le bien commun, que l’entreprise est là pour créer des emplois, pour satisfaire les besoins de tous… etc. J’apporte des faits qui contredisent ce type de convictions. Je leur montre, par des exemples concrets, que les mass média ne sont pas aussi neutres, ni aussi libres qu’ils le pensent, que les patrons ne sont pas que des producteurs d’emplois, de biens et de services pour la société, que beaucoup trichent et mentent, ou sont à la limite de l’honnêteté... sous couvert de légalité…

Ce que j’appelle agression, devrait en fait être dénommé " blessures narcissiques ", comme dit mon collègue Alain Chanlat, ou " attaques ontologiques ". Dans les écoles de business de type nord-américain, plus qu'ailleurs, on a le plus souvent affaire à des étudiants qui placent les éléments de culture-idéologie affairiste dominante, au niveau de leur propre identité. C’est cela qui est grave, dangereux et terriblement difficile à extirper. Il s’agit de " déconstruire " ce surinvestissement identitaire dans l’idéologie dominante , à mettre les étudiants face à quelque chose qui doit devenir comme un vide identitaire et ontologique, une grande angoisse. Ensuite, on peut s'attaquer à " reconstruire ". Reconstruction qui doit passer par un cheminement personnel, par un changement en profondeur dans la façon d’être, de voir, de comprendre… de la part de l’étudiant.

Une fois obtenu ce " choc ", et cette acceptation de remise en cause des idées toutes faites, des préjugés… il devient plus facile de discuter, beaucoup plus librement, de " philosopher ", sur des sujets tels que, par exemple, les fondements réels de la démocratie dans l’entreprise, les fondements réels de l’entreprise comme institution automatiquement bienfaitrice de la société, les fondements de la privatisation et de l'accaparement des profits… etc.

La pédagogie ésotérique s’accompagne également d’une ouverture de la sensibilité des étudiants face à des problèmes considérés, de prime abord, comme " oiseux ", ou " hors sujet ", tels que le chômage, le pillage du tiers monde, l’environnement, les inégalités sociales… etc. Alors même que c'est précisément à ces problèmes que le gestionnaire d'aujourd'hui et de demain doit s'attaquer, s'il veut un " développement durable ", un " employé de qualité totale ", des marchés solvables pour absorber ses produits et services… L'initiation aux humanités et le développement d’une culture générale minimale contribuent à cet éveil de la sensibilité des étudiants. Cela me semble aussi important, sinon plus, que l’acquisition, souvent mécanique et désincarnée, des connaissances formelles et instrumentales (les plus que fameux how to) habituelles en business school.

Il faut, et c'est ce que voulait dire le philosophe Alain), dans ses Propos sur l'éducation, des efforts, des remises en causes et des souffrances pour apprendre et s'instruire… " enseigner n'est pas bercer ", se plaisait-il à rappeler. Comment, sans douloureux efforts, comprendre Piaget,, Freud, Weber, Keynes... ?

On ne peut absolument pas avancer dans la discussion de ce genre de problèmes avec les étudiants par un simple jeu intellectuel. C'est là que le déclenchement, d’abord, de cette rupture au niveau des préjugés et de la " sécurité ontologique " joue tout son rôle. Elle ne peut, lorsqu'elle s'opère, se faire sans douleur. Elle implique des renoncements et une transformation de la personne.

Il est donc mystificateur, inutile et aberrant de croire et de faire croire aux étudiants que l’acte pédagogique peut être un acte de plaisir réciproque ininterrompu… un long fleuve tranquille où tous confirment tous. Cette regrettable et tenace mode de pédagogie permissive et amusante, utilisée dès l’école primaire, fait qu’on oublie, je crois, une dimension fondamentale de la pédagogie qui est celle d'une certaine dose de souffrance nécessaire dans l'acte d'accès au savoir. Il ne s’agit pas de souffrance sadique, de souffrir pour souffrir… Il s'agit de bien comprendre que l’avancement dans la connaissance et la compréhension de ce que nous sommes et de ce que nous faisons ne peut se faire que dans l'effort, la contrainte et la douleur… pour ensuite connaître la joie libératrice du dépassement de soi. Comme le disait Albert Jacquard, " la liberté (et la joie) de l'expression, passent nécessairement par la pénible soumission aux contraintes de la syntaxe et de la grammaire ".

L’excès de permissivité dans l’éducation contribue à former des jeunes, finalement, et entre autre, dépourvus de surmoi, dépourvus d’instances culpabilisantes, de morale sociale (démentiellement remplacée par une morale dite " individuelle ") et aussi, dépourvus de vie intérieure. L’hyper consommation qui constitue l'imaginaire, l'idéal de vie et l'univers représentationnel de la plupart des jeunes aujourd'hui, la violence que l’on peut observer dans la rue, dans les écoles… ne sont, d’une certaine façon, que moyens de combler (fuir) un vide intérieur aussi insupportable que névrotique (le propre de l'humain étant la pensée, donc la vie intérieure… on peut imaginer son absence comme source de conflit intra-psychique… mais le recours à la notion de névrose n'est ici qu'analogique). Quoi d'étonnant de voir vivre cette absence d’instance culpabilisante ? de voir ces " passages à l'acte " qui consistent à satisfaire immédiatement (en sur-valorisant la " vie extérieure " : consommation, pouvoir, statut, apparences, corps…) sans discernements ni retenues, désirs et pulsions ?

Ma tactique ésotérique, pour ainsi la désigner, réussit – j'ai eu maintes preuves et maints témoignages l'attestant- à déstabiliser suffisamment l'étudiant pour qu'il accepte de regarder en face son (relatif, variable… mais réel) " vide intérieur ", et donc, une remise en question en profondeur… l'idée que rien, jamais, n'est acquis… que bonheur et liberté ne signifient pas " auto-gratification permanente " ou " absence totale d'entraves et de contraintes "…

6. En conclusion : quelles tendances d'enseignement du management pour demain ?

À l’avenir, cela devient une nécessité vitale, l’enseignement en management devra être beaucoup plus un enseignement pour le changement que pour la reproduction des systèmes. Bien qu’ils affirment rechercher des changements, les milieux des affaires et des écoles de gestion sont très conformistes, très conservateurs; ils nous poussent en réalité à former surtout des " clones ", des " opies conformes " du modèle dominant en management traditionnel. Le contenu et la méthode de formation des gestionnaires et des enseignants en management devront donc inciter davantage à la déviance, la délinquance idéologique, car c’est la déviance et non le conformisme qui garantira la créativité et le changement.

À la fin des années 50, William Whyte, dans The Organization Man, a bien décrit comment les écoles de business et les procédures de sélection dans les entreprises étaient des procédures de maintien et de fabrication du conformisme systématique à grande échelle. Il avait déjà dit, à son époque, que cette fabrication du conformisme était une impasse. William Whyte est plus que jamais d’actualité, de même que Marcuse et sa dénonciation de l’aliénation du sujet individuel, de l’emprise exercée sur l’être humain par la société capitaliste industrielle… Le rendant toujours plus " efficace " économiquement et financièrement (en Occident tout au moins) et, paradoxalement, comme l'ont si bien vu des Weber, des Reeves et autres Castoriadis, toujours et de plus en plus privé de sens… sinon celui, qui n'en n'est pas un, de multiplier indéfiniment l'argent pour l'argent. Or il ne saurait y avoir indéfiniment, " motivation ", " mobilisation ", " effort collectif "… sans sens ! Et il ne saurait y avoir de sens qu'humain, social, communautaire… Que faisons-nous ? pourquoi ? pour qui ? à quel prix ?…

Voilà pourquoi, à mon sens, l’éducation en management, n'a plus le choix, à l’avenir, de ne plus s’intégrer dans un projet social, environnemental… large et clair. N'oublions pas que le management est une discipline hybride, qui repose sur un corpus de connaissances théoriques, mais aussi sur des pratiques qui donnent – et s'inscrivent dans- un but, une finalité… sociales et écologiques, affichés ou non. Le problème est qu'ils ne peuvent plus ne plus être clairement affichés (il n'est qu'à voir la baisse de loyauté et de confiance, partout, envers les entreprises, les dirigeants, les politiciens… et les difficultés que rencontre l'Europe économique à contourner les tenants de l'Europe Sociale… pour s'en convaincre).

On n’enseigne pas à un futur astrophysicien comment rendre la lune plus grosse ou plus rapide dans son orbite. On lui demande de comprendre pourquoi la lune a cette orbite, pourquoi elle ne change jamais, pourquoi elle a telle masse, etc. L’approche de l'enseignement qui se veut à prétention " scientifique " demeure descriptive, compréhensive, humble… alors que le management appelle à l'action pour l'action, à la transformation démiurgique de tout en source de profit, à une logique normative et dogmatique (le marché, la concurrence...).

Si l'on doit conserver une dimension téléologique au management, elle doit être dorénavant clairement, au service d’objectifs collectifs, d’une plus grande équité sociale, d'un réel respect de la nature et de la dignité de la vie des majorités… .

Enseigner cette vision plus large, plus humaine du management et tenter de " déconstruire " les stéréotypes, les préjugés, l’absence de tradition de questionnement de cette discipline hybride n’est certes pas chose facile. Le professeur a à s’investir – en tant que personne- infiniment plus profondément que, par exemple, en sciences mathématico-économiques ou en astrophysique. L’enseignant doit payer, au sens propre, de sa personne. Il doit courir le risque d’apparaître comme quelqu’un qui combat la paroisse pour laquelle il prêche, d’apparaître comme quelqu’un qui " crache dans la soupe ", qui " démolit " le management, l’entreprise, le manager… les plus grandes idoles de la modernité.

Il y aura toujours quelques étudiants qui resteront avec cette conviction que le professeur n’a fait que démolir. Mais, pour la plupart des étudiants, " l’approche ésotérique " de l’enseignement, de ma propre expérience, se traduit par des cheminements personnels en profondeur, qui apportent une plus grande sensibilité, une plus grande ouverture d’esprit. Pour promouvoir ce type d’enseignement, il convient d'abandonner cette aberration qui consiste à faire de l’étudiant un " client " et du professeur un " commerçant ". Le client vient consommer de l’enseignement et l’enseignant se transforme en marchand qui doit " vendre " la connaissance la plus " achetable "… sur " le marché "... On est alors bon professeur si on est un bon vendeur de sa matière, c'est à dire, de plus en plus, si elle est facile, si on la " comprend " tout de suite, si on peut l’appliquer tout de suite… etc. L’enseignant et l’enseignement se transforment ainsi de plus en plus en marchandises, ce qui renforce d’autant l’absence de vie intérieure des étudiants. Ces derniers viennent apprendre en " clients ", ils viennent " acheter " (d'autant plus qu'ils payent) des connaissances prêtes à servir, que le professeur doit leur avoir soigneusement mâchées pour qu’ils puissent les consommer plus facilement (plus passivement) et revenir encore comme clients… !

L’appel à la sensibilité personnelle des étudiants, à plus de culture, à une plus grande déviance par rapport aux enseignements traditionnels du management est aux antipodes de cette " marchandisation " de l'université, du savoir et de l’enseignant. Elle exige chez ces derniers plusieurs qualités qui pour moi définissent ce que devrait être à l’avenir le formateur en management :

- une sensibilité humaine et une tendance à la déviance ;
- une grande culture générale ;
- une expérience de terrain.

Les formateurs en management devront avoir une volonté réelle de changement, et donc une certaine dissidence par rapport aux idées reçues en management. C’est pourquoi je crois que les étudiants en deuxième ou en troisième cycle, ce que j’appelle les futurs managers ou formateurs-chercheurs en management, devraient avoir une formation de base différente du management. Ils devraient, idéalement, avoir une formation dans des disciplines totalement différentes, comme la philosophie, la médecine, les mathématiques ou encore la théologie. Une personne ayant déjà un premier cycle en management et qui veut poursuivre des études supérieures dans le même domaine, ne fait à mon avis que tourner en rond. Ce sont à mon avis des personnes provenant d’un univers mental très différent, le plus éloigné possible du management, qui feront avancer les choses en gestion.

Des dirigeants comme Bernard Lemaire ou comme Ricardo Semler, malgré leurs défauts, sont des gens qui ont un sens du partage, de la générosité, parce qu’ils ont appris, par leur expérience, leur intuition, leur richesse de vie intérieure ou leur culture générale, ce qu’était l’être humain.
Qui peut contester que la grande qualité du manager d’aujourd’hui et de demain, c'est de faire en sorte que les êtres humains qui constituent l’entreprise aient le goût, l’envie, la joie et le bonheur de faire ce qu’on leur demande de faire. C’est dans cette joie, dans ce désir de faire ce qu’ils ont à faire qu’ils seront créatifs, innovateurs, non gaspilleurs, producteurs de qualité, respectueux de l’environnement. Le rôle de l’enseignant est donc de susciter cette sensibilité aux aspects humains et non de former de futurs stratèges-technocrates amputés du cœur, ou de futurs techniciens de la gestion analphabètes affectifs.

Si les enseignants en management devront avoir une grande culture générale c'est qu'ils ont la responsabilité de former des gens qui vont prendre des décisions entraînant des conséquences de plus en plus importantes sur la nature, sur le devenir des sociétés et des êtres humains… Cette responsabilité ne saurait être pleinement assumée sans une culture générale. Cela exige des enseignants qui ne soient pas limités à un domaine de spécialisation managériale quelconque mais qui aient au contraire une ouverture d’esprit et une grande couverture sur différents domaines du savoir.

Enfin, pour moi, le professeur de management doit absolument avoir fait du terrain. Il me paraît inadmissible qu’on puisse rentrer dans une classe et parler de l'entreprise et du management quand on n’a étudié ces questions que dans les livres et à travers des cas. C’est indécent, à la limite de l'imposture… C’est, de plus, un manque de respect et de la fausse représentation envers nos étudiants et la société pour laquelle on les forme. Faire du terrain, cela peut signifier avoir été ouvrier, avoir été manager, avoir été vendeur, avoir fait une monographie, avoir fait une ethnologie d’entreprise ou encore avoir fait, au minimum et dans les règles de l'art de l’ethnologie, une étude d’observation participante dans une entreprise. Ce n’est certainement pas faire un " stage " de quelques semaines…, passer un questionnaire… ou aller interviewer quelques dirigeants. Faire du terrain, j'insiste, c’est s’impliquer en tant qu’individu, c'est payer de sa personne, " se mouiller ", situer, en toute connaissance de cause, son camp… c’est s’investir, c'est s'intéresser, également et sans préjugés, à tous les niveaux du fonctionnement de l’entreprise et de ses conséquences. Épouser autant le point de vue du chômeur, du syndicat, de l’ouvrier, de l’employé… que du dirigeant et du client.

Je pense qu’il n’y a pas de meilleurs professeurs de management que des gens qui, comme Taylor ou Fayol, ont passé une bonne partie de leur vie dans l’entreprise, avant de parler de management et d’organisation du travail.

Bibliographie




Omar Atkouf, professeur HECMontreal
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